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L’inclusion scolaire : la grande débrouille

Le témoignage sans concession d’une professeure qui accueille des élèves « à besoins spécifiques » depuis une vingtaine d’années.

Article mis en ligne le 13 juin 2022
dernière modification le 25 octobre 2022

par Sarah Leleu

N.D.L.R : L’article qui suit s’inscrit dans une préoccupation déjà ancienne de MathémaTICE : utiliser les outils numériques pour aider à inclure des élèves souffrant d’un handicap ou de difficultés spécifiques au sein d’une classe habituelle. Voici deux articles représentatifs de cette démarche :

L’insertion du mot « handicap » dans le moteur de recherche met en évidence d’autres articles de cette nature.
Ils seront complétés au cours de l’année à venir par plusieurs articles de ce type présentant d’autres outils utiles dans la perspective de « l’école inclusive » (dans le jargon EducNat). L’appel à contribution 2022-2023 (point 3) y fait également référence.

Mais cet article est aussi une alerte sur l’abandon et la solitude dont souffrent (gravement) de nombreux collègues lors de l’accueil sans préavis, sans formation préalable et sans moyen spécifique de ces élèves.

C’est enfin un cri, (largement étouffé et contenu) [1] face à l’impossibilité d’inclure certains élèves qui menacent la scolarité des autres élèves, leur santé et celle du professeur. Il faudra bien que le législateur, le système éducatif et les associations acceptent de regarder en face ce problème et de déroger, dans les cas les plus insupportables, à un « tout-inclusif » destructeur.

Munch : le cri




Depuis la loi d’orientation et de programmation pour la refondation de l’École de la République du 8 juillet 2013, l’école inclusive est décrétée à coup de circulaires.
Elle est le rêve d’une égalité légitime entre tous les enfants. Mais qu’en est-il, à l’épreuve des faits ?
Professeure des écoles depuis une vingtaine d’années, j’ai vu défiler les textes et les enfants, et comme tant d’enseignants, je vis l’école inclusive de l’intérieur : les prénoms des enfants ont été modifiés, mais tout ce qui est raconté est vrai.

Introduction

« L’école inclusive vise à assurer une scolarisation de qualité pour tous les élèves par la prise en compte de leurs singularités et de leurs besoins éducatifs particuliers ».
C’est ce qu’on peut lire sur le site du ministère de l’éducation, la règle d’or étant le droit fondamental à l’éducation pour tous les enfants. L’État dit mettre en place des mesures pour favoriser l’inclusion de tous à l’école : « un dialogue renforcé avec les familles », « des parcours de scolarisation toujours plus personnalisés », « une formation soutenue pour les personnels enseignants », « des moyens de pilotage et d’évaluation ».
On annonce toujours plus de budget (« une augmentation de 3,3 milliards d’euros depuis 2017 »), toujours plus d’élèves scolarisés (400 000 en 2021), toujours plus de personnel dédié (125500 AESH). « L’école inclusive est une priorité du gouvernement ».
Une majorité de français y est favorable : 90% ; mais 96% des enseignants estiment qu’elle est mal prise en compte par l’institution scolaire. Une chose est sûre : l’insatisfaction est à la hauteur de l’attente. L’idéal d’une école égalitaire est malmené, la frustration des enseignants s’exprime et la souffrance des enfants est réelle, bien qu’aucun sondage ne demande leur avis aux principaux intéressés.
Je suis professeure des écoles depuis une vingtaine d’années et des enfants « à besoins éducatifs particuliers », j’en ai rencontré beaucoup. Je me bats tous les jours pour que chacun d’entre eux ait sa place à l’école. Cette école, c’est mon lieu de travail, c’est l’institution dans laquelle j’exerce mon métier, je l’aime et je la défends.
Cela m’oblige parfois à lui adresser quelques reproches. C’est parce que les valeurs d’inclusion sont des valeurs fortes et essentielles que, par-delà les effets d’annonce, quand il faut plus que des mots, on n’a pas le droit de fermer les yeux sur la réalité de ce que vivent en premier lieu les enfants concernés, mais aussi leurs enseignants.

1 - Un idéal malmené

— valeurs inclusives et injonctions institutionnelles

Évidemment, qu’assurer l’égalité des chances entre les enfants, quels qu’ils soient, est une tâche indispensable qui vaut tous les dévouements. Bien sûr, que tous les enfants doivent pouvoir trouver leur place, grandir, apprendre, construire leur avenir. Cet idéal d’une école ouverte à tous, adaptée à chacun, le rêve d’une « scolarité de qualité » offerte à tous les élèves ne peut qu’être approuvé par tous. Les mots d’ordre, « confiance, apprentissage, partage » ne peuvent que réunir la communauté éducative et l’opinion publique dans l’intérêt des enfants. L’inclusion est pétrie des meilleures intentions. Le code de l’éducation fige dans le marbre ces principes inconditionnels : « le service public de l’éducation est conçu et organisé en fonction des élèves et des étudiants. Il contribue à l’égalité des chances et à lutter contre les inégalités sociales et territoriales en matière de réussite scolaire et éducative. Il reconnaît que tous les enfants partagent la capacité d’apprendre et de progresser. Il veille à la scolarisation inclusive de tous les enfants, sans aucune distinction. » La Haute Autorité de la Santé, elle aussi, recommande l’accompagnement à la scolarité et la contribution à l’inclusion scolaire.

