Nous qualifions de « comportement algorithmique » le fait de décomposer le parcours vers un but précis, en étapes successives. L’éthologie autant que l’histoire des sciences démontrent l’universalité de ces comportements, sur lesquels l’enseignement repose en grande partie. Les dessins sur le sable, observés chez plusieurs peuples dans le monde, ont fourni la base d’une séquence d’algorithmique débranchée en CM2.
par Bernard Ycart, Sarah Leleu
Si exécuter un algorithme consiste à enchaîner des étapes particulières dans un ordre précis pour atteindre un but donné, alors tous les humains, ainsi que nombre d’animaux, ont des comportements algorithmiques. La capacité de reproduire un algorithme par imitation fait même partie de l’équipement de base de chaque enfant. Nous examinons les conséquences de ce fait pour l’enseignement des mathématiques et pour le développement d’une pensée informatique.
Introduction
Voici « La corneille et la cruche » : c’est une fable d’Ésope. Enfin… d’Ésope ou d’un autre, parce qu’on n’est même pas sûr qu’Ésope ait existé. Les premières compilations de « ses » fables seraient contemporaines de Thalès. C’est vous dire si ça remonte. La version ci-dessous et l’illustration viennent d’une édition française de 1714 : la fin du règne de Louis XIV… et de Leibniz.
Une corneille, qui mourait de soif, trouva une cruche où il y avait de l’eau ; mais si peu, qu’il lui était impossible d’y atteindre. Elle essaya premièrement de rompre la cruche, et puis de la renverser, mais elle se trouva trop forte et trop pesante pour elle. Enfin elle s’avisa d’un expédient qui lui réussit ; elle jeta au fond quantité de petits cailloux qui firent monter l’eau assez haut pour qu’elle pût boire. |
Du temps de cette gravure, les humains, infatués de leur supériorité imaginaire et imbus de la brillante théorie cartésienne de l’animal-machine, refusaient tout net de croire la corneille capable d’un tel exploit. Alors celle-ci, lasse d’entendre traiter son fabuliste d’affabulateur, se décida à mettre en ligne une preuve incontestable. Et comme cela lui avait valu une belle moisson de likes, elle tint à prouver qu’elle pouvait faire encore beaucoup mieux.
C’est le moment de citer la source principale de ce qui a trait à l’éthologie dans cet article : un cours de Roland Maurer à l’Université de Genève, intitulé « Cognition comparée : aux origines de l’esprit ». Ce cours est véritablement passionnant, et doit être recommandé à tout enseignant. Certes, mais que vient donc faire l’éthologie dans une revue à l’inclination aussi nettement informatique que MathemaTICE ? Ceci.
Répéter
……jeter un caillou dans la cruche
……observer le niveau de l’eau
Jusqu’à ce que le niveau atteigne le bord de la cruche
Ce sont des algorithmes que la corneille applique… à l’instar de tous les animaux dont parle Roland Maurer, humains compris.
Dans « Initier les élèves à la pensée informatique et à la programmation avec Scratch », Pierre Tchounikine définit la « pensée informatique » comme suit :
« Savoir décomposer un problème en sous-problèmes plus simples ; savoir réfléchir aux tâches à accomplir pour résoudre un problème en termes d’étapes et d’actions (ce que l’on appelle un algorithme) ; savoir décrire les problèmes et les solutions à différents niveaux d’abstraction, ce qui permet d’identifier des similitudes entre problèmes et, par suite, de pouvoir réutiliser des éléments de solutions. »
Nous reprendrons l’idée de Tchounikine, en parlant de « pensée algorithmique », tout en conservant à la notion de « problème à résoudre » l’acception la plus générale possible. Il ne s’agira ici pas de « pensée informatique », dans la mesure où nous n’irons pas jusqu’à la traduction dans un langage ad hoc, que ce soit Scratch, Blocky, Run Marco, Logo ou un autre. Il vous suffit de taper le nom de votre langage favori dans la barre de recherche de votre revue non moins favorite, pour en apprendre beaucoup plus que nous n’en savons sur lui. Notre réflexion se situe à un niveau plus élémentaire. Dans la définition ci-dessus, nous distinguons deux niveaux de compétences. Le premier consiste à concevoir et exécuter un algorithme, ce que nous qualifierons de comportement algorithmique. Le second niveau consiste à verbaliser ce comportement, c’est-à-dire en décrire les étapes en langage naturel, pour en conserver la trace ou le transmettre à un tiers. Ces deux niveaux en précèdent un troisième, par lequel la description en langage naturel sera traduite dans un langage de programmation, ce qui permettra ensuite de coder et d’exécuter un programme.
