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MathémaTICE, première revue en ligne destinée à promouvoir les TICE à travers l’enseignement des mathématiques.
Le modèle de Bernoulli et Condorcet, pour enseigner les fractions en cycle 2
Dès la rentrée 2025, l’enseignement des fractions démarre en cycle 2 (CE1). Or la malette d’outils des méthodes dites « de Singapour » ne propose que des modèles basés sur des mesures de grandeurs continues (longueurs, aires, quantités de liquides) et élude la définition classique d’une fraction comme quotient de deux entiers. Bernoulli avait pourtant proposé un modèle discret dès la fin du XVIIème siècle.
une fraction est une division indiquée ; dans un sens plus étroit, & en tant qu’on l’oppose à l’entier, c’est une division indiquée qui ne peut se consommer.
En termes plus modernes, une fraction est une division qu’on a posée et pas effectuée, par exemple parce qu’on ne peut pas l’effectuer autrement qu’en s’arrêtant à une valeur approchée. Le sous-entendu que l’on devine sans le lire, est que c’est un nombre entier que l’on divise par un nombre entier. Or, ni les réglettes Cuisenaire, ni le matériel Montessori, ni celui de la méthode de Singapour ne proposent de modèles discrets pour l’enseignement des fractions. Dans cet article, un tel modèle est proposé. Ce modèle, remontant à Jakob Bernoulli et promu par Nicolas de Condorcet, est décrit. Il a été testé en CE2 et en cycle 3 avec un succès inespéré. Il nécessite un matériel relativement bon marché (surtout comparé avec ceux décrits ci-dessus) et semble avoir plus particulièrement la faveur des AESH.
Cet article est placé sous la licence libre CC-by-SA 4.0 qui autorise à faire ce qu’on veut avec, sauf à restreindre sa liberté d’utilisation.
Du point de vue de l’étymologie, le mot fraction désigne un réel entre 0 et 1, comme dans les partie entière et partie fractionnaire d’un nombre qui n’est pas entier. En latin, fractus signifie brisé et, au moyen-âge (et jusqu’à l’Encyclopédie) on parlait de nombres rompus pour ces mystérieux nombres qui ne sont pas entiers.
D’un autre côté, la notion de fraction égyptienne amène à ne pas vraiment distinguer la notion de fraction, de celle de nombre rationnel, c’est-à-dire de quotient d’un nombre entier par un nombre entier.
C’est ce qui justifie le besoin de définition d’une fraction dans un programme de maths. Parle-t-on
d’un nombre réel entre 0 et 1 (comme √2-1) ?
du quotient d’un entier par un entier (comme 5/2) ?
de quelque chose qui est les deux à la fois (comme 1/2) ?
Une lecture du programme de cycle 2 laisse penser qu’une fraction est un nombre, puisqu’on peut les comparer, les additionner, les tripler :
les élèves apprennent à comparer des fractions
Ils comparent des fractions et effectuent des opérations sur les fractions
Mais (en CE1) ces nombres sont inférieurs à 1 :
Les fractions rencontrées au CE1 sont les fractions d’un tout. Elles sont, par nature, inférieures ou égales à 1.
Mais, bien que tous les exemples présents au programme portent sur des numérateurs et dénominateurs entiers, il est écrit que
L’élève sait partager le contenu d’une bouteille d’eau en quatre parts égales dans quatre verres (par transvasement ou avec une seringue non graduée pour affiner le partage) et dire qu’il y a un quart du contenu de la bouteille dans chaque verre.
Personnellement, je ne connais pas d’enfant qui soit capable de partager le contenu d’une bouteille en quatre parts rigoureusement égales, fusse avec une seringue. J’en suis moi aussi incapable : comment faire ce partage rigoureusement équitable si le nombre de molécules d’eau dans la bouteille n’est pas divisible par 4 ?
Après tout, ce n’est peut-être pas le mot fraction qu’il faut définir, mais le mot égales. Pour moi, si on parle de partage approximativement équitable et de parts approximativement égales, on ne parle pas de fractions mais de fractions approchées. Lorsqu’on utilise des constructions itérées de médiatrices (comme Euclide) pour partager un segment en 4 parts égales, il s’agit d’objets idéaux (des angles qui font exactement 90° et pas seulement à 1° près, des traits infiniment fins, des constructions infiniment précises...). Dans son livre sur le sujet, Nicolas Rouche fait la remarque de le dénombrement est une mesure mais pas réciproquement. Or une fraction est un quotient de deux mesures (ou plutôt une fraction approchée est un quotient de deux mesures approchées) donc un nombre sans unité si les deux mesures sont exprimées dans la même unité. On ne perd donc pas en généralité à considérer les fractions comme quotients d’entiers, et on économise les difficultés conceptuelles liées aux quantités continues et aux infinitésimaux.
