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Une séquence de numération en CM2

À partir du constat, aussi alarmant que partagé, que pour une large majorité des élèves de CM2 « les nombres n’ont aucun sens », l’autrice a mis en place dans sa classe une séquence de numération basée sur une double approche concrète et historique.

Article mis en ligne le 4 janvier 2024
dernière modification le 31 janvier 2024

par Sarah Leleu

Pour la rentrée 2023, Le conseil scientifique de l’éducation a publié une note d’alerte intitulée : « Une inquiétante incompréhension des nombres (...) à l’entrée en sixième ». Je m’arrête au constat concernant l’incompréhension des nombres car il se trouve que cette alerte fait écho à ce que je constate, année après année, dans ma classe de CM2.
Il est écrit notamment ceci en conclusion de la note : « Le diagnostic est clair : pour bon nombre d’élèves, les nombres décimaux (...) n’ont aucun sens. » Les symptômes ? Méconnaissance des symboles manipulés, confusions entre les différentes écritures des nombres, incompréhension profonde du sens des nombres qui occasionne immanquablement des erreurs de calcul.

Mais ceci n’est qu’un constat de plus : la note d’alerte cite d’ailleurs les régulières enquêtes TIMSS et PISA, qui font état d’un « retard considérable des élèves français en mathématiques ». Mais comment en serait-il autrement, quand le constat est si lapidaire ? Pour les élèves de sixième, « les nombres n’ont aucun sens ».

Faire faire des mathématiques à des élèves qui ne savent pas ce qu’est un nombre : autant apprendre à écrire une langue dont on ne connaît pas l’alphabet. Et pourtant, c’est bien ce qu’on s’acharne à faire, en faisant manipuler des concepts mathématiques jusqu’aux élèves du lycée qui ont « des performances proches des élèves de sixième. » La preuve qu’il est inutile d’aller plus loin : sans une compréhension profonde de ce qu’est un nombre, on ne construira guère que des automatismes creux, aussi fragiles que des châteaux de cartes.

Introduction

En début de CM2, mes élèves m’arrivent, effectivement, la plupart du temps, sans savoir ce qu’est un nombre. Et pourtant, les nombres, ils les manipulent depuis des années déjà, plusieurs heures par semaine. Ils alignent des chiffres, sans leur donner de sens, ne distinguent dans le verbe ni « numéro », ni « chiffre », ni « nombre ». Le flou des mots ne recouvre au fond que l’incompréhension des concepts. Les enfants ont certes des savoir-faire, ils savent exécuter des consignes dans des exercices très scolaires et des situations qu’ils ont appris à reconnaître, à force de répétition et d’entraînement. Mais les notions de fond ne sont pas comprises suffisamment pour qu’ils parviennent à faire évoluer leurs connaissances en construisant d’autres notions à partir des précédentes. Chaque année, il faut donc accueillir des enfants qui ne savent pas ce qu’est un nombre ni ce qu’il signifie en réalité. Chaque année, le même moment de solitude quand on interroge : « quelle est la différence entre un chiffre et un nombre ? », « à quoi sert le zéro ? »… les mêmes regards vides, et les mêmes bouches muettes. Comment, pour un élève qui ne sait pas ce que représente une dizaine ou une centaine, se représenter ce que sont « les grands nombres » au programme, les millions et les milliards ? Puis, ensuite, les nombres plus petits : comment concevoir qu’ils puissent être inférieurs à 1 ? Des abstractions de plus qui n’auront aucun sens. Des ribambelles de zéros qui finiront inévitablement par n’avoir aucun sens. Des virgules qui déambuleront au petit bonheur la chance. Ne parlons pas non plus des fractions qui n’en auront pas davantage. Certes, les enfants, bons ou moins bons élèves, parviendront sans doute à comprendre ce qu’attend la maîtresse, à reproduire des exemples, à les transposer à d’autres exercices jumeaux, mais qu’auront-ils appris ? Qu’auront-ils compris ? Que restera-t-il de tout cela à leur arrivée en sixième ? De nouveaux professeurs, sans doute, pour s’étonner que leurs élèves « ne savent rien » et pour s’interroger à leur tour sur ce qu’ils ont bien pu faire avant. Alors quoi ? Que faut-il faire ? Faire ce qui aurait dû être fait depuis que les enfants font des mathématiques : ancrer en eux ce qu’est un nombre, et comment fonctionne la numération qu’ils seront amenés à manipuler toute leur scolarité, et toute leur vie. La séquence suivante a été élaborée au fil des obstacles rencontrés par mes élèves afin de reconstruire avec eux, avant l’entrée au collège, les principes essentiels de la numération décimale.

