Il y a quatre ans, quelques membres de l’association Sésamath décident de rédiger et de publier des cahiers d’exercices de mathématiques, libres et téléchargeables gratuitement sur Internet ; les cahiers Mathenpoche sont nés. C’est le début d’une expérience innovante de travail en commun (essentiellement à distance par le biais des technologies) dans le monde de l’édition scolaire. Nous décrirons la méthode de travail, ainsi que son évolution au fil des ans. Nous mettrons en évidence les difficultés rencontrées et les progrès réalisés. Nous analyserons le fonctionnement des équipes engagées dans cette création et nous essaierons d’imaginer les développements possibles de cette expérience dans l’avenir.
De la mutualisation élémentaire au « produire ensemble ».
Dès sa création, Sésamath a contribué à l’émergence d’un travail de mutualisation de documents papier entre professeurs de mathématiques. En effet, Sésamath a mis en ligne sur son site divers documents créés par des enseignants et exploitables dans les classes. Tous ces documents étaient offerts aux utilisateurs sans concertation entre les auteurs, à l’état brut. Le nombre croissant de documents a montré rapidement les limites de cette forme élémentaire de mutualisation-accumulation. Faute de temps et de ressources humaines, il est en effet impossible de vérifier la pertinence des documents mis en ligne, qui fut d’ailleurs critiquée par certains de leurs utilisateurs. Il fallait impérativement améliorer la qualité des documents proposés, sur la forme et sur le fond.
L’idée de départ des cahiers Mathenpoche (puis des manuels Sésamath) a été alors de créer des documents propres à l’association , répondant aux besoins et aux attentes des professeurs de mathématiques et conformes aux programmes scolaires français. Le principe du projet initial est simple : une quinzaine d’auteurs, bénévoles issus de l’association, prennent en charge l’ensemble du processus de création et de mise en forme. Ils imaginent, conçoivent, rédigent, critiquent, discutent, corrigent, valident le contenu de la ressource et la mettent en forme, assurant ainsi une meilleure qualité des productions offertes aux utilisateurs.
L’esprit du projet.
Pour bien comprendre le fonctionnement de l’équipe d’auteurs, il faut préciser l’esprit du projet. Les initiateurs des cahiers Mathenpoche ont souhaité créer une communauté de professeurs de mathématiques, prêts à imaginer, à concevoir, à échanger, à critiquer et à créer ensemble . Depuis sa naissance, le projet d’éditions de Sésamath est un lieu de convivialité, de respect et d’écoute. C’est est un préalable à la réussite de ce type d’expérience. Cela suppose que chaque participant, à quelque niveau que ce soit et sans distinction, ait sa place au sein du projet et s’y sente à l’aise. Toute personne compétente et désireuse de s’investir est acceptée et intégrée au projet de rédaction. Mais cette ouverture ne doit pas être une entrave à la réussite du projet ; il faut envisager en contrepartie un mode de fonctionnement efficace, attractif et dynamique.
La délicate gestion des nouveaux arrivants.
Dès le départ, il est important de cibler le public concerné par ce type de projet. Le recrutement des auteurs potentiels ne peut se faire qu’à partir de personnes compétentes en mathématiques et en pédagogie. La lettre de Sesamath et les listes de diffusion de l’association ont été mises à contribution. Dans ce contexte, on est sûr de s’adresser à des professeurs de mathématiques en activité (ou à la retraite).
Au début, le nombre d’auteurs était limité, voire insuffisant. Régulièrement, un appel était fait auprès des collègues pour renforcer l’équipe. La rédaction d’un manuel, avec les délais rigoureux que cela impose, amplifia encore cette nécessité.
L’intégration de nouveaux auteurs ne se fait pas naturellement et demande du temps et de la disponibilité de la part des personnes déjà investies. L’usage des outils faisant appel aux nouvelles technologies (wiki, interface collaborative, liste de diffusion) est encore mal maîtrisé par beaucoup de collègues. Il leur faut apprendre à gérer un nombre important de messages quotidiens et à s’intégrer à un groupe de personnes qui travaillent ensemble depuis plusieurs mois, voire plusieurs années. Tout cela peut dérouter, perturber voire inquiéter les nouveaux arrivants. Chaque année, quelques auteurs potentiels abandonnent le projet par manque de temps, de confiance en soi et en raison des difficultés à entrer dans un fonctionnement collectif. Il est donc important de prendre en compte l’intégration des auteurs, en consacrant un temps d’écoute, de mise en condition et de formation aux outils et aux logiciels employés.
