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Gérard Berry : où va l’informatique ?

Gérard Berry propose une réflexion stimulante à propos de la généralisation de l’informatique, qui modifie en profondeur, pour le meilleur et pour le pire, l’ensemble des activités humaines.

Article mis en ligne le 9 décembre 2019
dernière modification le 4 février 2021

par Gérard Kuntz

Gérard Berry a donné en 2018-2019 un cours au Collège de France sous le titre Où va l’informatique ? Ce cours et certaines séances du séminaire qui lui est associé, a été repris en huit épisodes sous forme audio par France Culture. Cette forme permet de suivre les exposés en situation de mobilité1. Le cours est aussi disponible en vidéo sur le site du Collège de France. Les allers-retours entre les formes audio et vidéo permettent de prendre connaissance des grandes étapes de l’argumentation pour la première, puis de découvrir les supports visuels associés aux exposés et commentés dans les vidéos.

Gérard Berry présente lui-même cet ultime cours et le met en perspective dans la période 2007-2019 qui marque son activité au Collège de France :

Cette année 2018-2019 sera la dernière de mon enseignement au Collège de France. Mon cours, intitulé « Où va l’informatique ? », me permettra de fermer la parenthèse ouverte en 2007-2008, année où j’avais tenu la chaire annuelle d’innovation technologique Liliane Bettencourt avec le cours « Pourquoi et comment le monde devient numérique ? ». Comme c’était alors la toute première fois que l’informatique était présentée au Collège de France, j’avais délibérément choisi un enseignement destiné au grand public. J’ai ensuite traité de sujets nettement plus techniques : la modélisation du calcul, le temps en informatique, la vérification de programmes, et le langage Esterel. Fermer la parenthèse ouverte par mon premier cours veut dire pour moi revenir, onze ans après, vers un cours destiné à un public large, mais curieux et attentif, comme celui qu’on trouve physiquement ou par Internet au Collège de France, de faire un point sur les transformations de ce domaine en plein essor, et de tracer les lignes de force probable de son évolution.

Le paysage informatique a beaucoup changé depuis 2007, et il va encore probablement changer encore plus à l’avenir : le « numérique » révolutionne le monde. Un point symboliquement important est que, même s’il est souvent caché derrière « numérique », le mot « informatique » est enfin accepté comme désignant une discipline scientifique et technique affectant en profondeur quasiment tous les pans des techniques, des sciences, de la médecine et de plus en plus de la société tout entière. Pour mémoire, en 2007, ce mot désignait plutôt pour le public un rayon de supermarché ou les ennuis provoqués par des systèmes mal fichus, et on parlait encore de façon quelque peu condescendante de « l’outil informatique ». Mais, si le mot est mieux connu maintenant, il n’est pas pour autant mieux compris : le grand public reste largement ignorant des grandes évolutions du domaine et surtout de leurs causes scientifiques et techniques. Ces aspects sont d’ailleurs peu et souvent mal décrits dans les médias, au contraire de ce qui se passe pour d’autres sciences comme la physique ou l’astronomie, où les scientifiques se sont depuis bien plus longtemps engagés dans la vulgarisation. Pour l’informatique, les principaux médias tendent à se concentrer tous ensemble sur un seul sujet à la fois. Ce furent les imprimantes 3D, qui devaient révolutionner l’industrie manufacturière, mais dont on ne parle plus alors qu’elles existent toujours ; c’est maintenant l’intelligence artificielle, à laquelle on prête indifféremment des miracles ou des peurs qui n’ont pas beaucoup à voir avec la réalité. Sa composante d’apprentissage automatique obtient des succès impressionnants dans des domaines comme l’analyse d’images, la traduction des langues, et l’analyse de grandes données en général, mais ce n’est pas vraiment d’elle que parlent les journaux (la radio publique le fait bien mieux). Bien d’autres sujets tout aussi importants mais moins propices aux fantasmes sont trop rarement discutés.

Or, la société informatisée qui nous attend dépendra directement de nos choix conscients ou inconscients. La persistance d’une mauvaise compréhension des raisons de la puissance des mouvements actuels nous conduirait à subir les choix faits par les autres plutôt que d’organiser nous-mêmes notre évolution. Cela se voit déjà clairement au fait que notre pays, qui a longtemps considéré l’informatique comme une activité secondaire, est loin de faire partie des leaders du domaine (sauf pour sa recherche, qui est de niveau mondial). Mais, pour faire des choix sensés, il faut d’abord comprendre. Mon objectif sera donc d’expliquer les ressorts de l’informatique moderne au grand public, afin de lui permettre de mieux saisir ses évolutions actuelles et apprécier leurs effets positifs ou négatifs. J’insisterai sur deux sujets particulièrement essentiels pour l’avenir : la sûreté des logiciels, trop souvent atteints par des bugs allant du pénible au dangereux, et la sécurité informatique, qui devient partout un problème majeur à cause de la multiplication et de l’industrialisation des vols de données et des attaques contre les systèmes informatisés, y compris ceux qui sont reliés directement à la vie courante comme les transports, les hôpitaux et l’industrie. Enfin, j’insisterai sur l’importance de l’éducation à l’informatique, qui se met enfin en place au lycée. Les séminaires approfondiront certains de ces points.

