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La dyscalculie développementale : une notion délaissée – à tort ou à raison – par les enseignants de mathématiques
Article mis en ligne le 25 septembre 2009
dernière modification le 27 décembre 2014

par Jean-Paul Fischer

Jean-Paul Fischer enseigna les mathématiques durant une vingtaine d’années avant de se tourner vers la psychologie (il est professeur à l’Université de Nancy). Il propose ici une intéressante réflexion à propos de la dyscalculie développementale, un thème qui interpelle les enseignants de mathématiques et qui fait son chemin dans les médias et le grand public.

Cet article a été repris dans le n° 488 du BV de l’APMEP.

Résumé

Suite à un dossier plus complet sur la dyscalculie développementale paru dans la revue A.N.A.E. (Approche Neuropsychologique des Apprentissages chez l’Enfant, n° 102, 2009), que l’auteur a pu coordonner, il présente une synthèse sur la conception actuelle de cette notion. Dans une perspective pédagogique, il essaie ensuite de discuter son utilité pour les enseignants de mathématiques et de voir s’ils ont raison, ou non, de l’ignorer.


Les recherches contemporaines sur la dyscalculie développementale – un trouble qui affecte spécifiquement les apprentissages numériques de l’enfant – devraient, en premier chef, concerner les enseignants et didacticiens des mathématiques. Même s’il y a des exceptions notoires (e.g., Vigier, 2009), cela n’est pas vraiment le cas. Par exemple, en parcourant tous les titres du Bulletin vert APMEP (depuis 2000) ou de la revue Recherche en Didactique des Mathématiques (depuis en 1980), on constate que le terme « dyscalculie » (ou un terme apparenté) ne s’y trouve pas. Cela peut avoir plusieurs conséquences.

D’abord, la notion, quelque peu délaissée par les enseignants de mathématiques, est alors largement exploitée par d’autres. Par exemple, c’est un Docteur en Sciences Naturelles – Karin Kucian – qui est leader d’un projet d’intervention sur l’apprentissage des enfants avec une dyscalculie développementale financée par la Swiss National Science Foundation, le co-leader étant Michael Von Aster, Docteur en Médecine (cf., Universität Zürich, 2009). Ce projet consiste à entraîner les enfants, notamment à l’aide d’un programme informatisé, sur 5 semaines, et à évaluer leurs progrès en calcul et les changements cérébraux induits par l’apprentissage ; le contenu de l’apprentissage vise le développement et la consolidation de la ligne mentale numérique. Si l’on dépasse un point de vue corporatiste, le fait que des docteurs en sciences naturelles et en médecine s’occupe des enfants en difficulté en mathématiques peut ne pas paraître gênant. Mais, ayant observé depuis plus de trente ans le développement numérique des enfants (e.g., Fischer, 1981), je suis étonné que l’on puisse recourir à des modèles du développement numérique dont l’hypothétique ligne mentale numérique soit le seul objectif (pour un tel modèle, voir, par exemple, Von Aster, 2009). L’insuffisance de l’observation directe (des enfants, des élèves et des classes) et des connaissances en histoire de la didactique n’explique-t-elle pas cette référence unique à la dernière découverte rapportée dans les revues ?

Ensuite, les enseignants de mathématiques, s’ils ne participent pas à l’élaboration de la notion, ne peuvent qu’être informés des avancées dans le domaine. Parfois, cette information n’est que de seconde main. Par exemple, Octavia (2004), dans la revue Tangente, résume l’article de Dehaene, Molko et Wilson (2004). Les enseignants de mathématiques, à qui cette revue est destinée, y apprennent que la dyscalculie est « un trouble du développement cérébral peu connu, qui provoque une incapacité à effectuer les calculs élémentaires », que « les chercheurs ont découvert que ce trouble avait une cause biologique : il s’explique par l’anomalie d’une partie du cerveau, le lobe pariétal » et qu’il « peut avoir des origines génétiques, ou bien environnementales (naissance prématurée, intoxication par l’alcoolisme maternel durant la période fœtale, par exemple) ». On conçoit alors facilement qu’un enseignant, informé de ces nouvelles découvertes, ne se sente pas armé pour réparer les méfaits de la génétique, ou de l’alcoolisme maternel, chez un élève de 10 ou 15 ans particulièrement réfractaire aux apprentissages mathématiques.