Le quotient d’un entier par un entier supérieur à lui, apparaît naturellement lorsqu’on veut étudier une proportion, et l’idée géniale de Bernoulli est de définir la probabilité d’un événement comme la proportion de cas favorables à la survenue de cet événement. Les fractions vues comme quotients d’entiers viennent donc naturellement en calcul des probabilités, ce qui date le modèle d’au moins 400 ans (Pascal, Galilée, ...). Mais la théorie de Bernoulli a visiblement été inspirée par la constitution de la République de Gênes !
Le doge de Gênes est élu pour un mandat non renouvelable (du moins dans l’immédiat), le sénat étant lui constitué non par élection, mais par tirage au sort. Dès la fin de son mandat, l’ancien doge est incarcéré jusqu’à ce que 5 juges d’instruction (eux-mêmes tirés au sort) aient établi le bilan de son mandat. Si ce bilan est positif, l’ancien doge est libéré mais inéligible pendant 12 ans. Les 5 juges sont eux-mêmes tirés au sort parmi la chambre populaire, formée de 90 membres, par le procédé suivant : on place dans un grand vase (urna chez Bernoulli) 85 billes en plomb et 5 billes en or (indiscernables au toucher). Puis chaque candidat à son tour prélève une bille (au toucher) et les 5 candidats qui ont pris une bille en or sont élus. Le tirage au sort en politique ne date pas de la république de Gênes, mais ce nombre 5 est probablement à l’origine de la règle du loto, qu’à La Réunion on appelle d’ailleurs Quine [1].
Cette particularité constitutionnelle est probablement à l’origine du loto, que Leonhard Euler appelait lotterie génoise, mais aussi des travaux de Jakob Bernoulli (dont les neveux connaissaient bien Euler) dans son ouvrage Ars conjectandi. L’idée de Bernoulli (reprise plus tard par Condorcet) est aussi géniale que simple :
Dans une urne contenant des billes noires et blanches, en choisissant au hasard une bille, la probabilité qu’elle soit noire est égale à la proportion de billes noires dans l’urne.
Activité langagière 1
Le texte suivant est inspiré d’un manuscrit de Bernelin, décrivant les tables de multiplication sans parler de multiplication (cliquer sur le dessin pour télécharger le pdf) :
On peut lire chaque fait numérique de deux manières :
Le quadruple de 3 est 12.
Le quart de 12 est 3.
Ces activités à la Bescherelle permettent de déguiser le cours sur les fractions en cours de grammaire et d’aborder les fractions par la petite porte. Elles amènent progressivement à l’idée de nombres non entiers : tous les nombres entiers ont un quadruple, mais seuls 0, 4, 8, 12 etc ont un quart. Alors pourquoi pas jouer à imaginer que 5 aussi ait un quart, et que ce quart soit compris entre celui de 4 et celui de 8 ? Quand cette imagination peut-elle se stimuler (à quel âge ? chez combien d’élèves ?) [2] ?
Le modèle de Bernoulli-Condorcet peut être abordé parallélement à ces activités langagières, et permet des manipulations d’objets (manipulations accompagnées de verbalisation comme on le verra ci-dessous).
Matériel nécessaire
Chaque élève a besoin
de son ardoise et d’un feutre ou une craie (pour la phase de verbalisation, à faire par écrit),
d’une urne (une barquette convient, sinon, pourquoi pas faire fabriquer des urnes en papier, à l’aide de patrons de pavés),
d’un certain nombre de jetons ou de graines de deux couleurs.
Activité langagière 2
On donne à chaque élève une urne avec des jetons, par exemple celle-ci :
puis on lui demande de compléter la phrase suivante (la solution dépend de l’urne) :
Il y a ...... jetons bleus sur un total de ...... jetons.
Il y a plusieurs façons de dénombrer, par exemple par comptage (l’erreur la plus répandue consistant à dénombrer les jetons rouges au lieu du total des jetons), ou par regroupements comme ici :
qui permet également de voir que la proportion est la même que dans cette urne simplifiée :
ce qui fournit d’emblée plusieurs manières de décrire une même proportion :
2 jetons bleus sur un total de 8 jetons
1 jeton bleu sur un total de 4 jetons
1/4 (le numérateur est écrit en haut parce qu’il est « sur » le 4)
le quart des jetons...
la moitié de la moitié des jetons :
Si on considère le bleu et le rouge comme des couleurs, et le blanc comme une absence de couleur, on peut dire que dans l’urne ci-dessous, la moitié des jetons sont colorés :
et que par ailleurs, la moitié des jetons colorés sont bleus : le quart est la moitié de la moitié. En résumé, on peut aborder la multiplication des fractions, dès lors qu’on dispose également de jetons blancs (du moins, non colorés). On verra plus bas que les jetons blancs permettent également de comparer et additionner les fractions, dès lors qu’elles ont le même dénominateur.