Dans cet effort descriptif et prospectif, je m’appuierai largement sur mon livre, écrit lors d’une année sabbatique en 2016-2017, et publié par les Éditions Odile Jacob en octobre 2017 : L’Hyperpuissance de l’informatique . Une autre référence importante en ce qui concerne les impacts sociaux est le livre Le temps des algorithmes , de Serge Abiteboul (titulaire de la chaire Informatique et sciences numériques en 2011-2012) et Gilles Dowek, paru en janvier 2017 aux Éditions Le Pommier.

Passons en revue les points saillants des trois premiers épisodes du cours et du séminaire de Gérard Berry.

L’hyperpuissance de l’informatique

Dans ce premier épisode, Gérard Berry interroge : Pourquoi comprendre l’essence de l’informatique est-il essentiel pour la plupart des activités de demain ? Qu’est-ce qui différencie la science informatique des sciences naturelles ? Qu’est-ce que la loi de Moore ? Qu’est-ce que la simulation numérique ? Comment l’hyper-puissance de l’informatique provoque-t-elle de véritables inversions mentales entre façons de faire et entre les générations ?  

Quelques exemples suffiront pour faire prendre conscience de la révolution que l’informatique impose dans de nombreux domaines (ils sont déjà entrés dans les faits) :

En couplant informatique et physique, on peut faire des choses inaccessibles à la physique seule (la fusion d’images multiples en médecine en est un exemple particulièrement frappant).

La simulation souligne la profondeur des modifications qu’apporte l’informatique au cœur de la démarche scientifique :

  • On remplace matière et énergie par la seule information.
  • On remplace les lois de la nature par leur équivalent algorithmique programmé sur ordinateur.
  • On remplace le temps physique par le temps de calcul. D’où
    • La simulation rapide de phénomènes lents
    • La simulation lente de phénomènes rapides
    • La simulation en temps réel

Quelques exemples d’inversions mentales

 Maman, tu m’as dit que quand tu étais petite, tu n’avais pas d’ordinateur. Alors, comment faisais-tu pour aller sur Internet ?

Pour les enfants, l’ordinateur, le smartphone et Internet sont des parties de la nature, comme la mer, la montagne, le vélo ou le chat.

 Le téléphone portable

  • Avant : zut, elle n’est pas chez elle…
  • Maintenant : t’es où ?

 La photographie :

  • Au 20ème siècle : on envoyait la pellicule au laboratoire, quelques jours plus tard , il renvoyait les tirages dans une lettre.
  • Au 21ème siècle : aussitôt pris, aussitôt parti, aussitôt arrivé, même au bout du monde et vers des destinataires multiples (hélas parfois...).

 S’orienter sur une carte :

  • Au 20ème siècle : on achète la carte du lieu (à quelle échelle ?), on cherche où on est, on cherche la destination.
  • Au 21ème siècle : on appelle la carte du monde (à toutes les échelles), elle nous dit où on est, on tape le nom de la destination, elle nous donne les itinéraires possibles, avec les durées estimées.

Gérard Berry décrit aussi l’impressionnante informatisation de l’ensemble des sciences .

Évolutions en cours et futures de l’informatique

C’est la question des failles de sécurité qui est posée dans ce deuxième épisode.

Quels sont les succès et les échecs notables de ces dernières années, dans l’évolution des ordinateurs, des objets connectés, de tout ce qui possède un micro-processeur ?

Les exemples foisonnent , en voici deux particulièrement lourds de conséquences :

  • Où intervient l’informatique en médecine ? Quelles sont les différentes questions et défis que cela soulève pour le corps médical et pour les patients ?
  • Et dans les voitures ? Chacune comporte actuellement une centaine de micro-processeurs : l’informatique embarquée peut avoir, en cas de bug, des conséquences gravissimes.
    L’éducation à l’informatique

Cet épisode devrait intéresser tout particulièrement les enseignants : la très courte histoire de l’enseignement de l’informatique dans les écoles, les collèges et les lycées y est passée en revue et comparée aux choix des pays voisins. Les errements, les têtes-à-queues des décideurs sont soulignés et expliqués (sans être justifiés). La création d’un CAPES informatique en 2020 marque une étape décisive, mais tardive, dans l’institutionnalisation de l’informatique comme discipline à part entière dans l’enseignement français.