Je ne suis pas prof de maths, et comme beaucoup de mes collègues professeurs des écoles, ma réflexion didactique en la matière a ses limites ; il m’a donc fallu de longues observations en classe auprès de mes élèves pour comprendre quels étaient les obstacles à franchir. A quel moment les difficultés surviennent-elles ? Quel est précisément le problème qui les empêche de comprendre ? Pour avoir l’impression de mettre le doigt sur le grain de sable dans l’engrenage, il a fallu beaucoup les regarder travailler, les écouter verbaliser, et accepter de faire des « retours en arrière », des « arrêts sur image », des « ralentis » dans le processus d’apprentissage. Il faut pour cela accepter de lever les yeux du calendrier, se résoudre à « prendre du retard » sur le programme, et repenser les priorités. Vaut-il mieux finir à temps un programme qui ne sera pas compris, ou prendre le temps de revenir sur ce qui, de toute façon, empêchera les enfants d’aller plus loin ? Le choix me semble évident. Une année ne suffit pas pour cerner les problématiques en jeu, ni trouver des éléments de réponse pour permettre aux enfants d’avancer.

Mes lectures m’ont souvent orientée vers la construction du nombre au cycle 2, mais bien souvent, il semble qu’on estime pour acquis le fonctionnement du système décimal dès le cap de la dizaine passée : or, il n’en est rien. Quand une dizaine se manipule, se dessine et s’imagine aisément, il n’en est plus de même lorsque les quantités représentées sont plus importantes, et qu’il faut s’abstraire de tous ces supports. L’enjeu est bien là : être suffisamment prêt dans sa manipulation des nombres pour être capable d’en manipuler, simplement, l’idée.

1. Des indicateurs pour déterminer objectifs et obstacles

D’après les programmes :

« Au cycle 3, l’étude des grands nombres permet d’enrichir la compréhension de notre système de numération (numération orale et numération écrite) » ;
« Avoir une bonne compréhension des relations entre les différentes unités de numération des entiers (unités, dizaines, centaines de chaque ordre) permet de les prolonger aux dixièmes, centièmes, etc. « 
« Connaître les unités de la numération décimale pour les nombres entiers (unités simples, dizaines, centaines, milliers, millions, milliards) et les relations qui les lient. Composer, décomposer les grands nombres entiers, en utilisant des regroupements par milliers. Comprendre et appliquer les règles de la numération décimale de position aux grands nombres entiers (jusqu’à 12 chiffres). Comparer, ranger, encadrer des grands nombres entiers, les repérer et les placer sur une demi-droite graduée adaptée. »

Le cycle 3 commence en classe de CM1. J’enseigne en classe de CM2, mais je vois défiler à l’étude du soir des élèves de plus petites classes, qui souvent, me présentent des leçons ou des exercices qui sont bien plus difficiles que ce que je propose dans un premier temps à mes élèves : des grands nombres à décomposer, des fractions, des nombres décimaux. Ces petits élèves s’exécutent sans discuter, ils reproduisent sans broncher les exemples donnés en classe quel que soit l’exercice. C’est qu’ils sont dociles ces enfants. Tout de même, je ne peux qu’être heurtée, quand les années suivantes, je retrouve dans ma classe ces mêmes élèves, qui ont si consciencieusement travaillé, avec les difficultés que nous avons énoncées plus haut. Pourtant je sais, pour les avoir vu faire, qu’ils savent « faire » les exercices. Et pourtant aussi, leurs livrets sont remplis de cases cochées « atteint », voire « dépassé » sur toutes ces notions qui semblaient acquises sur le papier, au moment de l’évaluation. C’est à n’y rien comprendre. Quelle idée aussi, que de leur poser les questions qui dérangent ? Quelle idée que de vérifier en grattant un peu le vernis, s’ils ont vraiment compris ce qu’on leur fait reproduire pour pouvoir valider sans trop discuter compétence après compétence ?