— les richesses potentielles de l’inclusion

L’école inclusive est une valeur forte, non seulement pour les enfants « à besoins éducatifs particuliers », qui vise à les socialiser tous, mais aussi pour tous les autres. Elle pose d’abord un principe d’équité. Au sens plus large, elle permettrait de développer toutes les forces et tous les talents, et dans l’esprit, elle encourage à différencier en permanence les apprentissages tout en privilégiant le partage, la tolérance, et la solidarité. L’inclusion fait l’unanimité dans les instances internationales, l’UNESCO déclare même que « la diversité des apprenants permet d’améliorer et de démocratiser l’apprentissage » et consacre une part importante de ses activités à promouvoir des actions dans ce sens partout à travers le monde.
La déclaration de Salamanque, ratifiée par 92 gouvernements et 25 organisations internationales, proclame que « chaque enfant doit avoir la possibilité d’acquérir et de conserver un niveau de connaissances acceptable, chaque enfant a des caractéristiques, des intérêts, des aptitudes et des besoins d’apprentissage qui lui sont propres. Les systèmes éducatifs doivent être conçus et les programmes appliqués de manière à tenir compte de cette grande diversité de caractéristiques et de besoins, les personnes ayant des besoins éducatifs spéciaux doivent pouvoir accéder aux écoles ordinaires, qui doivent les intégrer dans un système pédagogique centré sur l’enfant, capable de répondre à ces besoins, les écoles ordinaires ayant cette orientation intégratrice constituent le moyen le plus efficace de combattre les attitudes discriminatoires, en créant des communautés accueillantes, en édifiant une société intégratrice et en atteignant l’objectif de l’éducation pour tous ; en outre, elles assurent efficacement l’éducation de la majorité des enfants et accroissent le rendement et, en fin de compte, la rentabilité du système éducatif tout entier. »
Rien que ça : non seulement l’école inclusive serait à même de garantir les droits fondamentaux à l’éducation, mais en plus, elle serait le moyen d’améliorer le système éducatif tout entier, y compris en terme de « rentabilité ». Elle aurait aussi le pouvoir d’élaborer un modèle social fort, exempt de discriminations, d’inégalité, et « accueillant ». Ça fait rêver, non ?

— les moyens alloués à l’inclusion scolaire

Pour atteindre cet idéal, l’Etat ne cesse de multiplier les dispositifs en faveur de l’inclusion. La liste annoncée est conséquente : la mise en place de services départementaux École Inclusive, l’organisation de Pôles Inclusifs d’Accompagnement Localisés (PIAL), l’amélioration du statut des AESH et le recrutement de personnel, l’amélioration de la formation des enseignants, la simplification des démarches, un meilleur suivi des parcours inclusifs, l’augmentation du nombre d’élèves scolarisés, le développement de l’enseignement à distance, le développement du numérique, la création de plateformes internet (cap école inclusive, mon parcours handicap), et d’un numéro d’appel (information école inclusive) et l’évaluation de la qualité des actions menées, et j’en oublie sûrement.
Le tout financé par quelque 3,5 milliards d’euros tout de même. Si malgré tout ça, on n’y arrivait pas, ce serait tout de même à désespérer.
Quand on parle d’évaluation de la qualité des actions menées, le dernier rapport de l’Inspection générale de l’éducation nationale concernant l’inclusion scolaire et la scolarisation des enfants handicapés date quand même de 2012. Le dernier état des lieux sur l’accompagnement des élèves en situation de handicap de 2018. Il note une évolution positive mais pointe aussi des attentes fortes et des difficultés à surmonter.

2- la frustration enseignante

On a bien compris que l’inclusion scolaire fait l’unanimité, et comment pourrait-il en être autrement quand il en va du bien-être des enfants, du respect du droit fondamental à l’éducation, et même, a-t-on dit, du modèle à venir d’une société plus tolérante et plus juste ? On a bien compris toutes les initiatives mises en œuvre pour progresser en ce domaine.
Seulement voilà. La réalité est tout autre. 27% seulement des Français estiment que les enfants ayant des troubles psychiques sont bien intégrés à l’école, 30% pour les enfants ayant des déficiences intellectuelles, 45% en ce qui concerne les enfants à mobilité réduite. Selon une enquête Harris d’août 2021, « si près de la moitié des Français considèrent qu’accueillir un enfant souffrant d’un handicap physique ou sensoriel permet de favoriser l’ouverture d’esprit des enfants, une majorité d’entre eux perçoivent des difficultés à d’autres niveaux, particulièrement en ce qui concerne le maintien de l’attention des élèves en classe ou l’organisation de certaines activités. » 96% des enseignants et 73% des AESH estiment que l’inclusion scolaire est mal prise en compte par l’institution scolaire. Et puis, chose qui interpelle : un peu moins d’un tiers estime suffisant le budget investi pour l’école inclusive quand bien même nous parlons de 3,5 milliards d’euros ! Tant de moyens pour si peu d’effets perceptibles, il y a de quoi se poser des questions, et sérieusement.

