par Jean-Paul Fischer
Jean-Paul Fischer enseigna les mathématiques durant une vingtaine d’années avant de se tourner vers la psychologie (il est professeur à l’Université de Nancy). Il propose ici une intéressante réflexion à propos de la dyscalculie développementale, un thème qui interpelle les enseignants de mathématiques et qui fait son chemin dans les médias et le grand public.
Cet article a été repris dans le n° 488 du BV de l’APMEP.
Résumé
Suite à un dossier plus complet sur la dyscalculie développementale paru dans la revue A.N.A.E. (Approche Neuropsychologique des Apprentissages chez l’Enfant, n° 102, 2009), que l’auteur a pu coordonner, il présente une synthèse sur la conception actuelle de cette notion. Dans une perspective pédagogique, il essaie ensuite de discuter son utilité pour les enseignants de mathématiques et de voir s’ils ont raison, ou non, de l’ignorer.
Les recherches contemporaines sur la dyscalculie développementale – un trouble qui affecte spécifiquement les apprentissages numériques de l’enfant – devraient, en premier chef, concerner les enseignants et didacticiens des mathématiques. Même s’il y a des exceptions notoires (e.g., Vigier, 2009), cela n’est pas vraiment le cas. Par exemple, en parcourant tous les titres du Bulletin vert APMEP (depuis 2000) ou de la revue Recherche en Didactique des Mathématiques (depuis en 1980), on constate que le terme « dyscalculie » (ou un terme apparenté) ne s’y trouve pas. Cela peut avoir plusieurs conséquences.
D’abord, la notion, quelque peu délaissée par les enseignants de mathématiques, est alors largement exploitée par d’autres. Par exemple, c’est un Docteur en Sciences Naturelles – Karin Kucian – qui est leader d’un projet d’intervention sur l’apprentissage des enfants avec une dyscalculie développementale financée par la Swiss National Science Foundation, le co-leader étant Michael Von Aster, Docteur en Médecine (cf., Universität Zürich, 2009). Ce projet consiste à entraîner les enfants, notamment à l’aide d’un programme informatisé, sur 5 semaines, et à évaluer leurs progrès en calcul et les changements cérébraux induits par l’apprentissage ; le contenu de l’apprentissage vise le développement et la consolidation de la ligne mentale numérique. Si l’on dépasse un point de vue corporatiste, le fait que des docteurs en sciences naturelles et en médecine s’occupe des enfants en difficulté en mathématiques peut ne pas paraître gênant. Mais, ayant observé depuis plus de trente ans le développement numérique des enfants (e.g., Fischer, 1981), je suis étonné que l’on puisse recourir à des modèles du développement numérique dont l’hypothétique ligne mentale numérique soit le seul objectif (pour un tel modèle, voir, par exemple, Von Aster, 2009). L’insuffisance de l’observation directe (des enfants, des élèves et des classes) et des connaissances en histoire de la didactique n’explique-t-elle pas cette référence unique à la dernière découverte rapportée dans les revues ?
Ensuite, les enseignants de mathématiques, s’ils ne participent pas à l’élaboration de la notion, ne peuvent qu’être informés des avancées dans le domaine. Parfois, cette information n’est que de seconde main. Par exemple, Octavia (2004), dans la revue Tangente, résume l’article de Dehaene, Molko et Wilson (2004). Les enseignants de mathématiques, à qui cette revue est destinée, y apprennent que la dyscalculie est « un trouble du développement cérébral peu connu, qui provoque une incapacité à effectuer les calculs élémentaires », que « les chercheurs ont découvert que ce trouble avait une cause biologique : il s’explique par l’anomalie d’une partie du cerveau, le lobe pariétal » et qu’il « peut avoir des origines génétiques, ou bien environnementales (naissance prématurée, intoxication par l’alcoolisme maternel durant la période fœtale, par exemple) ». On conçoit alors facilement qu’un enseignant, informé de ces nouvelles découvertes, ne se sente pas armé pour réparer les méfaits de la génétique, ou de l’alcoolisme maternel, chez un élève de 10 ou 15 ans particulièrement réfractaire aux apprentissages mathématiques.
On ne peut pas non plus passer sous silence les nombreuses informations, souvent déformées, qui sont diffusées sur Internet. Par exemple, sur le site du journal suisse (en langue allemande) BLICK du 19.06.2008 on peut lire, sous la plume de Franziska Agosti, qu’une nouvelle investigation, provenant d’Angleterre, montre que plus d’enfants sont touchés par la dyscalculie que par dyslexie (Agosti, 2008). La journaliste donne même les pourcentages précis obtenus sur 1500 élèves : selon la classe scolaire, entre 3 et 6% des enfants éprouvent des difficultés avec les nombres, contre « seulement » entre 2.5 et 4.3% avec les lettres. Tout cela n’a qu’un lointain rapport avec la réalité puisqu’il s’agit de deux études à Cuba sur, respectivement, 11652 et 16097 élèves ; en outre, les statistiques ont été « croisées » et peuvent induire en erreur : la première étude a conduit à environ 6% de dyscalculies et 2.5% de dyslexies, et la seconde à 3% de dyscalculies et 4.3% de dyslexies (pour la référence et une discussion plus complète, voir l’introduction de Fischer, 2009a).
Avant de m’interroger sur l’intérêt pédagogique de la notion de dyscalculie [1] (dans la dernière partie), il me paraît essentiel de soulever une question qui devrait la conditionner : sait-on, aujourd’hui, reconnaître un élève dyscalculique d’un autre, simplement faible en calcul ? Pour cela, je résume et discute brièvement les principales méthodes de détermination des élèves dyscalculiques [2]. J’en distingue trois qui sont l’objet des trois parties suivantes. _ Le lecteur sera peut-être étonné de n’en trouver aucune qui tente de définir la dyscalculie par les erreurs typiques que font les sujets dyscalculiques : les élèves diagnostiqués dyscalculiques font les mêmes erreurs que font tous les élèves, simplement plus fréquemment ou à des âges plus avancés. S’ils font plus d’erreurs exclusivement dans un sous-domaine précis (comme le suggère l’observation de Fayol et al., 2009), cela soulève la question de la pertinence d’un syndrome unitaire comme la dyscalculie. En effet, entre l’élève désordonné qui aligne mal les chiffres dans la technique opératoire posée des opérations, et celui qui se trompe d’opération dans les problèmes arithmétiques verbaux, il n’y a peut-être pas grand-chose de commun.