Notre travail n’est pas de remplir des cases mais d’aider les enfants à grandir, à comprendre et à réfléchir. Ce n’est pas de leur apprendre à reproduire des procédures comme à des singes savants, mais à élaborer des concepts qu’ils vont devoir apprendre à manipuler. Alors, je vois leur air surpris, désarçonné, perdu, angoissé, quand je leur demande ce que veut dire ce chiffre, là, dans le nombre qu’ils ont sous les yeux. Je sens leur incompréhension quand je leur demande pourquoi ils notent un zéro au deuxième étage de leur multiplication. La réponse est souvent la même : « mais la maîtresse, elle a dit de faire comme ça ». Ce que la maîtresse dit, pour les enfants, se substitue à tous les pourquoi et à tous les comment. C’est à croire qu’ils ne se savent pas le droit ni de le questionner ni de le réfléchir.
Ces objectifs de cycle 3, soyons très lucides : ils n’arriveront que loin dans mon programme de l’année.

Et je préfèrerais inverser l’ordre : Je ne crois pas que « l’étude des grands nombres permet d’enrichir la compréhension de notre système de numération » mais au contraire, que pour pouvoir manipuler des grands nombres, il faut avoir compris notre système de numération.

D’après le rapport Villani-Torossian :

« La manipulation tient une place primordiale, mais elle est pensée en vue de l’abstraction et ceci dans une perspective de progressivité étendue sur le long terme. Ces méthodes s’appuient sur les sens et sur l’intuition de l’enfant, ce qui a été le principe de l’École française pendant plus d’un siècle tout en sachant que « le moment où il s’agit de passer de la forme intuitive à la forme abstraite est le grand art d’un véritable éducateur » . Ce passage du concret à l’abstrait est l’enjeu de différentes procédures selon les méthodes, mais beaucoup reposent autour du triptyque manipulation – verbalisation – abstraction. »
« Parmi les enjeux didactiques, celui des manipulations concrètes est essentiel pour favoriser l’apprentissage des élèves et les accompagner dans la construction d’abstractions. »
« On part du concret, on passe par l’abstraction et on retourne au concret. »

Il s’agit donc de maîtriser « le grand art d’un véritable éducateur », ce qui ne va pas de soi. Il faut les ressorts didactiques mais aussi savoir mettre en place ce fameux triptyque « manipuler, verbaliser, abstraire », qui bouscule ce qui traditionnellement se pratique dans les classes. Il ne va pas de soi de faire manipuler et discuter une trentaine d’élèves, et encore moins de saisir les ressorts délicats qui conduisent tout doucement, étape par étape, à l’abstraction.

D’après le rapport du CNESCO « Les acquis des élèves dans le domaine des nombres et du calcul à l’école primaire » de Jean-François CHESNÉ et Jean-Paul FISCHER

