Un historique de la notion de fonction est proposé. Les conséquences pédagogiques de la vision historique sont examinées.
Les fonctions telles que nous les enseignons ne datent guère que du dix-neuvième siècle. Il n’est donc pas surprenant qu’elles soient difficiles à assimiler pour nos élèves, si on accepte de se référer à « l’échelle historique de difficulté ». Cet article propose une vision historique de la notion. Il évoque sa lente évolution depuis Oresme jusqu’à Weierstrass, mais aussi ses antécédents dans l’Antiquité : tables numériques, courbes, algorithmes. Un exemple concret d’utilisation de texte ancien en classe, préparatoire à l’introduction des fonctions, est proposé. Les liens renvoient au site Histoires de Mathématiques.
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Introduction
L’histoire européenne de la notion de fonction commence par une lente évolution à partir des successeurs scolastiques d’Aristote et leur réflexion sur le mouvement, jusqu’au dix-septième siècle. Là, Descartes, Fermat et d’autres, rompant avec la géométrie grecque, donnent la primauté à l’algèbre et aux polynômes. Ces polynômes, finis ou infinis, seront l’outil de base de la nouvelle analyse, autour de Newton et Leibniz. Pendant un siècle encore, la vision des fonctions restera algébrique, jusqu’à ce que Cauchy, Bolzano, Abel, Dirichlet, inaugurent le siècle de la rigueur. Il faudra attendre Weierstrass et son école, pour que naisse l’analyse moderne, celle que nous pratiquons désormais.
Il serait singulièrement réducteur de limiter l’histoire de la notion à ce récit linéaire. Les schémas mentaux permettant d’appréhender une correspondance entre quantités, existent depuis les débuts des mathématiques. Ce sont en premier lieu les tables numériques, dont les Mésopotamiens étaient de grands utilisateurs. En second lieu ce sont les courbes, base des mathématiques grecques. L’astronomie a fourni, pendant des millénaires, des exemples de correspondances, dont la variable était le temps : les mouvements apparents des astres. Les savants leur ont appliqué leurs schémas de pensée, tables ou courbes. Pour autant ils ne connaissaient pas les fonctions, et n’ont pas éprouvé le besoin de créer d’autres outils que ceux qui étaient déjà à leur disposition.
Il faut donc en conclure que ces outils leur suffisaient, d’autant que pour leurs calculs et pour leur enseignement, ils disposaient depuis toujours des algorithmes : une suite d’opérations transformant une donnée d’entrée, est plus efficace comme description pratique, qu’une fonction abstraite. Exception faite des Éléments d’Euclide, c’est bien par des algorithmes que l’on a exprimé et enseigné les mathématiques pendant des siècles. Peut-être y a-t-il là une piste à ne pas négliger, pour rendre la notion de fonction plus accessible à nos élèves.
Le plan de ce qui précède, est aussi le plan de la suite. Dans une première partie nous reprendrons l’histoire des fonctions, du Moyen-Âge au dix-neuvième. Nous reviendrons ensuite sur les outils de l’antiquité, tables et courbes. L’exemple de la sinusoïde illustrera les différences culturelles qui nous séparent des siècles passés. Dans une troisième partie, nous examinerons le rapport entre algorithmes et fonctions, dans une perspective pédagogique. Ce sera l’occasion d’une interrogation sur ce que les textes anciens peuvent apporter à l’enseignement de la notion de fonction. Un exemple concret sera proposé, à partir des récréations mathématiques et physiques de Jacques Ozanam. Il a été appliqué récemment à deux niveaux differents, CM2 et 4ème.
Fonctions en Europe
Le moins que l’on puisse dire, c’est que la notion de mouvement n’était pas vraiment claire pour Aristote. Comme tout ce qui venait de lui, elle a été longuement étudiée par ses successeurs, d’abord grecs, puis arabes, enfin européens. Au quatorzième siècle, trois religieux du collège de Merton à Oxford, ont compris comment quantifier le mouvement uniformément accéléré. À partir de leur travail, Nicole Oresme réalise une avancée majeure. Voici ce qu’il dit.