Bon. Ceci étant dit, les chiffres ont assez parlé. L’état des lieux des bonnes volontés institutionnelles est affiché, les chiffres sont alignés.
Laissez-moi maintenant vous parler de choses sérieuses et vous présenter mes petits élèves, car c’est d’eux que l’on parle en réalité. L’école, ce sont les enfants qui la font. Ce sont eux qui la vivent. Ils ne sont pas des mots dont on se joue, ni des chiffres dont on se délecte : ils existent bien fort. Ils se moquent bien des effets d’annonce et du politiquement correct. Et bien qu’ils soient les premiers intéressés, on ne leur demande jamais rien. Ils n’apparaissent dans aucun sondage, on ne les consulte jamais dans les tables rondes et les colloques internationaux. Et nous, les maîtres et maîtresses, qui nous efforçons de les écouter et de nous battre pour eux, nous ne sommes guère plus entendus.

Ces enfants « à besoins particuliers », je les rencontre tous les jours, je les connais bien, j’en ai plein ma classe, depuis vingt ans. À bien y regarder, Ils ont tous des besoins particuliers, et l’école n’est pas plus prête à les accepter qu’à prendre dans ses bras ces enfants encore un peu plus en marge des normes définies par les adultes.

Ma classe inclusive

— l’absence de formation

Ces élèves, je n’ai jamais été préparée à les rencontrer. On m’en a bien touché quelques mots à l’IUFM, dans un jargon abstrait et techniciste, mais aucun visage d’enfant n’y était associé. Bon c’est vrai, c’était il y a vingt ans, mais la pauvreté de la formation initiale, que le ministère de l’Education Nationale entend tellement soigner, n’est pas vraiment compensée par la formation continue qu’elle prétend assurer : durant toutes ces années, je n’ai pu bénéficier que d’une formation de six heures sur « les enfants éruptifs » au cours de laquelle on m’a expliqué comment réagir de manière bienveillante à la gifle d’un élève… Mmm. Allez avouez, ça donne envie d’y aller hein… ?

Néanmoins, ces élèves, j’ai dû les accueillir dans ma classe, non sans appréhension, tant je me suis sentie démunie et incompétente en la matière : des enfants autistes, alors que je ne savais rien des caractéristiques multiformes de l’autisme, un élève malvoyant, pour lequel il a fallu repenser tous les supports, des élèves TDAH ( Troubles du Déficit de l’Attention avec ou sans Hyperactivité), pour lesquels il a fallu démultiplier ma marge de tolérance, muscler ma patience, d’innombrables élèves atteints de troubles des apprentissages « dys » et des troubles psychologiques de plus en plus nombreux, qu’il a fallu apprendre à gérer au cas par cas avec plus ou moins de succès. Parfois encore, ces difficultés se combinent entre elles. Ce sont des enfants fragiles, sensibles, blessés déjà par leur inadéquation au système.

Durant tout ce temps, avec tous ces enfants, j’ai appris. J’ai appris à ne plus rien attendre de l’Éducation Nationale. La formation que j’ai demandée il y a six ans pour aider mes élèves dyslexiques, je l’attends toujours. Ma formation, je la fais donc moi-même, comme la plupart des enseignants. Sur l’autisme, j’ai lu beaucoup, en essayant vainement de trouver des clés pour comprendre. En attendant, Raphaël s’était exercé au lancer de dictionnaire en classe, manifestant comme il pouvait la souffrance de ne pas être à sa place avec des gens qui ne savaient pas s’y prendre, dans un endroit qu’il ne comprenait pas, avec des enfants qui lui faisaient peur et à qui il faisait peur. J’ai échoué. Je n’ai pas compris. Nous avons tous souffert avec lui, en attendant qu’on se rende à l’évidence : son bien être et le salut de tous étaient ailleurs, dans des lieux pensés pour lui avec des gens formés à s’occuper de lui.
Pour Capucine, j’ai lu ce que je trouvais sur la dyspraxie, j’ai aménagé sa place dans la classe, pris en main les logiciels qu’elle devait utiliser en classe et géré les problèmes techniques informatiques aussi. La logistique fait aussi partie des joies de l’inclusion.
Pour mon élève malvoyant, j’ai lu aussi, appelé l’ergothérapeute qui le suivait, cherché des pistes pour l’aider : j’ai agrandi les photocopies, utilisé des couleurs adaptées à son daltonisme, repassé les lignes, je l’ai rassuré, encouragé. Soigné sa sociabilité aussi, car être différent, maladroit, porter de grosses lunettes, c’est difficile à vivre à l’âge où l’on rêve de ressembler à tout le monde. Mais ça, aucune formation ne nous le dira. Ce sont les enfants qui nous l’apprennent.