« Les « grands nombres » entiers, c’est-à-dire ceux auxquels les élèves ne peuvent plus associer une collection d’objets, constituent une difficulté pour une proportion importante d’élèves en fin d’école primaire. Les Évaluations Nationales 2005 montrent qu’au moins 90 % des élèves, en éducation prioritaire comme hors éducation prioritaire, savent écrire un nombre entier inférieur à 1000 à leur entrée au CE2. Ils sont tout aussi nombreux, à leur arrivée en sixième à savoir le faire pour un nombre entier inférieur à 10 000. Mais ce taux chute en moyenne d’environ 20 points dès qu’on dépasse 10 000, et de 30 points pour les élèves d’éducation prioritaire. Autrement dit, un quart des élèves arrivant en sixième hors éducation prioritaire ne savent pas écrire un « grand nombre ». (…) « Ce constat conduit à questionner les stratégies d’enseignement (usage du tableau de numération, utilisation des expressions comme « unités de mille » ou « dizaines de mille »). Il interroge également le découpage actuel des programmes qui semble considérer 1 000 comme une étape importante de l’apprentissage alors que la rupture nous semble davantage exister après 9 999, puisqu’aucun nouveau terme de groupement (comme dizaine, centaine ou millier) ni préfixe pour les unités de mesure des grandeurs n’existent pour les dizaines de milliers. »

Au cours de la séquence qui va suivre, j’ai en effet ressenti la difficulté du passage à la dizaine de mille. J’ai également constaté que l’utilisation du tableau de numération, souvent considéré comme un support à remplir plutôt que comme un outil de compréhension de la numération positionnelle, était à revoir. Une élève, par exemple, qui tenait absolument à l’utiliser, n’a pas hésité à le tenir à l’envers, pour le remplir n’importe comment. Le support était pour elle rassurant, le remplir lui donnait l’impression d’avoir fait son travail et d’avoir quelque chose à répondre. Les astuces que l’on donne aux élèves peuvent parfois rassurer enfants comme enseignants, donnant l’illusion que l’un et l’autre font bien leur travail : mais l’illusion ne tient qu’un temps. Il semble qu’il faille, pour un certain nombre d’élèves, une véritable « rééducation » pour reprendre en main des apprentissages qu’on leur a parfois livrés sans mode d’emploi.

2. Une séquence d’apprentissage en CM2

1- Approche du système décimal : la course aux allumettes

Pour amener les enfants à comprendre le fonctionnement de la numération, il leur a d’abord été proposé une « course aux allumettes ».

Les élèves ont été répartis en plusieurs groupes. Un tas d’allumettes leur a été déposé, le défi étant pour chaque groupe de compter la totalité de ses allumettes avant les autres.

L’aspect inhabituel du jeu et le défi à relever a enthousiasmé les enfants, qui se sont immédiatement mis à la tâche.

Chaque groupe disposait de son tas d’allumettes et d’un tas d’élastiques, dont l’utilité n’a pas été précisée au début de l’activité.

Il a été intéressant d’observer le comportement des enfants face au défi : certains groupes se sont organisés en se répartissant les allumettes et en s’accordant sur une technique de dénombrement, d’autres enfants se sont mis à compter individuellement, adoptant chacun une stratégie différente.

Certains élèves ont compté les allumettes une par une, d’autres ont groupé les allumettes par paquets de cinq, d’autres par dix, d’autres encore par vingt.

Les élastiques ont parfois été utilisés pour tenir les allumettes entre elles et matérialiser les différents groupements.

Lorsque toutes les allumettes ont été comptées, un bilan des différentes stratégies de dénombrement a été réalisé :
Les plus lents sont ceux qui ont compté allumette par allumette, et qui n’ont pas eu l’idée de les regrouper pour compter plus vite. Ensuite viennent ceux qui les ont regroupées par cinq. Enfin, les plus rapides sont ceux qui les ont regroupées par 20 puis par 10.

Une fois les allumettes assemblées par paquets, les enfants ont réalisé des calculs, multipliant le nombre de paquets par 5, par 10, par 20 pour pouvoir compter le nombre total d’allumettes. Nous avons constaté que calculer le nombre d’allumettes à partir des groupements obtenus était plus rapide que de dénombrer les allumettes.

Lors de la mise en commun, nous avons fait le rapprochement avec notre système de numération décimal : dix unités valent une dizaine, dix dizaines valent une centaine, etc…Nous l’avons verbalisé et nous avons écrit les calculs pour en mettre en évidence les groupements, concrétisant ainsi le passage de la manipulation d’objets à la manipulation de symboles (les nombres écrits).