On ne peut pas non plus passer sous silence les nombreuses informations, souvent déformées, qui sont diffusées sur Internet. Par exemple, sur le site du journal suisse (en langue allemande) BLICK du 19.06.2008 on peut lire, sous la plume de Franziska Agosti, qu’une nouvelle investigation, provenant d’Angleterre, montre que plus d’enfants sont touchés par la dyscalculie que par dyslexie (Agosti, 2008). La journaliste donne même les pourcentages précis obtenus sur 1500 élèves : selon la classe scolaire, entre 3 et 6% des enfants éprouvent des difficultés avec les nombres, contre « seulement » entre 2.5 et 4.3% avec les lettres. Tout cela n’a qu’un lointain rapport avec la réalité puisqu’il s’agit de deux études à Cuba sur, respectivement, 11652 et 16097 élèves ; en outre, les statistiques ont été « croisées » et peuvent induire en erreur : la première étude a conduit à environ 6% de dyscalculies et 2.5% de dyslexies, et la seconde à 3% de dyscalculies et 4.3% de dyslexies (pour la référence et une discussion plus complète, voir l’introduction de Fischer, 2009a).

Avant de m’interroger sur l’intérêt pédagogique de la notion de dyscalculie [1] (dans la dernière partie), il me paraît essentiel de soulever une question qui devrait la conditionner : sait-on, aujourd’hui, reconnaître un élève dyscalculique d’un autre, simplement faible en calcul ? Pour cela, je résume et discute brièvement les principales méthodes de détermination des élèves dyscalculiques [2]. J’en distingue trois qui sont l’objet des trois parties suivantes. _ Le lecteur sera peut-être étonné de n’en trouver aucune qui tente de définir la dyscalculie par les erreurs typiques que font les sujets dyscalculiques : les élèves diagnostiqués dyscalculiques font les mêmes erreurs que font tous les élèves, simplement plus fréquemment ou à des âges plus avancés. S’ils font plus d’erreurs exclusivement dans un sous-domaine précis (comme le suggère l’observation de Fayol et al., 2009), cela soulève la question de la pertinence d’un syndrome unitaire comme la dyscalculie. En effet, entre l’élève désordonné qui aligne mal les chiffres dans la technique opératoire posée des opérations, et celui qui se trompe d’opération dans les problèmes arithmétiques verbaux, il n’y a peut-être pas grand-chose de commun.

La méthode initiale introduite par Kosc

La méthode, introduite par Kosc (1974), est certainement la plus pratiquée pour estimer la prévalence de la dyscalculie. Elle se base sur des principes d’inclusion et d’exclusion dans l’échantillon des sujets dyscalculiques : un sujet qui est faible en calcul sera inclus dans l’échantillon, mais s’il est également faible en général (d’après le QI non verbal par exemple) ou en français (lecture, orthographe ou compréhension), il sera exclu. Cette méthode, pratiquée isolément, n’a cependant guère de valeur clinique. En fait, on ne repère pas les sujets dyscalculiques mais des sujets présentant un pattern de performances compatible avec une dyscalculie : ils sont faibles en calcul, mais pas dans tous les autres domaines. Ce dernier problème – dyscalculie réelle versus potentielle – est un problème majeur. Mais il est loin d’être le seul. Pour rendre cette pratique opérationnelle, il faut en effet préciser quand un sujet a un niveau normal, en français par exemple, et quand il est faible en calcul. Outre les tests qui sont inévitablement différents, d’un pays à l’autre ou d’une époque à l’autre, il est étonnant de voir que les chercheurs n’utilisent quasiment jamais les mêmes coupures (e.g., 2 écarts-types en dessous de la moyenne) pour les critères (voir Fischer, 2009a). Cette absence d’uniformité a au moins deux conséquences gênantes. Elle rend le diagnostic de dyscalculie en grande partie arbitraire : par exemple, lorsqu’on applique des critères et tests différents aux mêmes sujets, les échantillons d’élèves dyscalculiques diffèrent (cf., par exemple, Vannetzel, Eynard & Meljac, 2009). Elle ôte aussi toute pertinence à la comparaison entre études : même lorsque des études, dans des pays très différents comme l’Allemagne, les Etats-Unis, l’Inde ou la Tchécoslovaquie, trouvent des pourcentages identiques – par exemple celui de 6% de sujets dyscalculiques initialement établi par Kosc (1974) et ensuite retrouvé par plusieurs autres études – cela peut relever de procédures circulaires ou erronées plutôt que de l’universalité de la dyscalculie (Fischer, 2007). Avec cette méthode, j’ai proposé de tester la significativité de la différence entre les performances en mathématiques et en français (Fischer, 2005), au lieu de la normalité en français. Il s’agit peut-être d’une amélioration technique, mais elle ne résout nullement la question de l’uniformisation des critères, ni le fait que l’on ne détecte que des dyscalculies potentielles.