— la solitude

L’absence de formation, ce n’est qu’un symptôme : le réel problème, c’est la solitude dans laquelle on nous enferme avec le fardeau de cette responsabilité.
L’absence d’information aussi : parfois, la raison d’une nécessaire inclusion reste vague, y compris pour moi, enseignante, qui doit m’en charger au quotidien, parce qu’on ne me donne pas les informations au nom du secret médical. Cette incompréhension, ce manque de confiance, l’impression de rester à la porte d’une énigme sans en avoir les clés, est insupportable.
Pourquoi Eliott se tapait-il la tête contre la table, pourquoi jetait-il des chaises à travers la classe ? Je n’en saurai jamais rien. Pourquoi Marwan pleure-t-il dès qu’on lui adresse la parole et refuse qu’on le regarde ? Mystère.

Enfin, le pourquoi n’est pas le plus important, car il n’est pas de mon ressort. Ce que j’aimerais savoir, c’est surtout comment ? comment faire ?
Comment soulager Jules de ses pulsions suicidaires, comment faire pour qu’il arrête de mordre ou de lécher son voisin et de couper les cheveux de Ségolène ? Comment faire pour qu’il arrête de se jeter sur les murs et de se mettre en danger ? Comment apaiser les crises, comment réagir quand moi-même, je suis à bout ?

Les concertations recommandées par toutes les institutions, le travail harmonisé de toutes les parties accompagnant ces enfants n’est qu’un vœu pieu. Le suivi du « projet personnalisé » ne fait jamais que l’objet d’une heure de réunion par an, où l’on ne fait que croiser des visages inconnus au point qu’un tour de table est nécessaire pour se présenter.
Les redoublements nous sont désormais refusés : on nous répond qu’un maintien, « ça coûte quand même 5000 euros par an ». Cela fait dix ans que je n’ai plus de médecin scolaire dans mon secteur. Ça ne fera plaisir à personne de le reconnaître, mais le RASED (Réseau d’Aide Spécialisé aux Élèves en Difficulté) - ou plutôt ce qu’il en reste- joue l’Arlésienne. Le bateau coule et ceux qui restent se sauvent comme ils peuvent. Alors, lorsqu’une aide bienveillante me tombe du ciel, je m’en saisis. Je m’empare avidement de cette collaboration heureuse. Je fais feu de tout bois. Mais cela reste encore trop rare pour changer la donne.

Ces enfants, je les ai parfois juste croisés dans les couloirs, quand d’autres collègues s’affairaient aussi à la sacro-sainte inclusion. Il y a eu des colères, il y a eu des larmes. On a supporté l’insupportable : les cris, les insultes, les menaces, les coups, la violence institutionnalisée. Quand la maîtresse et son élève sont livrés tous les deux à la violence hypocrite de la logique rentable et économique qui les prive l’un, de faire son travail dignement, et l’autre, de grandir dans le respect et sous la protection des adultes. Aux appels au secours, on répond de rédiger des rapports d’incident qui restent lettre morte, des mails à l’inspection qui restent sans réponse, au mieux parfois, on nous recommande de porter plainte. Dans quel monde vit-on, quand la maîtresse a autant peur de son élève que pour lui ? Est-ce là l’école de la confiance que l’on nous promet ? Et de quelle bienveillance parle-t-on alors ?

Se soucie-t-on, sur la page eduscol, des plumes que j’y laisse ? Se soucie-t-on des traumatismes des uns et des autres ? Quelle aide concrète nous apporte-t-on ? Où donc sont passés les 3,5 milliards d’euros investis, dont nous, dans nos écoles et dans nos classes, ne voyons jamais la couleur ?

Soyons honnêtes, soyons lucides : à part de jolis diaporamas qu’on nous envoie par mail et qui prétendent faire des enseignants des multi spécialistes en psychologie, en psychiatrie, en ergothérapie, en orthophonie et autres spécialités complexes… Que propose-t-on pour permettre d’accueillir dignement tous ces enfants pudiquement et uniformément nommés « à besoin éducatif particulier » ?

Ah, oui, j’oubliais. C’est vrai, heureusement, dans nos classes, nous avons des alliés de choix : les AESH. Enfin, quand on arrive à les recruter. Combien sont les enfants à ne pas avoir les heures d’accompagnement auxquelles ils ont officiellement droit ? Environ la moitié.
Quand bien même nous obtenons cette précieuse présence en classe, il faut de nouveau relativiser. Soyons clair : on ne devient guère AESH par vocation. Sans formation ou presque, on est cantonné par la force des choses au temps partiel et à la précarité, on est en première ligne aux côtés des enfants, on partage la difficulté crue de leur quotidien, pour un salaire moyen d’environ 800 euros et un manque de considération indu au regard de sa fonction, pourtant essentielle et difficile. Pour les enseignants, accueillir un adulte dans sa classe ne va pas de soi non plus. Il peut en sortir le pire ou le meilleur. Dans le meilleur des cas, on tombera sur une personne compétente, dévouée, impliquée, le dialogue sera constructif et l’enfant en tirera les bénéfices espérés, même si cela reste insuffisant. Dans le pire, il y aura une personne de plus à gérer dans la classe, payée à regarder tomber la pluie, un adulte à superviser, des mésententes à pondérer, des incompétences à compenser, et l’enfant en pâtira plus qu’il n’en sera aidé. Il en résultera une surcharge de travail et des tensions supplémentaires au lieu d’un soulagement.