« On se représente toute chose mesurable, à l’exception des nombres, comme une grandeur continue. […] Toute intensité qui peut être acquise de façon successive doit donc être représentée par une ligne droite élevée perpendiculairement en un point de l’espace ou du sujet de la chose intensive, par exemple d’une qualité. »
Si rien dans cette citation ne nous paraît révolutionnaire, il convient de la replacer dans son contexte. Au quatorzième siècle, la notion de nombre est encore très loin d’être unifiée. Comme chez les Grecs, on oppose toujours les grandeurs continues, aux nombres (entiers). Les nombres peuvent être empilés indéfiniment, tandis que les grandeurs continues peuvent être subdivisées indéfiniment. Mais pour autant, comparer entre elles deux grandeurs continues de natures différentes, n’était pas pensable jusque-là. Voici par exemple comment Archimède, dans son traité des spirales, définit un mouvement uniforme.
« Si un point se déplace d’un mouvement uniforme sur une certaine ligne et qu’on prend sur cette ligne deux segments, les segments pris sont entre eux dans le même rapport que les temps mis par le point à les parcourir. »
Nous dirions plutôt qu’un mouvement est uniforme si la vitesse, c’est-à-dire le rapport de la distance parcourue au temps, est constante. Archimède lui, compare le rapport de deux longueurs au rapport de deux temps, mais il n’imagine pas de diviser une longueur par un temps. Plus que dans la représentation graphique qui en est la conséquence, et qui apparaît sur l’image ci-dessous à droite, la nouveauté chez Oresme réside dans le fait d’assimiler toute grandeur continue à une longueur.
La seconde avancée se produit dans les années 1630. Descartes dynamite la classification grecque des constructions géométriques, d’une seule expérience de pensée. Son « compas » montre des courbes comme solutions d’équations ; pour les classifier, seul compte le degré.
En effet, dans cette première moitié du dix-septième, les fonctions ne sont encore que des polynômes, tant pour les équations, que pour le calcul intégral naissant. Nous voyons la méthode de maximis et minimis de Fermat, comme l’ancêtre du calcul différentiel. Mais rien n’indique que pour Fermat, elle ait été autre chose qu’un calcul algébrique sur des polynômes finis. L’analyse va s’élargir au fur et à mesure que les exemples de séries entières vont apparaître, d’abord à propos du logarithme, puis des fonctions trigonométriques et de leurs inverses. Cela conduira aux méthodes générales de résolution de problèmes différentiels, par Newton et Leibniz. C’est d’ailleurs sous la plume de Leibniz que le mot fonction apparaît pour la première fois, en 1673. Mais en ce temps-là, et pour encore un bon siècle, il ne fait de doute pour personne d’une part que toute fonction doit avoir une expression algébrique, ne serait-ce que comme somme d’une série, d’autre part que cette série ne peut être que convergente. Plus exactement, la question ne se pose pas vraiment. La vision des fonctions au dix-huitième, mais aussi les problèmes engendrés par le manque d’une définition rigoureuse, sont parfaitement résumés par la querelle entre Euler et d’Alembert à propos des cordes vibrantes.
Voici la définition que donne Euler dans son Introduction à l’Analyse Infinitésimale, en 1748.
Une fonction d’une quantité variable est une expression analytique composée, de manière quelconque, de cette même quantité variable, et de nombres ou de quantités constantes. Toute expression analytique, dans laquelle, à part la variable z toutes les autres quantités sont constantes, est une fonction de z. Ainsi, a+3z, az-4z2 etc.
Mais sept ans plus tard, dans ses Institutions du Calcul Différentiel, Euler se ravise.
Si certaines quantités dépendent d’autres quantités de telle manière que si les autres changent, ces quantités changent aussi, alors on a l’habitude de nommer ces quantités fonctions de ces dernières ; cette dénomination a la plus grande étendue et contient en elle-même toutes les manières par lesquelles une quantité peut être déterminée par d’autres. Si, par conséquent, x désigne une quantité variable, alors toutes les autres quantités qui dépendent de x de n’importe quelle manière, ou qui sont déterminées par x, sont appelées fonctions de x.