L’éthologie ainsi que l’histoire des sciences, montrent que le comportement algorithmique (enchaîner des opérations destinées à atteindre un objectif particulier) est consubstantiel de la pensée humaine, de son développement, et de l’élaboration d’une tradition culturelle complexe, en particulier mathématique. Plutôt que d’en faire l’objet d’un apprentissage en soi, il convient d’exploiter pour d’autres apprentissages, la faculté qu’a tout enfant de reproduire une succession d’opérations dans une intention donnée. La verbalisation nous semble en revanche d’un tout autre niveau de complexité didactique. Nous lui consacrons l’article suivant, complémentaire de celui-ci.
Nous traitons ici de l’universalité des algorithmes, d’abord en utilisant l’apport de l’éthologie, ensuite celui de l’histoire, pour décrire enfin quelques activités algorithmiques « débranchées » réalisées par la première autrice dans sa classe de CM2.
Algorithmes dans le monde animal
L’histoire qui suit est authentique ; elle fait partie des souvenirs d’enfance du second auteur.
Mon grand-père avait un chien, un braque allemand qui s’appelait Ricaud. Ricaud avait pris l’habitude d’ouvrir à sa guise les portes de la maison, ce qui faisait enrager mon grand-père, car il ne prenait jamais la peine de les refermer, au mépris des courants d’air. Il ouvrait vers l’extérieur, ce qui n’a rien d’exceptionnel : il suffit d’appuyer sur la poignée. Il ouvrait aussi vers l’intérieur, ce qui est plus difficile pour un chien : il commençait par appuyer sur la poignée, ce qui suffisait en général à dégager la porte de son cadre. Il ne restait plus qu’à gratter le bas de la porte en tirant vers lui. Un jour mon grand-père excédé, décida de mettre en échec une bonne fois pour toutes, le comportement algorithmique de son chien. Il tourna toutes les poignées d’un quart de cercle vers le bas. Son triomphe ne dura pas plus d’une ou deux semaines. Ricaud apprit très vite à appuyer une de ses pattes avant sur le chambranle, pendant que l’autre grattait la poignée vers un des deux côtés. Il ne lui restait plus alors qu’à pousser la porte ou l’attirer vers lui, comme auparavant.
Des exploits animaux beaucoup plus impressionnants que celui-ci, Roland Maurer en décrit à foison. La capacité à concevoir et coordonner une suite d’actions dans un but particulier, a été observée chez de nombreuses espèces, en plus de la nôtre. Pour aussi divertissants qu’ils soient, nous ne tenterons pas un catalogue des algorithmes dans le monde animal. Deux questions nous paraissent plus importantes pour notre propos. La première est celle de l’émergence d’un comportement algorithmique chez un individu particulier, la seconde est celle de sa généralisation aux individus d’un groupe donné. Nous n’aborderons pas le débat inextricable inné vs. acquis : les éthologues ont imaginé quantité d’expériences pour distinguer les comportements qui relèvent de l’instinct, de ceux qui constituent d’authentiques innovations. Il est généralement admis que chaque espèce dispose d’un certain nombre d’« outils de base » : prendre de petits objets dans son bec pour une corneille, gratter avec ses pattes avant pour un chien, etc. Ces comportements innés constituent les briques qu’utilise un individu pour réaliser des tâches plus complexes : élever le niveau de l’eau dans la cruche pour la corneille, ouvrir les portes pour Ricaud.
Par quel mécanisme les animaux assemblent-ils leurs briques innées pour construire un algorithme ? Ce n’est pas complètement élucidé. Le hasard est une explication possible dans certains cas. L’émergence aléatoire de comportements macroscopiques à partir de processus innés microscopiques a été mise en lumière depuis longtemps. Dans « Des fourmis et des hommes », Rémy Chauvin explique que les fourmis sont équipées d’un comportement élémentaire consistant à soulever avec leurs mandibules tout ce qui peut l’être, quitte à laisser retomber ce qui ne peut pas être rapporté au nid. Des expériences ont démontré que ce comportement élémentaire, répété aléatoirement des millions de fois, suffit à expliquer que les fourmis soient capables d’extraire d’une canette de soda, une paille cent fois plus grande que chacune d’entre elles. Il explique aussi la construction de fourmilières gigantesques, et l’émergence de bien d’autres comportements complexes.