Activité sans verbalisation
L’activité contraire de la précédente peut être menée en ligne, mais aussi occuper les élèves en fin de séance : il s’agit essentiellement d’une manipulation, avec recherche de structure. L’énoncé (cette fois-ci, commun à tous les élèves) peut être quelque chose comme
Disposer des jetons dans l’urne, de telle manière que le quart d’entre eux soient bleus.
On trouve alors des réponses aussi variées que
ou
Les fractions en CE1
Les fractions rencontrées au CE1 sont les fractions d’un tout. Elles sont, par nature, inférieures ou égales à 1.
Les fractions rencontrées au CE1 ont un dénominateur égal à 2, 3, 4, 5, 6, 8 ou 10.
Objectifs d’apprentissage
Savoir interpréter, représenter, écrire et lire
les fractions 1/2 , 1/3 , 1/4 , 1/5 , 1/6 , 1/8 et 1/10
Finalement, 1 est aussi considéré comme une fraction. Ce qui permet d’aborder le cas de 0 qui est une fraction assez particulière : sa valeur ne dépend pas du nombre de jetons rouges, et toutes les fractions ci-dessous sont nulles :
Quand à la fraction 1, elle ne nécessite aucun jeton rouge :
Le mot numérateur désigne le nombre de jetons bleus.
Le mot dénominateur désigne le nombre total de jetons.
Remarques : il n’y a pas de mot pour désigner le nombre de jetons rouges. Et le dénominateur dépend de la représentation choisie pour la fraction : toutes les fractions 1/2, 2/4, 3/6, 4/8 etc sont égales entre elles mais elles n’ont pas toutes le même dénominateur.
Le cinquième des jetons ci-dessous sont bleus, un autre cinquième sont rouges donc les deux cinquièmes sont colorés :
ce qui amène à dire que dans l’urne ci-dessous les deux cinquièmes des jetons sont bleus (ou 2 jetons sur 5, ou d’ailleurs 4 jetons sur 10) :
Lorsque deux urnes contiennent le même nombre de jetons, celle qui a le plus de jetons bleus est aussi celle dont la proportion de bleu est la plus importante. Par exemple cette urne a 4 jetons bleus sur 12 jetons :
et celle-ci en a 6 bleus sur 12 :
Que la proportion de bleu est plus importante dans la seconde urne que dans la première, se voit aisément.
C’est ici que le modèle de Bernoulli-Condorcet atteint ses limites, comparé à la schématisation en barres :
L’élève sait dire et expliquer pourquoi 1/5 est plus petit que 1/3 , en s’appuyant sur deux partages distincts d’un même tout.
Avec les urnes, on ne peut partager un même tout en 3 parties égales, et en 5 parties égales, que si ce tout est à la fois dans la table de 3 et la table de 5. On doit donc
constater que le tiers, c’est aussi les cinq quinzièmes (5 jetons bleus sur un total de 15)
constater que le cinquième, c’est aussi les trois quinzièmes (3 jetons bleus sur 15)
comparer les fractions sous ces deux formes : on voit que 5/15 est plus bleu que 3/15 ce qui veut dire que 1/3 est plus grand que 1/5.
Pour l’addition, on utilise une troisième couleur (ou plutôt une non-couleur : le blanc). Par exemple pour trouver la fraction 1/5+2/5 on remplit une urne de façon que
le cinquième des jetons soient bleus
les deux cinquièmes des jetons soient rouges
et on demande la proportion de jetons colorés :
Remarques :
On voit avec la même urne que le cinquième (proportion de jetons bleus dans l’urne) est la moitié des deux cinquièmes (proportion de jetons rouges dans l’urne) ce qui amène à la multiplication des fractions 2/5×1/2=1/5.
On voit aussi que 1-3/5=2/5 (3/5 de jetons colorés, le complément 2/5 c’est la proportion de jetons blancs).
Les fractions en CE2
Les fractions rencontrées au CE2 ont un dénominateur inférieur ou égal à douze et sont toutes inférieures ou égales à un.
Les inverses d’entiers nouveaux en CE 2 sont donc 1/7, 1/9, 1/11 et 1/12. En semant au hasard des jetons dans les urnes on les rencontre assez régulièrement.
Cela a déjà été fait lorsqu’on a introduit les différentes manières d’exprimer une même proportion. Il ne s’agit alors que de consolider un acquis du CE 1 et surtout, de passer à la phase verbale : « pour passer des quarts aux huitièmes, on en prend deux fois plus car les parts sont deux fois plus petites ».