Actuellement, conscients de l’enjeu, nous réfléchissons au bon accueil des nouveaux membres. Si nous voulons agrandir l’équipe d’auteurs sans perte d’efficacité, il faut consacrer du temps et de l’énergie à l’intégration des nouveaux arrivants. Il faudra sans doute à l’avenir détacher une personne du projet, chargée de contacter et d’intégrer les nouveaux membres. Nous n’en sommes pas encore là, pris par les délais liés à l’édition. Peut-être y parviendrons-nous cette année ?
Une auto-formation grâce au travail en commun.
Aux premiers temps de l’édition dans Sésamath, les auteurs étaient peu nombreux et chacun contribuait pratiquement à toutes les étapes du projet (rédaction, relecture, mise en page...). Par nécessité, certains membres du projet se sont spécialisés dans la technique de l’édition et dans les logiciels employés, développant ainsi des compétences importantes dans ces domaines. Les auteurs sont des professeurs de mathématiques qui , grâce aux discussions en ligne, aux aides des uns et des autres, à leur motivation et à leur dynamisme, ont réussi à maîtriser des notions de mise en page qui vont maintenant très au-delà du simple traitement de textes. Certains membres du projet atteignent maintenant un tel niveau de connaissances dans le domaine éditorial, que Sésamath réfléchit à utiliser leurs compétences de manière transversale, dans divers projets concernant tous les niveaux scolaires .
Les retours des utilisateurs des manuels, les suggestions des nouveaux auteurs, les propositions de l’éditeur Génération 5 ont contribué à améliorer la mise en page du manuel d’une année sur l’autre, développant de fait de nouvelles compétences parmi les membres du projet.
Bien entendu, ces compétences sont régulièrement partagées avec les nouveaux arrivants dans le projet, augmentant ainsi les ressources humaines dans ce domaine. Les plus aguerris forment les auteurs qui en ont besoin, durant toute la rédaction du manuel, dans le souci d’accompagnement développé précédemment. Cette équipe prévoit également une formation aux techniques éditoriales pour les membres de Sésamath travaillant sur d’autres projets et dans les autres niveaux scolaires.
L’émergence de telles compétences au sein de Sésamath a été largement favorisée par le travail entrepris autour du manuel Sésamath. Il est en effet plus facile de se former à de nouvelles connaissances et aptitudes lorsqu’on est lancé dans un projet fédérateur qui impose des délais et de la rigueur. Il est aussi très motivant de savoir qu’on peut compter sur des collègues en cas de difficulté, à tout instant.
Mais la force principale d’un tel projet, c’est la qualité des échanges d’un point de vue pédagogique. Toute proposition de fiche est commentée, analysée sur le fond par tous les membres du projet. Chaque personne apporte son commentaire en fonction de son expérience professionnelle, de l’observation de ses élèves en classe. N’oublions pas que les documents rédigés sont testés en situation par les auteurs, mais aussi par les utilisateurs, ce qui permet une large critique du contenu. Les échanges sur les propositions des auteurs, sur la manière d’aborder telle ou telle notion dans un chapitre, sur les progressions, sur les programmes, n’est-ce pas là une formation professionnelle continue et approfondie entre collègues ? Être en relation avec des dizaines de collègues de toute la France favorise une analyse permanente des pratiques de chacun et permet à des collègues isolés d’échanger sur des éléments concrets du métier de professeur de mathématiques en collège.
Participer à la réalisation du manuel Sésamath permet de créer des compétences utiles d’abord à Sésamath, qui atteint pratiquement le niveau professionnel dans le domaine de l’édition et de la mise en page. Mais simultanément, chaque participant y trouve aussi son propre compte dans le domaine professionnel et pédagogique, selon ses besoins. C’est une condition indispensable à une adhésion solide à ce projet très absorbant... Au fil des années, nous remarquons que cette attente des participants est forte, même si elle n’est pas toujours explicitée par les auteurs. Nous devons donc constamment garder en mémoire cet aspect pour pouvoir mener dans la durée les futurs projets.