D’Alembert n’est pas convaincu. Voici ce qu’on lit sous sa plume en 1778, à l’article « Fonction » de l’Encyclopédie.
Les anciens géomètres, ou plutôt les anciens analystes ont appelé fonctions d’une quantité quelconque x les différentes puissances de cette quantité ; mais aujourd’hui on appelle fonction de x, une quantité algébrique composée de tant de termes que l’on voudra, et dans laquelle x se trouve d’une manière quelconque, mêlée, ou non avec des constantes ; ainsi x2+x3, √a2+x2, etc.
Euler et d’Alembert sont morts tous les deux en 1783, à quelques semaines d’intervalle. Malgré leurs nombreux différents, ils avaient su s’accorder sur le soutien apporté au début de sa carrière à Lagrange, leur digne successeur. Celui-ci avait déduit des nombreuses controverses auxquelles l’analyse s’était trouvée confrontée, une solide croyance : la nécessaire rigueur dans les définitions passerait par l’algèbre. Pour cela, il faudrait pousser à son terme la logique de Newton, c’est-à-dire écrire toute fonction comme somme d’une série entière. Devenu le plus grand mathématicien de l’Europe, il impose sa vision dans son enseignement. En 1806, il charge même son élève Ampère de démonter ce puissant théorème : « toute fonction admet une fonction dérivée ». Il suffira d’un contre-exemple à Cauchy pour ruiner le rêve de Lagrange. Non seulement il faut des conditions très particulières pour qu’une fonction soit analytique, mais encore, le développement en série de Taylor, quand il existe, n’est pas unique. C’est à partir des années 1820 que sous l’impulsion de Bolzano, et surtout Cauchy, la rigueur en analyse prend son essor. Elle devait venir, non de l’algèbre des polynômes, mais de celle des inégalités. Deux exemples serviront de banc d’essai pour les nouvelles méthodes : d’abord la série du binôme, ensuite les séries trigonométriques. Ce n’est qu’à partir de 1860, que l’analyse telle que nous la connaissons, avec ses démonstrations à base de convergence uniforme, sera développée en Allemagne par Weierstrass et ses élèves, puis répandue dans le reste de l’Europe.
Notions antiques
Quand nous tentons de comprendre les mathématiques de l’antiquité, l’écueil consiste à surimposer nos propres schémas de pensée à ce que nous lisons. S’agissant de fonctions, le risque est grand. En voici un exemple. L’astronomie est une science beaucoup plus ancienne et universelle que les mathématiques. De tous temps les mouvements des astres ont été observés et enregistrés. Une des observations les plus immédiates est la durée du jour, qui dépend à la fois de la saison et de la latitude. Les Mésopotamiens avaient développé une sorte d’arithmétique qui calculait une valeur approchée de la durée entre le lever et le coucher du soleil un jour donné. Il leur suffisait de connaître la durée au solstice, et un « nombre-intervalle » qui disait de combien la durée augmentait ou diminuait chaque jour. Leur méthode est souvent présentée comme une interpolation sur une fonction en zig-zag, mais ils auraient probablement été interloqués de nous voir recourir à des concepts aussi compliqués pour ce qui n’était pour eux que de l’arithmétique élémentaire. Et nous devons reconnaître que le schéma de pensée qui nous fait écrire la durée du jour comme une fonction continue du temps, est particulièrement inadapté, puisque par définition, il n’y a qu’une seule durée du jour… par jour !
Il en est de même pour les tables numériques, dont les Mésopotamiens étaient de grands spécialistes. Certaines étaient des tables astronomiques, d’autres des listes d’unités de mesure, d’autres encore pourraient être perçues comme des fonctions tabulées. Voici deux tablettes de la collection Schøyen. Celle de gauche, MS 2184, est une table de multiplication par 12. Celle de droite, MS 3874, est une table de réciproques : pour chaque nombre en entrée, elle donne le plus petit nombre sexagésimal dont le produit avec le nombre est une puissance de 60. Une telle table était indispensable pour effectuer des divisions, vues comme une multiplication par l’inverse.