Comme ces méthodes statistiques utilisent des coupures variées pour les critères, les pourcentages de dyscalculies rapportés sont eux aussi variés ; d’autant que la distinction entre calcul et mathématiques est une source de variation supplémentaire. Ces pourcentages varient de 1 à 8% (cf., Fischer, 2009a). Mais, la distribution des scores aux tests étant plutôt normale que bi-modale, les sujets détectés dyscalculiques se situent souvent à proximité des coupures retenues pour les critères.
En fait, les cas convaincants de jeunes élèves dyscalculiques, c’est-à-dire des élèves qui seraient bons ou très bons en français et très faibles en calcul, n’existent quasiment pas (cf., Fayol et al., 2009).

Des élaborations plus récentes

Chez l’adulte, ne présentant pas de difficulté dans le domaine numérique, on a mis en évidence un effet de congruence qui peut affecter la vitesse de comparaison de deux nombres. Dans la tâche typique conduisant à cet effet, les sujets doivent indiquer le côté où se trouve le stimulus le plus grand, soit numériquement, soit physiquement.
Dans sa composante interférence, l’effet de congruence s’observe, par exemple, par une comparaison plus lente de 4 à 2, si 2 est écrit en plus grand que 4 (cf. partie gauche de la figure 1), comparativement à une condition neutre ; dans sa composante facilitation, il s’observe par une comparaison plus rapide de 4 à 2, si 2 est écrit en plus petit que 4 (cf. partie droite de la figure 1), comparativement à une condition neutre. L’effet de congruence traduit l’interaction de la magnitude des nombres avec leur taille d’écriture. Il suggère une activation automatique du nombre car le sujet n’arrive pas à l’inhiber quand il devrait l’ignorer, i.e. quand on lui demande de comparer la taille physique.

Figure 1. Stimuli symboliques interférent (à gauche) et facilitant (à droite) pour étudier l’effet de congruence

Cet effet est observable chez les jeunes enfants à développement arithmétique typique dès la 2ème année d’école (Landerl & Kölle, 2009). Récemment, dans une version non symbolique (cf. la figure 2), Gebuis et al. (2009) l’ont même observé sur des enfants de 5 ans [3] : ils mettent 40 ms (en moyenne) de moins pour indiquer le côté des gros points sur des configurations comme celles de la figure 2b (où les gros points sont aussi les plus nombreux) que sur des configurations comme celles de la figure 2a (où les nombres des gros et petits points ont été égalisés) ; ils mettent également 93 ms (en moyenne) de moins pour indiquer le côté des gros points sur des configurations comme celles de la figure 2a que sur des configurations comme celles de la figure 2c (où ce sont les petits points qui sont les plus nombreux) [4].

Figure 2. Stimuli non symboliques pour étudier l’effet de congruence (reproduits d’après Gebuis et al., 2009)

Comme ces composantes– facilitation ou interférence – de l’effet congruence sont engendrées par des traitements numériques basiques et automatisés, on peut émettre l’hypothèse que chez l’enfant qui ne les présente pas, ces traitements basiques et automatisés sont absents ou insuffisants. Cette absence ou insuffisance conduirait alors aux difficultés en calcul. D’où une nouvelle méthode de détermination des sujets dyscalculiques, à savoir déterminer ou non la présence de ces effets.
Cet effet de congruence a été exploité par Butterworth dans son Dyscalculia Screener (détecteur de dyscalculie) dont on peut trouver la présentation sur Internet et une discussion dans Fischer (2009b). Mais les recherches essayant de comparer des groupes d’enfants dyscalculiques à des sujets témoins ne sont pas toujours très encourageantes : soit elles n’arrivent pas à reproduire l’effet (Landerl, Bevan & Butterworth, 2004), soit la différence entre les sujets dyscalculiques et témoins est quasi inexistante (Rousselle & Noël, 2007). A noter aussi que, chez les adultes, seule la composante facilitation différencie les sujets dyscalculiques des sujets témoins (Rubinsten & Henik, 2005 ; Ashkenazi, Rubinsten & Henik, 2009).

En outre, pour appliquer l’équivalent du critère d’exclusion (voir la première partie), il faudrait vérifier que les sujets qui ne présentent pas l’effet de congruence pour les comparaisons numériques, présentent un tel effet dans d’autres domaines. Rubinsten et Henik (2006) ont suggéré une méthode astucieuse se basant sur le balancement de notre système perceptif entre perceptions locale et globale. En adaptant leur matériel (en hébreu originellement), on peut voir sur la figure 3 que le S écrit avec des Z devrait conduire à une interférence entre les S et Z (du fait de leur similarité phonémique), mais pas entre les S et A, chez les sujets à qui l’on demande d’identifier les petites lettres et chez qui les activations phonologiques par les lettres sont automatiques. Pour être classé dyscalculique, un sujet ne devrait donc pas être sensible aux effets induits par la différence de taille de la présentation des stimuli numériques à comparer, mais devrait en revanche montrer l’effet d’interférence avec les lettres. Une telle méthode n’a été mise en œuvre qu’avec des adultes (Rubinsten & Henik, 2006).