Les enfants ont pu expérimenter par eux-mêmes que pour compter efficacement, on peut mettre en œuvre différentes stratégies. Ces stratégies, ils ne sont pas les premiers à les avoir imaginées. Nous y sommes d’ailleurs revenus lors de séances suivantes en travaillant sur l’histoire de la numération.

En soi, faire réaliser des groupements par 10 n’a rien de bien nouveau ni de très original, on trouve même une activité similaire dans un manuel d’arithmétique de 1933 : l’arithmétique en riant.

Les principes de la numération décimale sont aussi présentés de manière très concrète dans l’histoire des deux petits marchands de pommes de Jean Macé, que je n’ai pas manqué de raconter à mes élèves à l’issue de l’exercice.

Rien de bien nouveau, non, mais nous sommes bien dans la « manipulation concrète » ou dans son évocation directe, comme le recommande le rapport Villani-Torossian.

Qui sait ? Peut-être un jour emmènerai-je mes élèves ramasser des pommes, pour pouvoir en remplir des paniers, des sacs, des boîtes, etc.

2- Le concept de numération décimale : une approche par l’histoire de la numération

Mais enfin, comment expliquer comment on en est arrivé à compter par paquets de dix, et pas que des pommes ni des allumettes, alors que pendant des siècles, d’autres systèmes de numération ont été utilisés ? Nous n’aurons peut-être pas la réponse, mais s’interroger sur la manière de compter des autres, c’est aussi s’interroger sur la nôtre et faire l’effort de la comprendre.

Toutes les semaines, une énigme est présentée aux élèves autour de l’histoire de la numération. Les enfants ont une image à observer, et une question à laquelle il faut répondre. Ils ont une tablette numérique à leur disposition pour faire des recherches, et je leur propose régulièrement des indices au cours de la séance afin de les guider.
Les élèves sont organisés par groupes, ils peuvent ainsi échanger, faire des hypothèses, et chercher à les vérifier ensemble. En fin de séance, une mise en commun des découvertes est faite, les groupes qui pensent avoir trouvé une réponse exposent leur raisonnement et l’expliquent aux autres.

Ce travail permet aux enfants d’être actifs dans leur recherche, de verbaliser, de comprendre comment fonctionnent les systèmes de numération qu’ils vont être amenés à identifier. Autant d’étapes pour mieux comprendre comment fonctionne le nôtre.

Chaque séance se déroule de la même manière, pour que les enfants s’approprient l’activité et puissent au fil des semaines s’approprier des méthodes de réflexion et de recherche.
L’énigme est projetée au tableau et distribuée aux enfants sur support plastifié pour qu’ils puissent écrire dessus. Rien n’est précisé : ni d’où vient la photo, ni de quelle écriture il s’agit, ni de quelle époque. Évidemment, aucune réponse n’est donnée aux questions qui naissent spontanément. Les enfants disposent de quoi écrire et chercher : ardoises, cahiers de brouillon, dictionnaires, tablette…

Dans les premiers instants, lors de la première séance, les enfants sont surpris, ils trouvent ça difficile, mais très vite ils émettent des hypothèses. Les enfants s’appuient sur ce qu’ils connaissent : en faisant quelques recherches, ils valident ou invalident leurs hypothèses pour ensuite chercher de quelle numération il s’agit, et de quelle époque elle date. Toutes les cinq minutes environ, un indice est donné : un indice géographique avec une carte, un référent culturel auquel les enfants pourront se rapporter, un nom, une image… afin de les orienter et leur permettre d’avancer dans leur réflexion. Au fil des séances, les enfants se sont mis à chercher de plus en plus vite, et de plus en plus, ils ont trouvé des réponses sans avoir besoin de tous les indices. En fin de recherche, les enfants mettent en commun ce qu’ils ont trouvé : on répond aux questions, et on explique ses réponses au groupe.