Et puis, il existe bien une plateforme «  cap école inclusive », qui propose des ressources aux enseignants. L’outil d’observation de l’élève à lui seul compte onze pages, qu’il faut être en mesure d’analyser pour choisir les ressources proposées et ensuite se les approprier. Il faut après cela imaginer des aménagements concrets pour son élève, les expérimenter, les évaluer, les faire évoluer en permanence. Tout ceci bien sûr, en préparant sa classe au quotidien, en corrigeant les travaux des enfants, en gérant son groupe d’élèves, toutes les autres individualités et autres « besoins particuliers ».

— le sentiment d’échec et la souffrance enseignante

Est-il nécessaire d’évoquer tous ces enfants ? Il y en a eu tellement. Ceux qui sont passés dans ma classe, mais aussi ceux que j’ai croisés dans mon école. Si je ne peux les citer tous, je n’en oublie aucun. C’est parce qu’ils rentrent tous dans ma vie, chacun d’entre eux. Ce n’est pas seulement l’école, ou ma classe, c’est toute ma vie qui est inclusive. Ils y sont entrés un jour et n’en sortiront jamais, eux tous, leur visage, leur prénom, et leur ribambelle de souffrances dont j’ai tenté savoir quoi faire, que j’ai partagée, que j’ai prise dans mes bras pour tenter d’en décharger un temps ces enfants. Je n’y réussis pas toujours. Ils sont mes échecs les plus douloureux. Et ces échecs ont un prix.

Quand j’ai passé le concours, on ne m’avait pas prévenue qu’un jour, il faudrait que je m’enferme dans ma classe avec mes élèves pour empêcher David de s’enfuir, qu’il faudrait que j’accepte que Pierre rampe sous la table ou travaille à quatre pattes, qu’il faudrait que je fasse classe en faisant abstraction de ses cris, qu’il faudrait passer des heures, parfois tard le soir, à parler avec sa mère. Que je remplisse des dossiers à n’en plus finir, des GEVASCO, des PPRE, des PAP, et autres paperasses aux obscurs acronymes. On ne m’a pas dit que je rêverais d’eux, aussi, souvent car je n’abandonne pas non plus mes élèves au seuil de mes nuits.
Parce qu’on peut bien dire, aux enseignants débutants qu’ils ne sont pas là pour aimer les élèves : ils ont beau parfois nous faire vivre un enfer, ces enfants entrent dans notre cœur, ils hantent nos nuits, ils marquent nos vies. Ce sont NOS élèves. Comme les autres, et parfois même, un peu plus. On ne m’avait pas dit le prix d’une constante bienveillance, quand bien même on n’en a plus la force. Comment faire quand le manque de ressource, d’accompagnement, d’énergie, de patience, ne peut absolument pas pénaliser l’enfant qui en est déjà la victime ?
On ne m’avait pas dit, que même si je parvenais à mettre en place de quoi soulager mon élève, il faudrait que je me batte pour qu’ensuite, les aménagements si douloureusement élaborés soient au moins conservés par mes successeurs. On ne m’avait pas dit qu’un jour, je passerai des heures à constituer un dossier de suivi à transmettre au collège… et qu’il serait perdu par négligence. On ne m’avait pas dit qu’il y aurait des enseignants qui refuseraient, par on ne sait quelle fantaisie ou quelle paresse, de mettre en place des aménagements validés par un médecin scolaire et dont j’avais donné la preuve qu’ils fonctionnaient. On ne m’avait pas dit qu’un jour, la psychologue scolaire chargée de venir observer un élève suicidaire dans ma classe s’endormirait sur sa chaise. On ne m’avait pas dit, non, que je me sentirais si seule, seule avec la souffrance de mes élèves, si seule face à ma propre insuffisance et à mes manques, on ne m’avait pas dit que mon humanité, ma sensibilité et mes faiblesses prendraient parfois le pas sur mon professionnalisme et sur mon expérience. On ne m’avait pas dit l’immense fatigue qui m’attendait, celle, physique, d’une journée de classe et de la gestion corporelle de ces enfants, ni celle, morale, de ce puits sans fond, de la solitude, de l’impuissance.

Non. On ne raconte pas ces choses là. On ne les montre pas non plus. On n’ose pas dire qu’on souffre, parce qu’on a peur d’être renvoyé à son propre échec. On n’ose pas dire que parfois, la place de ces enfants serait peut-être ailleurs. Comme toujours, on mise sur notre culpabilité, notre souci de bien faire. Sous couvert de confiance bienveillante, on nous laisse endosser toutes les responsabilités. C’est oublier qu’à la moindre occasion, nous sommes sommés de nous justifier, soupçonnés de n’avoir pas fait ce qu’il fallait, que notre responsabilité peut être pénalement engagée si la sécurité de nos élèves ne peut plus être assurée.
Quand faire culpabiliser les enseignants est une stratégie nationale pour faire oublier les défaillances du système, quand l’inclusion devient un impératif moral qui étouffe le scandale des suppressions de poste spécialisés et la disparition programmée des RASED, il est temps, grand temps de s’interroger sur ce qui ne va pas.