Manuel Sésamath : un projet aux postes interchangeables.
Une des difficultés rencontrées est de conduire toute personne intégrée au projet à intervenir à chaque niveau de la conception du manuel. Tous les professeurs inscrits au projet sont sollicités pour rédiger, pour relire, pour tester en classe, pour corriger, pour critiquer ou pour amender. En ce qui concerne le contenu, il n’y a pas de hiérarchie des compétences entre les auteurs. Tout membre du groupe a son mot à dire dans la création commune. Ce mode de travail induit un fonctionnement qui génère parfois des difficultés.
Une difficulté majeure de ce projet est la gestion de la liste de discussions et donc des membres eux-mêmes.
– Plus on est nombreux, plus la critique fuse et plus les avis sont partagés. Il est important de pouvoir mettre fin à des discussions et ce à tout instant, pour respecter les délais, mais aussi et surtout pour éviter la lassitude parmi les membres du projet. Il est donc nécessaire de pouvoir clore les débats quand un consensus semble émerger.
– Il est également important de maintenir un rythme soutenu dans la rédaction, en rappelant les délais, en dynamisant la liste pour la rendre la plus conviviale possible, en assurant un accueil qui fédère tous les membres autour du projet.
Il faut donc prévoir des modérateurs qui sont les référents du projet, reconnus et acceptés par toute l’équipe des auteurs. Ces personnes doivent se sentir à l’aise avec l’esprit du projet, les programmes, la progression envisagée, mais ils doivent aussi faire preuve de diplomatie et de fermeté lorsque cela s’avère nécessaire. Ils insufflent l’esprit du projet, assurent la convivialité et accueillent les nouveaux membres. Naturellement, les premiers modérateurs sont les initiateurs du projet, puis progressivement ils laissent leur place à de nouveaux membres qu’ils choisissent parmi les auteurs du projet. Tout membre du projet peut donc remplacer son voisin si nécessaire et s’il en a les compétences. Les « postes » sont interchangeables, en fonction des besoins du projet. Cet aspect est fondamental pour sa réussite.
En effet, les contraintes liées à l’édition exigent une gestion du temps stricte et parfois pesante. Le projet de manuel demande un investissement important dans un laps de temps très court, nécessitant beaucoup d’énergie et de disponibilité de la part des membres. Il est très important de savoir gérer l’investissement des bénévoles afin d’éviter la rupture. A plusieurs reprises, nous avons été confrontés à des surcharges de travail pour les personnes les plus investies dans le projet. Il est essentiel que l’équipe dans son ensemble soit vigilante, en particulier si la personne elle-même n’est pas capable de se limiter et d’éviter la cassure.
Ainsi, au cours des années, des compétences se sont développées dans le projet, permettant à certains auteurs de maîtriser de plus en plus d’aspects, de s’approprier l’esprit du manuel et de rendre ainsi le projet pérenne d’une année à l’autre. Pour qu’un projet de cette envergure puisse perdurer, il doit en effet pouvoir s’appuyer sur une équipe qui est capable de répondre à des exigences techniques (édition, maîtrise de logiciels) mais qui adhère aussi au projet dans son esprit et dans sa conception.
Manuel Sésamath : un projet collaboratif ?
Comme nous l’avons vu, tous les auteurs sont susceptibles d’intervenir à tous les niveaux de conception du manuel. Chacun peut participer à la rédaction, aux tests en classe, aux relectures, aux discussions. Suivant ses disponibilités et sa motivation, chaque auteur s’investit dans la mesure de ses moyens et de ses envies. Chaque participant trouve sa place et choisit de se consacrer au projet comme il le souhaite et avec l’intensité qu’il veut.
Avec le temps, des compétences émergent, consolidant et élargissant progressivement la structure de l’équipe. Certes, les plus anciens possèdent davantage de facilités, de capacités et peuvent ainsi prendre davantage d’initiatives et de responsabilités. Mais le souci d’ouvrir le projet à un maximum de collègues permet d’augmenter le nombre d’auteurs capables de prendre le relais, d’assurer le lien et de soulager les autres membres. Il apparaît ainsi clairement que tout poste (auteur, relecteur, testeur, modérateur de liste) peut potentiellement être occupé par tout participant et ce à tout moment de la rédaction. Ainsi, le manuel Sésamath apparaît comme un véritable projet collaboratif, au service de l’enseignement des mathématiques, par et pour les technologies.