Pour autant, rien n’indique que les utilisateurs d’une table de réciproques percevaient le concept « fonction inverse ». La preuve en est que les réciproques qui n’ont pas de développement sexagésimal fini (7, 11) n’étaient pas donnés. En Égypte, vers la même époque, le scribe Ahmès qui a rédigé le papyrus Rhind, a mis en tête de l’ouvrage une liste des décompositions en fraction unitaire des rapports de la forme 2/n, où n est impair entre 3 et 99. Faut-il y voir une table de la fonction qui à x associe 2/x ? Certainement pas : Ahmès savait parfaitement que 2/(2n) est égal à la fraction unitaire 1/n.
Les courbes, typiques de la géométrie grecque, sont un autre schéma de pensée que nous associons aux fonctions. Rappelons que les Grecs distinguaient trois types de courbes : planes (droites et cercles), solides (coniques) et grammiques (ou sursolides : toutes les autres). Dans le livre I de ses Coniques, Apollonius définit abscisses et ordonnées, et exprime géométriquement ce que nous comprenons comme l’équation d’une parabole, d’une hyperbole ou d’une ellipse. Il n’écrit pas pour autant de fonction. Quand Omar Khayyam résout les équations du troisième degré par des intersections de coniques, il ne les voit que comme des constructions géométriques. Parmi les courbes grammiques, la plupart étaient définies à partir de mouvements : typiquement elles étaient les lieux de points sur des segments qui se déplaçaient le long d’autres courbes (conchoïdes, spirales). La quadratrice d’Hippias (ou de Dinostrate) est le lieu des points d’intersection de deux segments, l’un en rotation uniforme, l’autre en translation uniforme. Mais les positions de ces points sur leurs lieux n’étaient pas vues comme des fonctions du temps. Les Grecs ont appliqué leurs schémas de pensée à leur cosmologie. Depuis Eudoxe et ses sphères concentriques jusqu’aux épicycles et excentriques de Ptolémée, les mouvements des astres sont rendus par des combinaisons de courbes ; mais pas par des fonctions.
Un exemple suffit à illustrer la différence de conception entre les mathématiques anciennes et les nôtres : la sinusoïde. Probablement depuis Hipparque, les Grecs ont compilé des tables de cordes. Celle de Ptolémée est précise au demi-degré. Les Indiens ont eu l’idée de remplacer la corde par le sinus, puis les Arabes ont fait de la trigonométrie une véritable science, et ont développé la plupart des formules que nous connaissons. Cette science, transmise à l’Occident par les traductions de l’arabe a pris sa pleine puissance au dix-septième siècle, quand les calculs ont pu être combinés avec l’invention des logarithmes. Mais jusque-là, personne n’avait eu l’idée d’une courbe représentative. La sinusoïde est apparue en 1634, indépendamment de la trigonométrie, quand Roberval l’a utilisée pour calculer la surface d’un arc de cycloïde. Elle a été baptisée pour cela « compagne de la roulette ». La dénomination « sinusoïde » apparaît chez Forest de Bélidor, un ingénieur militaire, en 1729. Il s’agit pour lui de concevoir le contrepoids d’un pont-levis, qui reste en équilibre quelle que soit son élévation. Le nom n’est pas immédiatement adopté. Au moment de la controverse sur les cordes vibrantes, que nous avons déjà évoquée, d’Alembert publie en 1747 ses « Recherches sur la courbe que forme une corde tendue mise en vibration ». Voici la première phrase.
Je me propose de faire voir dans ce mémoire qu’il y a d’autres courbes que la Compagne de la Cycloïde allongée, qui satisfont au problème dont il s’agit.
Cette phrase appelle deux remarques. D’une part pour d’Alembert, les solutions de l’équation des ondes ne sont pas des fonctions mais des courbes. D’autre part, il sait bien que la sinusoïde est solution de son équation, mais il continue à l’appeler « compagne de la cycloïde ». On peut donc conclure que représenter graphiquement la fonction sinus, n’était pas perçu comme particulièrement intéressant, au moins jusqu’au dix-huitième siècle.