Certes, mais le hasard n’est pas toujours une explication suffisante. Dans le cas de la corneille, de Ricaud et bien d’autres, l’intention est claire et le but n’est pas atteint fortuitement. Un autre mécanisme possible est la reproduction d’un comportement observé. Là, les éthologues établissent une distinction cruciale pour nous. L’imitation consiste à percevoir l’intention du modèle, ce qui implique de reproduire chacun des détails menant à la réalisation de cette intention, puisque tous sont potentiellement utiles. Au contraire, l’émulation vise à reproduire un résultat sans nécessairement copier chacune des actions qui ont conduit à ce résultat. Même si les deux comportements ont pu être observés, autant chez certains animaux que chez l’homme, il semble bien que l’« imitation intentionnelle » soit un comportement quasi-spécifiquement humain. Un enfant perçoit l’intention de son modèle (camarade, parent ou enseignant). Il en déduit que chacune des étapes qui conduit à la réalisation de cette intention a son importance. Il cherchera donc à reproduire le comportement du modèle dans tous ses détails, y compris éventuellement ceux qui ne sont pas réellement pertinents dans l’atteinte de l’objectif. Les conséquences de cette capacité innée pour l’espèce humaine, sont vertigineuses : Roland Maurer les exprime ainsi.
« L’apprentissage par imitation mène à l’évolution cumulative de comportements qu’aucun individu n’aurait pu inventer par lui-même. »
C’est parce que chaque homme est doté de la capacité de comprendre la finalité d’un algorithme, et de le reproduire étape par étape, que l’espèce a été en mesure de développer son bagage technologique, ses cultures y compris scientifiques, et finalement les mathématiques et l’informatique. Que le comportement algorithmique soit un préliminaire du développement scientifique, l’histoire des mathématiques en garde des traces nombreuses. Nous allons en examiner quelques unes.
Algorithmes dans l’histoire
La première trace, c’est le cheminement particulier du mot. Comme chacun le sait, « algorithme » vient d’al-Khwarizmi (780—850). Vous lirez ici ou là que c’est parce qu’al-Khwarizmi a écrit des algorithmes de résolution des équations du second degré. Pas du tout.
Comme d’autres savants arabes, al-Khwarizmi a appris la numération indienne, en a compris l’intérêt et a écrit un traité pour la populariser. Son traité a été traduit en latin, et vous voyez le début d’un des manuscrits de cette traduction. La lettrine est un D et les deux premiers mots se lisent « Dixit algorizmi » : al-Khwarizmi a dit. Cette expression, plusieurs fois répétée au fil du texte a fait qu’en Europe occidentale, du moyen-âge à la fin du dix-septième siècle, « algorithme » a désigné la numération indienne, par opposition aux chiffres romains. |
Vers la fin du dix-septième siècle, la numération indienne étant enfin généralisée, le besoin de la désigner par un mot particulier s’est estompé, et le mot a été libéré pour désigner deux nouveautés qui commençaient alors à se répandre : l’algèbre littérale et l’analyse infinitésimale.
« Algorithme » a alors pris le sens de « calcul », au sens où nous parlons de « calcul algébrique » ou « calcul différentiel ». La première utilisation du mot dans notre sens actuel est due à Euler dans l’article que vous voyez, paru en 1764. Il y décrit une procédure de recherche des solutions de l’équation de Pell-Fermat. Mais pour une fois, Euler n’a pas fait école. |
Le génial inventeur d’algorithmes numériques qu’a été Newton n’avait pas songé à les traiter autrement que de « méthodes ». Ses successeurs ne s’en sont pas plus soucié. Le dix-neuvième siècle a vu naître la plupart des algorithmes numériques que nous utilisons encore, mais personne ne songeait alors à parler d’algorithme. Le diagramme de fréquence de Google le montre bien : l’usage du mot ne s’est généralisé qu’à partir des années 1960. Doit-on en conclure que le concept n’a pu exister qu’avec les ordinateurs ? Tout au contraire. Résoudre un problème par une succession d’opérations paraissait tellement naturel à chacun, que personne ne songeait à dénommer ce que tout le monde faisait sans y penser : les « monsieur Jourdain » du comportement algorithmique auraient été fort aise (et passablement amusés) que leur « maître de philosophie » leur enseigne qu’ils faisaient des algorithmes sans le savoir.