Cependant, le manque de temps et les contraintes liées à l’édition nous contraignent à déroger à certaines règles. Dans un souci d’efficacité, nous devons limiter le nombre d’intervenants lors de l’assemblage final du manuel . Cette étape du processus n’est assurée que par un nombre réduit d’auteurs, plus à l’aise avec la mise en page et garants de l’esprit du manuel. Nous sommes alors obligés de discuter en petit groupe à propos des productions réalisées par d’autres membres du projet, prenant des décisions sur les contenus sans le consentement de l’ensemble des membres. Il est clair que cette démarche est en opposition totale avec l’esprit du travail collaboratif ; elle nous a d’ailleurs valu quelques critiques justifiées de la part de certains auteurs. Nous réfléchissons actuellement au moyen d’améliorer cette étape afin de permettre à un maximum d’auteurs d’y participer, sans perte d’efficacité et en respectant les délais.
Nous pouvons dire que globalement, le manuel Sésamath est le résultat d’un travail collaboratif l ors des étapes importantes de sa réalisation. Sans les contraintes liées à l’édition, nous serions arrivés à le concevoir collaborativement du début à la fin. Nous ne pouvons donc pas affirmer que ce projet est collaboratif sur toute la ligne, mais il y tend de manière significative.
Conclusion.
Le projet de manuel Sésamath, imaginé par Sébastien Hache, a été mis en forme et porté au départ par une poignée d’auteurs solidaires, motivés et un peu inconscients, vu l’ampleur de la tâche... Cette petite équipe a insufflé l’esprit fédérateur au démarrage. Elle a progressivement intégré les nouveaux auteurs et les a formés aux outils et aux nouvelles technologies, tout en préservant la convivialité et le dynamisme qui caractérise le projet. Sans eux, rien de tout cela n’aurait vu le jour. En trois ans, un long chemin a été parcouru : une centaine de collègues ont participé à la réalisation du manuel de Troisième !
Ce mode de fonctionnement est une innovation de taille dans le monde de l’Éducation Nationale. Il n’existe pas de précédent à la rédaction d’un manuel scolaire ayant fédéré un si grand nombre de professeurs issus de toutes les régions de France. Grâce à ce projet, de nombreux enseignants de mathématiques échangent, discutent, analysent leurs pratiques, bref, se forment sur les plans professionnel et personnel. Ils créent ainsi une communauté de professeurs, prêts à s’investir sur leur propre initiative dans un projet qui les motive. Le but est évidemment que cette expérience entraîne dans son sillage un grand nombre de collègues dans le monde de l’Education.
Le modèle ainsi développé a permis de réaliser les premiers manuels scolaires libres, téléchargeables gratuitement sur Internet. Les ventes des manuels ont prouvé l’intérêt des collègues pour le projet, qu’ils soient auteurs ou utilisateurs des ressources de Sésamath. Après avoir quelque peu secoué le monde fermé de l’édition scolaire, ce modèle est actuellement très observé dans les milieux professionnels, suscitant l’intérêt des entreprises. Peut-on penser que ce modèle puisse être adapté à d’autres secteurs professionnels et que Sésamath puisse être en mesure de faire partager son expérience ? Nous sommes contactés par des pays où les moyens financiers sont très limités pour éditer des manuels scolaires. Le fait que le manuel soit libre, téléchargeable gratuitement ne serait-il pas un moyen de permettre aux élèves de ces pays de bénéficier, d’accéder au livre scolaire ? Ce modèle de rédaction ne pourrait-il pas permettre aux professeurs de ces mêmes pays de créer les manuels adaptés à leurs propres programmes scolaires, générant ainsi d’autres communautés d’enseignants ?
Enfin, étant donnée la qualité et les compétences des personnes rencontrées dans le cadre de ce projet, leur motivation, leur dynamisme et leur esprit d’ouverture, gageons que l’expérience des manuels Sésamath n’est que le début de la belle aventure de l’édition au sein de l’association. Tous ces bénévoles ont encore de nombreuses idées à mettre en œuvre et un modèle de travail collaboratif à améliorer et à propager dans le futur.