La première énigme nous amène à découvrir la numération égyptienne.

Les indices sont les suivants :

Les élèves, en groupe, ont mené leurs recherches.

Au moment de la mise en commun, on décode les hiéroglyphes, je projette une petite vidéo reformulant et illustrant ce que les enfants ont déjà trouvé, on retranscrit les décompositions correctement, par exemple :

(5×100)+(2×10)+3

Nous expliquons que la numération égyptienne n’est pas positionnelle, donc on peut aussi décoder même si les symboles se trouvent écrits dans un ordre différent :

(2×10)+3+(5×100)

C’est l’occasion d’expliquer que notre numération est positionnelle, contrairement à la numération égyptienne. C’est aussi l’occasion d’expliquer que l’addition est commutative : on peut changer les termes de place. On observe en revanche que, comme nous, les égyptiens réfléchissent par puissances de dix :

1000 = 10×100 = 10×10×10 = 103

Pour vérifier la bonne compréhension des enfants, l’exercice inverse est proposé : coder un nombre en hiéroglyphes, toujours en montrant qu’on peut écrire les symboles dans un ordre différent, et en décomposant le nombre comme précédemment.

Cette séance se termine par un jeu de dominos faisant correspondre les deux écritures du nombre. Le jeu tient lieu d’évaluation de la séance.

La deuxième énigme est la suivante :

Les indices suivants ont été donnés :

L’intérêt est d’observer le groupement par 5, puis d’aborder pour les plus grands nombres, la base 20.

La composition d’un nombre plus grand que celui de l’énigme a été observé :

Quelques manipulations ont été faites en fin de séance avec les enfants pour comparer le fonctionnement de la numération en base 10 et en base 20.

Énigme suivante :

Les indices donnés :

Cette fois-ci nous sommes en base 60. Nous pouvons comparer au système en base 20, vu lors de la précédente énigme, et à notre système décimal. Le système sexagésimal sera à rapprocher de son utilisation dans la mesure du temps avec les heures, les minutes, les secondes, notamment pour les calculs de durée.

Quatrième énigme :

Les indices :

Les enfants disposent cette fois d’une correspondance entre les différentes numérations rencontrées, ils doivent utiliser les connaissances déjà acquises pour pouvoir lire le nombre de l’énigme.

Cinquième et sixième énigmes :

Les indices :

Pour la première fois, deux groupes ont très rapidement trouvé de quoi il s’agissait sans aucun indice et sans aucune recherche.

À chaque étape de la séquence, la comparaison avec notre système de numération a été verbalisée.

3. De la manipulation concrète à la construction du nombre : les jeux d’échanges

Par comparaison avec les autres manières de construire les nombres, les enfants ont compris plusieurs choses : notre numération est pensée par emboîtements de 10, elle s’écrit avec une quantité limitée de symboles, les chiffres, qui selon leur position dans le nombre n’ont pas la même valeur. A l’occasion, l’utilisation du zéro s’en trouve toute justifiée.
Bien : si les enfants comprennent aisément ce qu’est une dizaine parce qu’ils peuvent emboîter dix briques de lego ou enfiler dix perles, matérialiser une centaine est déjà moins évident, un millier encore moins. L’imagination peut prendre le relais, mais au-delà, si le concept ne se dégage pas du symbole, on ne peut guère aller plus loin. L’objectif du jeu d’échange, c’est précisément de passer de l’objet au symbole, et du symbole au concept. Des jetons qu’on dénombre aux nombres qu’on écrit.

La règle du jeu : le jeton coloré pour symbole

La règle du jeu d’échanges est simple : on lance deux dés, on les additionne, on prend les jetons correspondant au nombre de points gagnés.

Les jetons ont des valeurs différentes selon leur couleur, la règle d’échange est affichée au tableau. Dès qu’on dispose de dix jetons d’une couleur, il faut les échanger contre un jeton de la valeur supérieure.

L’objectif pour les enfants ? Avoir le score le plus important à la fin de la partie.