Il est grand temps, à l’heure où l’on s’étonne des milliers de candidats qui ne se présentent plus au concours de recrutement de l’enseignement… A-t-on pensé à ces nouvelles recrues que l’on envoie gérer ce genre de situation ? A-t-on pensé à toutes les classes et à tous les enfants « à besoins spécifiques » qu’on laissera entre les mains de vacataires sans formation ? Et que dire de tous les autres postes vacants ? Qui portera le poids de toutes ces compétences fantômes ? On recrute à tour de bras qui voudra bien se dévouer à la tâche : rien que dans l’académie de Versailles à la rentrée 2022, il manquerait 700 professeurs des écoles, 600 professeurs de collèges et lycées, 35 infirmiers, 40 médecins et 60 psychologues scolaires, 600 AESH. C’est abyssal. On en arrive à mettre des petites annonces sur instagram et à organiser des job dating pour attribuer à la volée en quelques jours des milliers de postes dont personne ne veut plus.

Oui, il faut s’interroger sérieusement sur ce qui se passe, derrière les murs de l’école, une fois les effets d’annonce émoussés, une fois édictés les irréprochables principes de l’inclusion, pour que si peu de candidats s’y présentent.

Sac à pain publicitaire, académie de Versailles

3- la souffrance scolaire

Il faut donc s’accommoder des enfants et de leurs difficultés, des adultes qui sont susceptibles d’intervenir auprès d’eux. Il faut aussi composer avec les familles, souvent perclues des douleurs de leurs enfants, inquiètes pour leur avenir, méfiantes face aux reproches qu’elles sont habituées à recevoir. Elles qui souvent se démènent tout autant que nous. Plus d’une fois j’ai accueilli leurs larmes et leur culpabilité, leur agressivité aussi parfois auxquelles il faut pouvoir répondre tant bien que mal, apporter des réponses concrètes et des perspectives, et il faut le dire aussi, un peu d’humanité.

Que dire de tous ces élèves qui se retrouvent intégrés au parcours classique faute de place adaptée en ULIS (Unités Localisées pour l’Inclusion Scolaire) ? Que faire, quand même les intervenants extérieurs sont débordés par les « besoins particuliers » des enfants ? Deux ans sur liste d’attente pour un bilan chez l’orthophoniste : voilà ce qu’il faut patienter pour diagnostiquer une dyslexie et éventuellement, mettre en place un protocole. En attendant, concrètement, en classe, que fait-on ?

— les élèves « à besoins particuliers »

Au premier abord, j’aurais envie de dire que tous les enfants, chacun de ceux que j’ai rencontrés au cours de ces vingt dernières années, ont des singularités à prendre en compte et des besoins éducatifs différents. Mais je ne me lancerai pas sur cette piste : prendre en compte les particularités de chacun à l’école, c’est une noble cause à laquelle notre école n’est pas absolument pas encore prête, pas plus qu’elle ne l’est à accueillir comme elle le prétend les enfants dits « différents ». Qu’on sorte seulement un peu du cadre dessiné par les adultes, et elle n’est plus faite pour personne.

Quand on parle d’enfants « à besoins particuliers », cela recouvre des réalités bien différentes :
les élèves en situation de handicap (handicaps multiples et variés), les élèves à haut potentiel, les élèves allophones, les élèves concernés par les troubles des apprentissages, ceux qui sont victimes de maltraitance…
Parmi mes élèves, il y a eu Carine, 7 ans, fraîchement arrivée de Moldavie, jamais scolarisée, ne sachant pas un mot de français ni compter jusqu’à trois. La maîtresse chargée des enfants allophones sur le secteur est passée me voir une heure pour me donner un logiciel… qui n’a jamais fonctionné. Aurait-il fallu que j’apprenne le moldave en plus des multiples spécialités auxquelles je me suis formée durant toutes ces années ?
Il y a eu Élie qui a pleuré d’ effroi quand il a découvert dans son cahier mes corrections au stylo rouge, parce qu’à la maison, on allait le frapper en rentrant. On ne m’avait pas dit non plus qu’un jour, j’aurais à signaler des enfants et que je me retrouverais assise dans un commissariat pour témoigner devant un policier.

Par contre, en arrivant à l’IUFM, on m’avait dit deux choses : je n’étais pas là pour aimer les enfants, et j’allais devenir une spécialiste de la polyvalence. La polyvalence, c’est une manière pudique de désigner le multitâche. En clair : j’allais devenir « bonne à tout faire ».

Esquiver les dictionnaires lancés par Raphaël, suivre une formation en ligne d’orthophoniste, lire des bouquins de psychologie (bienveillante évidemment), éplucher une méthode d’apprentissage accélérée de moldave, jongler entre le matériel de maternelle pour les plus en retard et les manuels de collège pour les plus dégourdis : la polyvalence, on nous avait bien prévenus. Nous voilà les couteaux suisses de la République.

Mais pour être honnête, on a beau être ultra motivé, doué pour son métier, avoir une capacité d’adaptation remarquable et une aptitude à s’autoformer en permanence, les journées ne font que 24 heures, les semaines seulement 7 jours, et les enseignants ne sont jamais que des êtres humains, imparfaits et fatigables.