Partager une unité de longueur en fractions d’unité et mesurer des longueurs non entières
Cette partie du programme porte sur un modèle continu des fractions, et ne peut donc être transposée telle quelle au modèle de Bernoulli-Condorcet. Mais si on ne commence pas d’emblée par le choix d’une unité de longueur, on peut imaginer les jetons de Bernoulli-Condorcet comme des perles d’un collier et choisir comme unité, par exemple 5 perles 🔴🔴🔴🔴🔴 et demander quelle fraction de cette unité de longueur mesure le motif 🔵🔵🔵.
La représentation des fractions par des longueurs facilite a priori l’apprentissage de l’addition des fractions (on additionne les longueurs en mettant les segments bout à bout) et la découverte de fractions plus grandes que 1 (quoique sur ce point, les perles bleues sur un alignement de perles, forment une fraction du motif formé par 5 perles). Mais elle fait appel au guide-âne dont le fonctionnement, basé sur la propriété de Thalès, relève de la magie pour qui n’est pas encore à l’aise avec la proportionnalité.
De toute manière, les parties ne sont qu’approximativement égales parce qu’on a choisi un modèle continu. Au fait, on connaît d’autres modèles discrets des fractions :
les engrenages (encore plus vieux que le modèle de Bernoulli-Condorcet puisqu’on en voit dans la machine d’Anticythère),
Dans l’urne T, les deux tiers des jetons sont bleus. Dans l’urne Q, les trois quarts des jetons sont bleus. Dans laquelle des deux urnes, la proportion des jetons bleus est-elle la plus élevée ?
De chaque urne, on ne connaît que la proportion de jetons bleus, pas le nombre de jetons. Mais comme l’écrit Condorcet dans son livre :
Il n’est [...] pas nécessaire, pour avoir la probabilité, de connoître le nombre total des évènemens, mais seulement le rapport du nombre de ceux que l’on veut considérer avec ce nombre total.
Le même Condorcet parle au début de son livre, de la consultation de tables ou dictionnaires au lieu de calculs. Dans le cas présent, on peut imaginer qu’une collection d’urnes contenant deux-tiers de jetons bleus, a été établie au CE 1, et on va choisir l’urne T parmi celles-ci :
et, de même, choisir l’urne Q parmi celles-ci :
Or il se trouve que parmi ces urnes, il y en a qui ont le même nombre total de jetons (12 jetons au total). Alors on se propose de choisir ces deux urnes :
où l’on voit qu’il y a plus de bleu dans Q que dans T. Sinon on pouvait le trouver par dénombrement : dans T il y a 8 jetons bleus sur 12 jetons, dans T il y a 9 jetons bleus sur 12 jetons.
Pour additionner 1/3 avec 1/6, on peut commencer par donner une urne dont le tiers des jetons sont colorés en bleu :
puis colorier en rouge le sixième des jetons (de toute l’urne, pas le sixième des jetons restants ; cependant on ne colorie pas en rouge des jetons déjà coloriés en bleu) :
Comme la moitié des jetons sont colorés, on voit que 1/3+1/6=1/2.
Voici un extrait du programme de CE 2, comme exemple de réussite sur l’addition des fractions :
L’élève sait résoudre des problèmes nécessitant des additions ou des soustractions de
fractions, comme, par exemple, le problème suivant : « Marc a fait un gâteau. Il en a
mangé un dixième. Ange en a mangé trois dixièmes et Saïd en a mangé deux dixièmes.
Quelle fraction du gâteau reste-t-il ? »
Marc n’est pas encore très habile en pâtisserie, mais il a eu une idée de génie : faire un gâteau spécial en collant bout à bout 10 profiterolles, comme ceci :
⚫🔵🔵🔵🔴🔴◯◯◯◯
Marc a mangé la profiterolle noire qui est brûlée, car il ne veut pas avoir l’air ridicule auprès de ses camarades.
Ange, qui aime les schtroumpfs, a mangé les 3 profiterolles bleues.
Saïd, qui aime les fraises, a mangé les deux profiterolles rouges.
On voit qu’il reste 4 profiterolles non encore mangées, ce qui représente 4 parts sur 10, soit les 2/5 du gâteau de Marc.
Voici un livre sur les fractions au programme de CE1 en 2025 [3] (cliquer sur le dessin pour télécharger le livre au format pdf) :
Comme le livre ci-dessus est lui aussi placé sous la licence CC-By-SA, il est permis (et probablement pas très difficile) de l’améliorer (à condition que le résultat soit lui aussi libre sous licence CC_By_SA !). Voici-donc le source du livre, au format LaTeX :