Fonctions, algorithmes et recettes
Pour cette dernière partie, nous allons commencer par préciser une terminologie qui n’est pas entièrement standard. Pour simplifier, nous ne parlerons que de fonctions numériques, qui à un nombre réel associent un autre nombre réel. Nous suivrons un exemple, extrait des Récréations mathématiques et physiques de Jacques Ozanam (1694). Il s’agit du problème XIV, page 85 : « Deviner le nombre que quelqu’un a pensé ».
L’énoncé commence par décrire une procédure, non instanciée, dépendant d’une entrée inconnue. C’est ce que nous désignerons par algorithme. Ici l’inconnue est le « nombre pensé ». On peut résumer l’algorithme proposé par la séquence d’opérations « 1- soustraire 1 au nombre pensé ; 2- doubler ; 3- soustraire 1 ; 4- ajouter le nombre pensé ». Après avoir expliqué comment retrouver le nombre pensé, l’énoncé instancie l’algorithme (par le nombre pensé 5), en ce que nous nommerons recette au sens de « recette de cuisine ». C’est la description d’une procédure, qui à partir d’une donnée d’entrée explicite produit un résultat. Sous toutes les civilisations, l’essentiel de l’enseignement des mathématiques a été basé sur le couple recette - algorithme. À l’origine, chez les Mésopotamiens ou les Égyptiens, une procédure de calcul pratique était décrite sous forme de recette, associée à une donnée d’entrée particulière, puis répétée sur d’autres données jusqu’à ce que l’élève ait compris l’algorithme et soit capable de l’appliquer à d’autres données d’entrée. Un exemple de cette pédagogie est la méthode de fausse position, utilisée pour la résolution d’équations jusqu’au dix-septième siècle. Un autre exemple, encore actuel celui-ci, est l’apprentissage des opérations. Il ne viendrait à l’idée de personne de décrire l’algorithme de multiplication théorique : « soit à multiplier le nombre A par le nombre B… ». Ce sera plutôt : « soit à multiplier 45 par 28… ». De nombreux exemples suivront, sans que jamais l’algorithme soit abstrait des recettes.
Tout au long du dix-septième, l’innovation fondamentale de Viète qu’est le symbolisme algébrique, est assimilée petit à petit. Les manuels d’enseignement se mettent à décrire certains algorithmes sur des données abstraites, quitte à les instancier pour donner en exemple une recette correspondante. On trouve cette démarche dès les Problèmes plaisans et délectables de Bachet de Méziriac (1612), et c’est bien celle du Problème XIV d’Ozanam. On peut voir l’écriture algébrique d’une fonction, utilisée comme définition par Euler ou d’Alembert, comme un moyen compact de décrire un algorithme, qui conduira à une recette effective si l’on remplace l’inconnue par un nombre. Par exemple dans le problème XIV d’Ozanam, si le nombre pensé est noté x, l’algorithme se résume en (x-1)2-1+x. Cette expression algébrique se simplifie en 3x-3, ce qui permet d’expliquer le tour de magie : comme le dit Ozanam, si on ajoute 3 au nombre annoncé, le tiers du résultat est le nombre pensé. En général, plusieurs algorithmes peuvent constituer comme ici des méthodes de calcul équivalentes, au sens où elles donneront les mêmes sorties pour les mêmes entrées. Pour employer un langage inutilement bourbakiste, une fonction est une classe d’équivalence d’algorithmes équivalents. Nous observons donc deux niveaux d’abstraction successifs : l’algorithme est la suite des opérations utilisées dans une recette, si l’on fait abstraction de la donnée d’entrée ; la fonction est la correspondance qui associe la sortie à l’entrée, pour tous les algorithmes dont les résultats sont identiques, si l’on fait abstraction du détail des procédures.
Or, chaque enseignant.e. le sait bien, tout niveau d’abstraction supplémentaire induit une nouvelle difficulté pédagogique. Parler de « la fonction qui à x associe 3x-3 », c’est cumuler l’abstraction de l’inconnue (algorithme par rapport à recette) à l’abstraction de la correspondance (fonction par rapport à algorithme). La seconde est d’autant plus difficile à faire comprendre, que si on désire calculer effectivement l’image d’un nombre par une fonction, il faudra nécessairement passer par un algorithme, fût-il réduit à une expression algébrique comme 3x-3. C’est la raison pour laquelle, la notion de fonction ne s’est développée qu’à partir du moment où l’exigence de rigueur a conduit les mathématiciens du dix-neuvième à des niveaux d’abstraction de plus en plus subtils. Mais tant qu’il ne s’agissait que d’appliquer et de calculer, les formules algébriques, les courbes, les tables, bref les algorithmes, suffisaient amplement. C’est ce que nous avons observé sur l’exemple de la sinusoïde.