— les autres…

Nous avons parlé des enseignants, des AESH, des enfants « à besoins éducatifs particuliers », mais qu’en est-il des autres ? Tous ces autres enfants, que l’on oublie presque. Comment vivent-ils l’inclusion d’élèves qui centralisent tant d’attention ? La plupart du temps, et heureusement, l’inclusion d’un élève est l’occasion pour le groupe de se construire autour de valeurs positives : accepter la différence de l’autre, c’est aussi s’autoriser à s’épanouir soi-même dans tout ce qu’on peut avoir d’unique et de particulier. Le plus souvent dans ma classe, le groupe développe un fort sentiment de solidarité et de responsabilité. Mais ça ne va pas de soi : ça s’apprend. Les enfants sont capables de tout comprendre et ils sont capables d’une extraordinaire bienveillance les uns envers les autres. Mais spontanément, comme à nous adultes, la différence peut faire peur, elle peut être rejetée, moquée, discriminée. C’est un travail de tous les jours, que d’aller contre. Si certains troubles n’affectent que les apprentissages, d’autres se manifestent dans le comportement des enfants. Dans ma classe, quand Pierre a décidé de faire le canard, tous savent qu’il ne faut plus y prêter attention. Quand il rampe sous la table, ses camarades savent qu’il ne faut pas intervenir. Quand il a des idées noires, ils sont inquiets pour lui et viennent m’en avertir. Quand il lui arrive de faire du mal aux autres, ils me le disent du bout des lèvres, car ils savent bien qu’il n’est pas tout à fait comme les autres. D’autres fois, ils envient l’aide bienveillante de l’AESH, l’aménagement des règles et la tolérance dont il bénéficie, criant à l’injustice et au favoritisme. Si l’inclusion peut être une occasion en or de travailler certaines valeurs, elle peut être aussi à l’origine de véritables traumatismes, et se révéler une expérience désastreuse.
Les accès de violence peuvent être très traumatisants : Pierre qui casse la fenêtre en se tapant la tête dessus, Ludo qui saute sauvagement sur la maîtresse et lui met des coups de pied… Les violences, verbales ou physiques, sont toujours très choquantes lorsqu’elles surviennent et l’’inclusion devient difficile, quand les enfants eux-mêmes ont peur de l’enfant à inclure.

— les effets pervers de l’inclusion : la maltraitance ?

La réalité de l’école inclusive, c’est que c’est la grande bricole : « On a toute confiance en vous », nous dit-on inlassablement, nous déléguant par là-même toute la lourdeur du problème.
Alors oui, l’école de l’égalité et l’école de la bienveillance, c’est celle pour laquelle je me lève tous les jours. Ça ne m’empêche pas de voir que les bonnes intentions sans réels moyens et sans cohérence, ça ne fonctionne pas. En lieu et place de bienveillance, on a bel et bien parfois de la maltraitance.
Peut-on dire autre chose lorsqu’on s’apprête à envoyer en sixième un élève atteint de troubles autistiques pour lequel, bien que tout soit aménagé, rien n’est adapté ? Au collège, un garçon qui ne sait que quelques mots d’une autre langue, qui ne sait pas compter jusqu’à trois, dont l’activité préférée est de se contempler dans un miroir et qui n’a pour ami à l’école que l’arbre dans la cour auquel il reste accroché ? Mais quelle perspective d’évolution positive peut-on lui apporter en le plongeant dans la marmite effervescente d’un collège parmi une horde d’adolescents ? N’a-t-on réellement pas mieux à lui proposer pour grandir tranquillement, sans cette sursollicitation agressive et brutale ? N’a-t-on pas mieux à faire de la débauche d’énergie de tous les adultes mobilisés pour pallier la défaillance de l’institution ?
N’est-ce pas de la maltraitance que d’imposer à des enfants si particuliers un rythme qui n’est pas le leur, des locaux inadaptés sans matériel approprié ? De la maltraitance, encore, que de les confier à des enseignants, qui malgré tout ce qu’ils pourront entreprendre, malgré toute leur bonne volonté, ne remplaceront jamais des éducateurs spécialisés ? Sur cap école inclusive, il n’y a pas de fiche ressource pour comprendre le regard perdu et effrayé de ces enfants qui n’ont pas les moyens d’appréhender l’univers qu’on leur impose.
L’école, même si on s’attache à faire sa place à chaque enfant, reste un endroit formaté, modelé par les adultes, selon des codes bien définis. Les aménagements et les adaptations, dans l’état actuel des choses, y ont forcément leurs limites. Ne pas les voir, ne pas s’y arrêter, c’est faire violence aux enfants qui ne pourront pas dignement y trouver leur place.

4- Et les maths dans tout ça ?

Évidemment ces « besoins particuliers » dont on parle sont constants, tous les jours, toute la journée. À tous les moments du quotidien : pour la mise en rang, la montée des escaliers, l’installation en classe, la gestion du matériel, la mise au travail, la transition entre les activités, les déplacements… on en oublierait presque les apprentissages !

Il est des besoins qui envahissent tous les apprentissages. Mais qu’en est-il des maths en particulier ? Il est impossible de lister toutes les difficultés rencontrées ni toutes les adaptations possibles et imaginées..