Figure 3. Stimuli pour la vérification d’un critère d’exclusion de la dyscalculie

En conclusion, je formulerai plusieurs réserves à l’égard de ces méthodes. D’abord, leur caractère limité en dépit de leur complexité. Par exemple, avec la méthode suggérée par Rubinsten et Henik, le critère d’exclusion ne permettrait d’éliminer que les sujets présentant une dyslexie phonologique : pour éliminer les autres dyslexies, ou la dysorthographie, ou encore la dysphasie (sans parler de difficulté de compréhension), il faudrait encore d’autres vérifications. Ensuite, il n’est pas sûr que l’inefficience des traitements numériques basiques (inférée à partir de l’absence des effets normalement observés) soit la cause, plutôt que la conséquence, d’une insuffisance de la pratique numérique. Enfin, l’on voit mal en quoi l’insuffisance d’une activation automatique de la magnitude d’un nombre entier pourrait entraver la plupart des compréhensions ultérieures en mathématiques, par exemple celle du calcul algébrique. D’ailleurs, avec des élèves de 5ème et 6ème année (CM2 et 6ème en France), Schneider, Grabner et Paetsch (2009), ont établi, avec un matériel de fractions décimales, que d’autres effets censés résulter de l’activation automatique de la représentation des nombres sur une ligne numérique mentale, ne prédisent pas le niveau de l’élève, au contraire de la connaissance conceptuelle, de l’intelligence numérique et de l’estimation sur une ligne numérique physique.

Les neurosciences nous éclairent-elles ?

Rappelons d’abord que les recherches quantitatives expérimentales classiques (en neuropsychologie), qui consistent à regrouper des sujets présentant un certain trouble et à les comparer à un groupe témoin, ne sont pas destinées à détecter des sujets dyscalculiques. Au contraire, la constitution d’un groupe de sujets purement dyscalculiques en serait même un préalable. Et ce préalable est rarement rempli. Par exemple, dans leur article intitulé « Dyscalculie, le sens perdu du nombre », Dehaene, Molko et Wilson (2004) présentent une figure visualisant la désorganisation du sillon intrapariétal droit, non pas chez des sujets dyscalculiques, mais chez des patientes présentant un syndrome de Turner [5]. Les différences de « recrutement » des élèves dyscalculiques peuvent aussi expliquer des résultats discordants : par exemple, Kucian et al. (2006) n’ont pas observé de différences d’activation cérébrale pour l’addition exacte entre leurs sujets dyscalculiques et des sujets témoins, alors que Simos et al. (2008) en observent une.

Comme on a identifié, aujourd’hui, des structures nerveuses précises impliquées dans les traitements numériques – notamment le segment horizontal du sulcus intrapariétal (hIPS) bilatéral (cf., Rubinsten, 2009) –, on peut penser que l’Imagerie par Résonance Magnétique (ou d’autres techniques) permettra, en attestant de son anormalité, d’affiner le diagnostic individuel. De telles observations, outre leur coût, ne peuvent cependant être que complémentaires à des diagnostics davantage comportementaux car une anormalité ne peut pas s’interpréter sans plus comme une déficience. En outre, la fonction d’une structure, même très précise comme l’hIPS est certainement loin de se limiter aux traitements numériques. En conséquence, les chances de détecter ou de confirmer une dyscalculie pure sont réduites : en cas d’anormalité, et a fortiori de lésion, les sujets auraient des difficultés dans d’autres domaines fondamentaux aussi (ils satisferaient ainsi un critère d’exclusion).