Faut-il pour autant renoncer à enseigner les fonctions ? Non bien sûr. Mais pour les fonctions comme pour bien d’autres notions, interroger la pédagogie des siècles passés fournit une base de réflexion intéressante. Le Problème XIV d’Ozanam n’est qu’un exemple parmi bien d’autres. Il peut être exploité à plusieurs niveaux. Au cycle 3, où la manipulation des nombres, les propriétés de l’addition et de la multiplication, les parenthèses, doivent être stabilisées, comme au cycle 4, où s’introduisent les manipulations algébriques et la notion de fonction.
Une séquence a été organisée autour du Problème XIV d’Ozanam, par Sarah Maati dans sa classe de CM2, à l’école Albert Camus d’Épinay sur Orge. Elle visait les objectifs de la partie « Nombres et calculs » du programme. Une première séance a été consacrée à la compréhension et à l’application de l’algorithme. À l’issue de cette séance, chaque élève avait effectué son calcul, et annoncé son résultat. Les prénoms et les résultats ont été inscrits au tableau. Lors de la pause-déjeuner, les nombres pensés avaient été écrits à côté des résultats. Au retour, les élèves n’ont pas manqué d’être impressionnés, leur curiosité était vive. Lors d’une seconde séance, la consigne était de transformer la suite de commandes pour obtenir les mêmes résultats (un algorithme équivalent). Les parenthèses, la forme simplifiée 3x-3, et la forme réciproque, ont été acquises lors de cette séance. Lors d’une troisième séance, le tour de magie a été réalisé par chaque élève. Par couples, ils étaient chargés d’annoncer leur nombre à leur binôme et de retrouver son nombre pensé. Une évaluation réalisée ensuite, a montré que tous les élèves, y compris ceux qui sont en difficulté en maths, avaient parfaitement intégré la procédure. Lors d’une quatrième séance, d’autres tours de magie du même type (également extraits des Récréations d’Ozanam) ont été analysés de la même façon. L’objectif final, qui est de trouver dans tous les cas, une transformation d’algorithme qui permette d’inverser la formule, reste difficile pour les élèves de CM2.
La même situation a été testée lors d’une séance d’une heure avec trois classes de 4ème du collège du Mont des Princes à Seyssel. Une fois les résultats des élèves inscrits dans un tableur, l’intervenant a marqué les nombres pensés dans la colonne voisine, provoquant la curiosité de l’auditoire. Les élèves ayant été mis en groupes de discussion, certains groupes ont assez vite trouvé la formule 3x-3, puis en ont déduit le moyen de retrouver le nombre pensé. Mais leur approche était empirique : ils ont cherché une formule qui coïncide avec les exemples qui leur avaient été donnés. Aucun des groupes n’a utilisé leur acquisition récente de l’inconnue. Mis sur la voie, la plupart des groupes sont arrivés à la transformation de l’algorithme sous forme algébrique. Confrontés ensuite à deux autres « tours de magie » d’Ozanam, les plus rapides ont réinvesti la procédure à base d’inconnue pour résoudre le problème.
Bien sûr, le tour de magie d’Ozanam n’est pas la seule voie possible pour accéder, d’une part aux manipulations algébriques de nombres (cycle 3), d’autre part à la manipulation algébrique puis aux fonctions (cycle 4). Il me paraît cependant utile de ne pas oublier que recettes et algorithmes doivent être solidement acquis avant d’aborder les fonctions, et aussi d’insister auprès des élèves sur le fait qu’une infinité d’algorithmes peuvent représenter la même fonction. Du moins telle est, me semble-t-il, la leçon que nous transmettent nos collègues des siècles passés.