Depuis combien de temps ? Depuis toujours ; en mathématiques, au moins depuis les Mésopotamiens et les Égyptiens. Si on excepte le « miracle grec », les mathématiques ont toujours été, jusqu’à l’histoire récente, un ensemble de procédures algorithmiques. Que l’on résolve des problèmes numériques en écrivant le résultat d’un calcul, que l’on trouve la valeur d’une inconnue dans une devinette algébrique, que l’on complète une figure géométrique répondant à des spécifications données ; dans tous les cas, la seule chose qui était attendue, c’était le déroulé d’une procédure particulière, un algorithme. Curieusement, la prise de conscience de ce fait basique est relativement récente. Donald Knuth a lancé un premier pavé dans la mare de la bonne conscience occidentale en 1972, par son article sur les mathématiques mésopotamiennes : « Ancient Babylonian Algorithms ». Plus tard, Karine Chemla a démontré que la pensée algorithmique chinoise, si elle différait de celle d’Euclide, n’excluait pas pour autant la rigueur. Reste que pendant deux millénaires, le discours mathématique hérité des Grecs, avec la perfection de ses démonstrations, a constitué le modèle à mettre en avant, quitte à jeter un voile pudique sur les mathématiques utilitaires, qui continuaient à être basées sur les méthodes et recettes traditionnelles. Un exemple ? La résolution des équations du second degré, vue comme une procédure géométrique par les Mésopotamiens et à leur suite par Euclide, a été magistralement théorisée par al-Khwarizmi. À sa suite, Omar Khayyam a classifié les équations de degré trois, donnant pour chacune une solution par intersection de coniques. Les formules de résolution des équations de degré trois, puis quatre, ont été l’occasion d’une belle bagarre dans l’Italie de la Renaissance. Pendant tout ce temps, comment résolvait-on une équation en pratique, et quelle méthode enseignait-on pour les résoudre ? L’antique méthode de fausse position, avec son cortège de tâtonnements et d’imprécisions.
Pour conclure cette section, voici les principes 2, 3 et 4 sur les quatre qui constituent la méthode de Descartes (1637) (le premier consiste à douter, jusqu’à ce que ce ne soit plus possible).
Le second, de diviser chacune des difficultés que j’examinerais en autant de parcelles qu’il se pourrait, et qu’il serait requis pour mieux les résoudre.
Le troisième de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples, et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu comme par degrés jusqu’à la connaissance des plus composés. Et supposant même de l’ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres. Et le dernier de faire partout des dénombrements si entiers, et des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre. |
Dites, cela ne vous rappelle rien ?
Algorithmes en CM2
Dans la brochure éduscol sur le calcul aux cycles 2 et 3, à la rubrique « calcul posé », on lit :
Le calcul posé permet de disposer d’une méthode de calcul sécurisante, car elle permet de garantir l’obtention d’un résultat. Le calcul posé permet l’étude du fonctionnement d’algorithmes complexes à partir de leur mise en pratique.
Que la mise en pratique d’un algorithme soit sécurisante pour les élèves, est l’effet de cette propriété innée des humains que nous avons évoquée plus haut. Mais que recouvre « l’étude du fonctionnement d’un algorithme complexe » ? Essayez-donc d’écrire dans le langage de votre choix, l’algorithme de la multiplication posée, entre deux variables entières A et B, respectivement à n et m chiffres en écriture décimale. Quand vous aurez terminé, démontrez rigoureusement que l’algorithme théorique que vous venez d’écrire retourne bien A×B. S’il vous reste du temps et de l’énergie, demandez-vous alors quelle tête ferait un élève de CM2 si vous lui expliquiez cela ! La multiplication posée (quelle que soit la méthode), est sans aucun doute un bon exemple d’algorithme complexe ; mais il n’est pas envisageable de dépasser avec des élèves le niveau de la recette de cuisine, à savoir du déroulement instancié. Les algorithmes de multiplication posée font l’objet d’un autre article.