L’objectif pédagogique ? Faire des regroupements par dix, puis par puissances de dix. Les enfants jouent par groupes, chacun se sert dans la réserve de jetons.

Dans un premier temps, ils gèrent leurs jetons comme ils le souhaitent, je passe simplement de groupe en groupe pour surveiller les scores et demander « qui gagne ? » pour obliger les enfants à faire le compte de leurs points.

On peut d’abord observer plusieurs stratégies spontanées pour faire les comptes : certaines enfants comptent jeton par jeton, en posant le doigt dessus, parfois en surcomptant (un, deux, trois, puis dix ça fait treize, puis dix ça fait 23…)

D’autres organisent déjà leurs jetons par couleurs, et parfois selon un ordre de grandeur et les comptent par constellations : ils sont déjà dans le calcul.

Pour certains, il faut faire apparaître les équivalences, qui ne sont déjà pas évidentes, alors qu’il s’agit de dizaines, notion pourtant censée être déjà acquise depuis le CP.

Les jetons de couleurs ont progressivement été rangés par ordre de grandeur, ce qui a permis de « lire » le score en le décodant.

Une première « traduction » en écriture chiffrée a été faite.

Les décompositions ont été verbalisées, puis écrites.

Pour l’étape suivante, les couleurs ont été supprimées : le jeu s’est déroulé avec des jetons monochromes. Comment attribuer alors une valeur au jeton ? Comment noter son score ? Nous avons découvert l’abaque. Les jetons ont été placés dessus, la position du jeton remplaçant la couleur qui lui attribuait sa valeur. En fin de partie, les enfants ont alors dû prendre un temps pour transcrire leur score et en garder la trace pour la partie suivante en notant les décompositions correspondant. Nous sommes passés de l’écriture « en jetons » à l’écriture « en chiffres ».

Au fil des parties, suffisamment nombreuses et fréquentes pour que les enfants manipulent les nombres de manière fluide, les scores se sont rallongés, la décomposition des écritures aussi, et les « grands nombres » sont apparus.

Ces jeux ont été l’occasion entre les enfants d’échanges, de discussions, de débats, qui les ont aidés à verbaliser et à construire leur représentation des nombres.

En parallèle à cette activité, nous avons manipulé des nombres, en supprimant peu à peu le support matériel. Manipuler les nombres, c’est beaucoup manipuler les mots et les images mentales, aussi avons-nous tourné les décompositions dans tous les sens : combien de dizaines dans une dizaine de mille, combien de centaines dans un million… Nous avons multiplié les manières de désigner les nombres en les nommant puis en les écrivant.

Conclusion

Les mots, les chiffres : autant de symboles pour désigner de manière abstraite des nombres qui ont d’abord été manipulés - au sens propre- puis représentés de manière sensible par des jetons, colorés, puis disposés selon les règles du système décimal, avant d’être nommés et écrits.

Sans un tel accompagnement, auquel j’ai dû rajouter des étapes au fil du temps et des obstacles, comment espérer que les enfants comprennent d’eux-mêmes qu’on peut manipuler des idées - des nombres - comme on peut manipuler des jetons ? Comment peut-on espérer qu’ils s’arrachent spontanément au confort de la manipulation matérielle pour saisir l’intérêt de jouer avec des concepts ?

Sans doute est-ce là « le grand art du véritable éducateur » auquel il faut travailler sans relâche auprès de nos élèves. Tous les enfants qui ont participé au jeu n’ont pas avancé au même rythme : certains se sont accrochés longtemps aux jetons, que l’on est allé chercher de nombreuses fois encore pour représenter les nombres, pour visualiser les retenues des soustractions, pour donner du sens à ce qui semblait encore trop abstrait parfois. Mais peu importe le support, pourvu qu’on ait le sens. Encore faut-il cesser de considérer que la manipulation du système décimal va de soi, tant elle nous est familière, à nous adultes, pour que les nombres cessent, pour tous ces enfants de n’avoir « aucun sens ».