Par ailleurs, les recherches développementales permettent d’observer les changements cérébraux entre deux moments différents des apprentissages. Cela est intéressant pour montrer à des décideurs l’efficacité du travail de remédiation : avec des techniques à peu près validées, on arrive en effet à voir les changements cérébraux induits par leur travail de remédiation ! Mais si un élève enregistre plein d’informations, il est évident que son cerveau ne se trouve plus dans le même état que l’état dans lequel il se trouvait avant d’avoir enregistré toutes ces informations ; que l’on arrive alors à visualiser le changement relève de la prouesse technique, mais pas de l’exploit pédagogique.
En fin de compte, la contribution la plus intéressante apportée par les neurosciences contemporaines, pourrait être la confirmation, si besoin était, de la différence entre l’estimation ou l’approximation et le calcul exact (Dehaene & Cohen, 1991 ; Lemer et al., 2003). Cette découverte ou redécouverte des estimations et approximations attire tellement les chercheurs que certains d’entre eux n’hésitent pas à parler d’ « arithmétique approximative » (e.g., Barth, Beckmann & Spelke, 2008 ; Pica et al., 2004). En cela ils veulent désigner une arithmétique correspondant à un sens général du nombre qui a évolué chez les humains et certains animaux, et est indépendante du langage. Mais je ne peux m’empêcher de penser que, pour des enseignants de mathématiques, cela doit paraître curieux : imaginez en effet un élève qui, confondant les résultats de 7x7 et 6x8, aurait écrit 7x7 = 48 et soutiendrait, a posteriori, que c’est juste (approximativement, à 1 près) ; ou encore qui énoncerait le théorème d’arithmétique approximative selon lequel « tout nombre entier est pair » (approximativement, à 1 près) !

La notion de dyscalculie présente-t-elle un intérêt pédagogique ?

L’intérêt pédagogique majeur d’une notion comme la dyscalculie serait la mise au point de programmes spécifiques de remédiation. Toutefois, lorsque des chercheurs examinent empiriquement l’interaction possible entre le statut de la difficulté en mathématiques (dyscalculie versus difficultés plus générales) et les programmes de remédiation ou le tutorat (Fuchs et al., 2009 ; Powell et al., 2009), les conclusions sont mitigées : la recherche de Powell et al. a certes conduit à l’observation d’une telle interaction, mais celle de Fuchs et al., conduit les auteurs à conclure que le tutorat ne s’avère pas différentiellement efficace en fonction du statut de la difficulté en mathématiques de l’élève. On peut donc douter de la possibilité de trouver des programmes de remédiation spécifiques aux élèves dyscalculiques (purs).

En outre, les programmes de remédiation sont difficiles à évaluer car, comme pour l’observation neurologique des sujets dyscalculiques, on a du mal à constituer des échantillons d’élèves indiscutablement dyscalculiques. Quant au contenu des programmes que j’ai pu examiner (Fischer, 2009a), il peut convenir à n’importe quel élève faible ou en cours d’apprentissage. En fait, les résultats de ces remédiations soulignent surtout l’importance de la compréhension conceptuelle et de la compétence en estimation. Cela est d’ailleurs aussi un des enseignements que tirent Schneider et al. (2009) de leurs études ou moi-même du dossier sur la dyscalculie développementale que j’ai coordonné (Fischer, 2009b).

Dans les conclusions de ce dossier, l’importance de la composante « estimation » est apparue principalement à travers la contribution de Vilette (2009). Le programme informatisé de remédiation mis au point par ce dernier insiste en effet, non pas simplement sur l’intérêt de l’estimation, mais sur une double approche – par l’approximation et le calcul exact – des additions et soustractions élémentaires. Or, de manière plus générale, l’efficacité de deux (ou plus) approches différentes d’un même concept est maintenant largement attestée, aussi bien dans le domaine mathématique que dans le domaine linguistique. Pour les mathématiques, Rittle-Johnson et Star (2009) ont, par exemple, comparé, sur 162 élèves de 7ème et 8ème année (donc de 5 ème et 4 ème de collège en France), l’apprentissage de la résolution d’équations par comparaison de : (a) problèmes équivalents avec la même méthode de solution, (b) différents types de problèmes avec la même méthode de solution, ou (c) différentes méthodes de solution du même problème. Leur conclusion est que la comparaison de méthodes de solution conduit aux meilleures connaissance conceptuelle et flexibilité procédurale. Pour l’apprentissage des langues, Kovács et Mehler (2009a, b) ont montré que les bébés (7 et 12 mois) élevés dans des environnements bilingues, bien qu’ils aient à apprendre environ deux fois plus que leurs pairs monolingues, ont une vitesse d’acquisition comparable à celle des monolingues et, surtout, que cela conduit à une élévation générale (non spécifique à un domaine) du système de contrôle cognitif bien avant le début du parler, ce qui leur permet de devenir rapidement des apprenants plus flexibles.
Comme le suggère ma « dérivation » vers des principes généraux de l’apprentissage, je conclurai en observant que la notion de dyscalculie a incontestablement stimulé la recherche mais ne semble pas avoir apporté, à ce jour, d’idées pédagogiques nouvelles, efficaces et spécifiques pour l’aide aux élèves présumés dyscalculiques.

Références

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