La distinction entre algorithme théorique et recette de cuisine fait l’objet d’un récit de hist-math : Le bœuf en daube. Si, comme nous l’avons dit plus haut, il est vrai que les mathématiques ont toujours été jusqu’à récemment, un catalogue d’algorithmes, en pratique il ne s’agissait pas encore d’algorithmes au sens informatique. Le maître donnait un exemple d’exécution sur des données particulières, puis un autre, encore un autre s’il était besoin. Il était sous-entendu que tout élève normalement doué, après avoir répété l’algorithme sur quelques exemples différents, saurait se débrouiller pour résoudre n’importe quel autre problème du même type. Les opérations arithmétiques posées ne sont pas enseignées différement de nos jours. Quand l’algorithmique a-t-elle commencé à dépasser le niveau de la recette de cuisine ? À peu près au moment où l’algèbre est devenue littérale, au cours du dix-septième siècle. Nous y voyons une nouvelle illustration de l’échelle historique de difficulté. Rappelons que l’algèbre littérale a mis environ deux siècles avant de passer dans les mœurs. Entre le déroulement d’un algorithme instancié et la notion de variable algorithmique, il y a le même saut conceptuel difficile, qu’entre un calcul numérique particulier et les symboles algébriques. Il nous a paru avantageux d’utiliser le comportement algorithmique naturel des élèves, pour introduire non seulement l’algèbre symbolique, mais aussi la notion de fonction. Nous avons implémenté cela en classe par un tour de magie inspiré des récréations mathématiques d’Ozanam.
Pas plus que le tour de magie, nous ne détaillerons la séquence qui a déjà fait l’objet de « Cryptologie, histoire et jeux en CM2 ». Appliquer l’analyse de fréquence à un codage monoalphabétique revient bien à dérouler un algorithme instancié. L’expérience nous a montré que les élèves s’approprient très rapidement le procédé, et ce même si le code est changé à chaque cryptogramme. Cette compétence nouvelle les amuse autant qu’elle les rassure, induisant le même sentiment de fierté que le tour de magie, quand ils l’expliquent à leur entourage.
Toujours parmi les expériences déjà publiées, l’approche esthétique de la géométrie en CM2, relève aussi largement du comportement algorithmique. Une fois maîtrisées les compétences de base que sont le tracé d’un segment avec la règle, d’un cercle avec le compas, d’une perpendiculaire avec l’équerre, des figures de complexité croissante sont proposées aux élèves. Pour les reproduire, ils doivent enchaîner les opérations de base en un algorithme qu’ils conçoivent eux-mêmes. Ils sont très fiers de leurs réussites…
Nous nous arrêterons un peu plus sur une autre activité algorithmique, qui n’a pas encore fait l’objet d’une publication. Comme la reproduction de figures géométriques évoquée ci-dessus, elle fait appel à une motivation esthétique. Elle permet en plus de renforcer la notion du temps algorithmique, en ajoutant un mouvement.
La séquence est née d’une animation en classe à l’occasion de la fête des sciences. L’ethno-mathématicien Éric Vandendriessche est venu initier les élèves aux « dessins sur le sable » du Vanuatu, qu’il a longuement étudiés. L’activité consiste à tracer avec le doigt une ligne continue sur le sable à partir d’un quadrillage. Deux contraintes sont données aux élèves : il ne faut pas repasser sur un tracé existant et le point final doit coïncider avec le point de départ.
La démonstration laisse les enfants admiratifs. Ils sont d’abord invités à reproduire les tracés sur papier, étape par étape. De nombreux essais sont nécessaires pour parvenir à reproduire les dessins proposés. Certains élèves tentent de garder une trace écrite de la procédure.
L’étape suivante se rapproche des conditions réelles d’exercice : le sable du Vanuatu est un peu loin, mais des plateaux de semoule très fine sont prévus pour cela.
Dans ce cas, le tracé du dessin est assez simple à comprendre : un enchaînement de boucles se reproduit d’un côté, puis de l’autre d’un axe de symétrie. Mais d’autres sont bien plus complexes, comme cela a été constaté lors des prolongements donnés à cette animation.
Des pratiques du même genre existent ailleurs dans le monde : en Angola, on parle de sonas, en Inde, de kolams. Toutes ces pratiques s’articulent selon le même principe : tracer au sol des figures construites autour d’axes de symétrie, dans lesquelles on itère des algorithmes en leur faisant subir des rotations. |
Des défis ont été proposés aux élèves, avec des figures à reproduire de plus en plus complexes. Elles sont rassemblées dans le document d’accompagnement de cet article.