Globalement, la manipulation, déjà essentielle pour tous les enfants, est un levier précieux. Elle permet d’expérimenter par le corps, ce qui oblige à être physiquement actif et à canaliser son énergie. Elle permet de visualiser, quand concevoir est difficile. L’approche ludique peut permettre de capter l’attention, de maintenir l’attrait de l’activité et de mettre en réussite les enfants qui se sentent en échec.
De manière générale, tous les supports visuels sont à privilégier, la verbalisation à encourager, toutes les approches concrètes à favoriser. Fractionner les tâches, simplifier les consignes, décomposer les étapes d’un raisonnement, pourra aider ces élèves. Souvent, il faut se résoudre à alléger la quantité de travail et à accorder plus de temps pour la réalisation des tâches demandées. L’utilisation de l’outil informatique peut aussi être utile. Il faut savoir renoncer parfois aussi, quand la capacité de concentration est trop réduite ou quand les objectifs scolaires sont trop éloignés des capacités des enfants. Évidemment, les programmes scolaires ne sont plus une priorité, l’essentiel étant que chaque enfant progresse.

Pour un enfant déficient visuel, il faudra penser les supports, travailler en grand format, proposer un plan incliné, un lignage adapté, imaginer des repères, oraliser des gestes.
Un élève dyscalculique aura besoin de manipuler davantage, et les objectifs devront être adaptés constamment.
Pour un élève dyspraxique, les manipulations et le repérage dans l’espace seront difficiles : il faudra du matériel adapté (règle antidérapante, compas autobloquant) et un guidage dans les gestes techniques.
Pour les enfants qui présentent des troubles de la concentration, tous les apprentissages sont difficiles. La difficulté est rebutante, les activités de recherche une source d’angoisse, les travaux collectifs un moment très perturbant. Les travaux sur papier sont rébarbatifs, l’apprentissage par le jeu phagocyté par l’aspect ludique de l’exercice.

Quoi qu’il en soit, une chose est sûre : aucune réponse ne se trouve toute faite sur une fiche outil de la plateforme cap école inclusive. D’ailleurs, les pistes que j’y ai trouvées, soit je les ai déjà mises en place, soit je doute de leur pertinence. Par exemple, pour les élèves qui rencontrent des difficultés à tracer en géométrie, on propose très vite la dématérialisation des tâches et on remplace règles, équerres et compas par l’utilisation d’un logiciel. Pour ma part, je reste convaincue que dans la plupart des cas, la manipulation est possible et indispensable. Mes élèves déploient parfois des efforts considérables pour parvenir à tracer leurs figures, mais ce sont des gestes auxquels un logiciel ne peut se substituer. Et puis gommer les difficultés au lieu de les surmonter quand cela est possible n’est jamais une solution. Guider, aider, accompagner, étayer, encourager oui : c’est ce qui permet de valoriser et de féliciter. Dissoudre la difficulté au premier obstacle, non : c’est mésestimer ces enfants, leur force incroyable qu’il faut savoir cultiver, et leur besoin de considération.

Quoi qu’il en soit, il faut être attentif à son élève, expérimenter avec lui, inventer de nouvelles manières d’enseigner et d’apprendre.
Travailler avec des enfants « aux besoins particuliers », c’est faire un travail de recherche permanent et élaborer une pédagogie adaptée à leur particularité. Ce doit aussi inévitablement être un travail d’équipe : avec l’enfant et ses parents, avec tous les interlocuteurs de bonne volonté que l’on pourra trouver.

Conclusion

Alors oui, c’est une mission impossible, on l’aura bien compris, mais c’est désormais le quotidien des enseignants, faute de formation suffisante, de personnel spécialisé disponible et de structures réellement adaptées.
Malgré tout, il faut savoir valoriser chaque victoire, celles de tous les jours, pour ne pas baisser les bras quand la tâche devient trop lourde et difficile, car nous n’avons pas d’autre choix.

Marvin ne savait pas tenir un compas en septembre, mais il a fini par faire de magnifiques figures géométriques et aller au bout de son travail. Gabriel pleurait devant sa règle et son compas qu’il n’arrivait pas à tenir, mais il s’est fait offrir un super compas à Noël, et de beaux feutres, « les mêmes que la maîtresse », pour colorier ses figures. Thibaud passe tout son temps libre à faire des rosaces géantes à la maison, il a même transmis sa nouvelle passion à sa petite sœur. Pierre ne tient pas en place, mais au moment de tracer sa frise géométrique, il est tout entier concentré dans le geste du tracé, même si c’est assis par terre ou à plat ventre. Lili est dyspraxique, mais elle est fière d’aller au bout de son travail et de faire des tours de magie mathématiques à son orthoptiste.

Le tigre au compas de Marvin

Dans ma classe, en général, tous les enfants font le même travail : les adaptations ne se font jamais au détriment des exigences, du moins tant que l’inclusion reste possible. On en fait un peu moins, on travaille un peu moins vite, on a l’aide dont on a besoin, mais tous les enfants se retrouvent, également fiers de leur travail, quand on accroche au plafond nos jolis polyèdres. Chacun a trouvé sa place.

Enfin presque.