Il est difficile de résumer cet épisode, car il mêle intimement des informations factuelles avec le ressenti de l’observateur et de l’acteur qu’a été Gérard Berry tout au long de ces années. Il souligne le défi en termes de formation d’enseignants et de contenus des programmes qui attend le système éducatif dans le domaine informatique. Il conclut en ironisant à propos du coût du CAPES informatique, évoqué pour expliquer les hésitations de l’institution : quel est le coût de la méconnaissance de l’informatique par les dirigeants de notre pays, alors qu’elle modifie en profondeur le monde actuel ?

Passons succinctement en revue les cinq autres épisodes de ce cours, en évoquant certaines questions abordées.

Les aspects scientifiques de la sécurité informatique

Comment les attaques contre les systèmes informatiques et les données deviennent-elle majeures et quelles sont leurs impacts ravageurs ? Qui sont les acteurs de la sécurité informatique et que peuvent les chercheurs ?

Les enjeux de sécurité numérique

Que pouvons-nous faire face aux attaques qui visent nos ordinateurs, nos microprocesseurs, nos objets connectés... ? Sommes-nous condamnés à une lutte inégale entre le glaive et le bouclier ? Autant de questions que pose Guillaume Poupard, directeur de l’ANSSI, dans le cadre du séminaire de Gérard Berry.

Retour sur quelques questions de recherche en informatique

Comment promouvoir une culture élémentaire en informatique dans le grand public ? Comment l’hyper-puissance de l’informatique et le développement d’Internet qui nous fait changer magistralement d’échelle, bouleversent-ils le monde ?

Les enjeux de la recherche en informatique

L’Europe est-elle à la traîne des États-Unis et de l’Asie pour la révolution numérique ? Les informaticiens ont-ils une déontologie ? Est-elle à géométrie variable ? Quel est le rapport du CNRS avec l’informatique ? Des questions abordées en séminaire par Gérard Berry et Antoine Petit.

Plaidoyer pour les trajectoires non-linéaires, leçon de clôture de Gerard Berry

Gérard Berry propose une libre leçon de clôture où il revient sur son riche et joyeux parcours de chercheur-enseignant, des années 1970 à 2019… Et il conclut :

J’ai longtemps vu les scientifiques classiques considérer l’informatique comme un outil précieux, mais pas comme une science à part entière. La matière et l’énergie ont effectivement dominé les siècles précédents, l’information restant vue comme une question secondaire. Mais les choses changent : de plus en plus de scientifiques comprennent que l’informatique est en train de bouleverser profondément leur propre discipline et même leur façon de penser. La simulation sur ordinateur est utilisée partout.

Elle devient fondamentale pour la compréhension profonde des phénomènes et pas seulement pour leur imitation. Les algorithmes deviennent aussi importants que les équations pour comprendre les lois de la nature. Les astronomes construisent leurs instruments et leurs algorithmes de façon coordonnée. De plus en plus de biologistes voient la cellule comme une machine à information, le code génétique fournissant le programme de la vie et la biochimie la machine de calcul. La médecine est révolutionnée par l’imagerie médicale et la modélisation des organes. Cependant, comparée par exemple à celle des États-Unis, la science française reste globalement méfiante par rapport à cette évolution mentale. Un de mes objectifs actuels est de contribuer à réduire cette méfiance.

Je tiens à dire qu’aucune de nos avancées décisives n’était réellement programmable, et que seule la recherche d’air frais et d’autres points de vue dans d’autres disciplines a été soigneusement organisée.

Le cours de Gérard Berry, complété sur le site du Collège de France par des séances de séminaire, offre un ensemble de références et de repères, dans une situation en profonde évolution, avec une rapidité (et une brutalité) rarement connues dans l’histoire de l’humanité. Les professeurs de mathématiques y trouveront peut-être une meilleure compréhension des évolutions que l’institution leur demande de mettre en œuvre, même si c’est au détriment (certains le pensent) de leur discipline d’origine.

Annexe : des domaines entiers de l’activité humaine totalement bouleversés par les technologies

S’il fallait verser des pièces supplémentaires au dossier de l’informatisation du monde, l’évolution récente, ou prévisible dans un avenir proche, du travail dans nos sociétés, en fournirait un excellent domaine.

Les nouvelles conditions du travail sont largement tributaires des technologies qui en ont transformé les modalités et le ressenti des travailleurs, quelle que soit la nature de leur travail.

Cultures Monde, sur France Culture a consacré quatre émissions à ce thème :

Dans le même ordre d’idées et sur le même média : les révolutions technologiques bousculent de très nombreux domaines, qu’il faut repenser de fond en comble.