Respecter la consigne, être capable de répéter l’exécution : l’algorithme a souvent été très difficile à trouver. Les élèves ont spontanément eu besoin de verbaliser ce qu’ils faisaient pour accompagner le geste : « je monte, je trace une boucle, je redescends, je tourne, je monte, je trace une boucle, je redescends, etc. ». Ils se sont rapidement aidés entre eux en oralisant ces procédures. |
Pour des figures plus complexes encore, la verbalisation semble atteindre ses limites, les élèves ont besoin d’un support visuel qui isole le motif à reproduire et décompose les différentes étapes.
L’activité a été ritualisée sur un temps quotidien limité afin de préserver un temps de concentration efficace : une quinzaine de minutes par jour. Toujours selon la même procédure, différenciée selon le degré de réussite des élèves : observation de la figure, possibilité de suivre avec le doigt le tracé sur le modèle, dessin sur l’ardoise, puis sur le cahier, et enfin sur le plateau de semoule. Tous les élèves n’ont pas réussi, mais tous ont cherché, et la plupart des enfants ont réussi en fin de séquence à reproduire des tracés complexes, dépassant même de beaucoup les performances de la maîtresse !
Cette activité a remporté beaucoup de succès. Les plateaux sont toujours dans la classe, et quel que soit l’âge des élèves, des CP au CM2, tous demandent à pouvoir les utiliser pour essayer de reproduire les dessins affichés en classe (voir le document d’accompagnement). La reproduction de l’algorithme est selon leurs termes, « satisfaisante ». Ils aiment le caractère répétitif et l’esthétique du tracé qui valorise le résultat. Le support est apprécié pour son caractère éphémère : on a le droit de se tromper, à l’infini, ce qui permet d’accepter la difficulté de l’exercice et de recommencer jusqu’à réussir.
Le secret de la réussite ? C’est une élève qui l’a révélé : « Attends maîtresse, je m’entraîne, il faut que j’aie le mouvement dans la peau ! »
Conclusion
Ce qui précède nous paraît démontrer que le comportement algorithmique, doit être considéré comme un outil vers l’acquisition d’autres compétences, plutôt que comme une fin pédagogique en soi. Obtenir d’un enfant qu’il reproduise une suite d’actions lui est si naturel, qu’on risquerait de l’embrouiller en les lui faisant trop détailler. Dans l’apprentissage algorithmique, deux écueils nous paraissent devoir être évités.
Le premier écueil, nous le qualifierons d’« effet Rubipèdes », en hommage à Michel Iturria, auteur de la célèbre BD rugbystique. Dans une de ses planches, le coach mal inspiré explique à son pilier droit la différence entre l’algorithme de la marche et celui de la course. Le pauvre pilier en est si perturbé qu’il ne sait plus se déplacer qu’en youpala !
Le second écueil est celui de la « casserole de Poincaré », dont des dizaines de versions circulent sur internet, même s’il n’y a aucune chance qu’Henri Poincaré ait quoi que ce soit à voir avec cette blague. Dans une pièce, se trouvent : un évier muni d’un robinet d’eau courante, une casserole accrochée à un mur, un réchaud à gaz et une boîte d’allumettes. Problème : comment faire chauffer l’eau ? Algorithme : décrocher la casserole, la remplir d’eau, la poser sur le réchaud, allumer le réchaud. Deuxième problème : nous sommes dans la même pièce, mais à présent, la casserole est remplie d’eau, posée sur le réchaud. La question est la même : comment faire chauffer l’eau ? Algorithme : vider la casserole, la raccrocher au mur, et exécuter l’algorithme précédent.
Reste qu’on ne peut pas se contenter de tabler sur la seule capacité d’imitation des élèves, pour les initier à une pensée informatique ; et ce, pour une raison évidente : aucun ordinateur n’est encore capable d’obéir à « regarde comment je fais, et fais comme moi ». Mais justement, prendre conscience de la nécessité d’un langage précis, exhaustif et non ambigu pour d’abord décrire un algorithme, ensuite le communiquer à une machine, est tout sauf évident pour un enfant.
L’activité « dessin sur le sable » décrite plus haut a mis en évidence la nécessité de deux supports avant de pouvoir être réussie : le modèle visuel, puis le mode d’emploi oral, faisant monter d’un cran la nécessité d’abstraire. D’autre part, la traduction verbale du mouvement a été assez vite limitée à mesure que les tracés devenaient plus complexes, posant la question de la mémoire possible à garder des procédés à mettre en place, notamment lorsque les plus grands doivent expliquer aux plus petits.
Verbaliser, pour reproduire et pour transmettre : cette question nous paraît suffisamment importante pour lui consacrer la seconde partie de notre étude.