Durant l’année scolaire 2023-2024, ma classe de CM2 a participé au projet « Regards de Géomètre ».
L’objectif ? Créer avec mes élèves une œuvre collective qui mette en relation les arts et les mathématiques.
Mes motivations ? Poursuivre un travail déjà entamé dans ma classe ces dernières années pour aborder les mathématiques de manière vivante et interdisciplinaire. Cette action me semblait parfaitement illustrer le « projet d’innovation pédagogique » que je mène dans ma circonscription, « Pour une approche esthétique des mathématiques ».
- Introduction
Aborder les mathématiques par l’esthétique, c’est favoriser une approche sensible et concrète de la discipline, qui laisse toute sa place à la créativité et à l’imaginaire des enfants. C’est aussi une manière de susciter la surprise et la curiosité, en montrant qu’il peut y avoir des mathématiques là où on ne les attend pas : en dehors des manuels, ailleurs que sur du papier ou entre les quatre murs d’une classe. On peut les retrouver sur les murs d’un musée, dans une partition, sur le parquet d’un gymnase. Croiser les regards, c’est permettre de voir autrement et de voir plus loin. C’est enfin permettre aux enfants d’y découvrir un plaisir immédiat, qui n’est pas forcément conditionné à leurs performances scolaires, et d’avoir une autre perception d’eux-mêmes en tant qu’élèves au moment de la leçon de maths.
Cet axe de travail étant déjà très présent dans ma classe, j’ai inscrit mes élèves au dispositif Regards de Géomètre afin de leur proposer une dynamique de projet supplémentaire. L’idée de pouvoir bénéficier de l’intervention d’un chercheur et d’un artiste pour nous aider à construire notre projet, de pouvoir l’exposer et la présenter à l’institut Henri Poincaré en fin d’année m’ont semblé des moteurs intéressants, formateurs et valorisants.
- Les instructions officielles
L’interdisciplinarité est inscrite dans les instructions officielles : dans les programmes scolaires de l’École Primaire, les mathématiques sont incluses dans « les langages scientifiques et techniques », un langage parmi d’autres pour « penser et communiquer ». Il est ainsi mis en relation avec les autres formes de langage : le français, les langues étrangères, les langages artistiques, le langage des médias et de l’informatique, les uns pouvant s’associer aux autres. Dans les projets pour les nouveaux programmes scolaires prévus désormais pour la rentrée 2025, l’interdisciplinarité est souhaitée de manière explicite dès le cycle 1 afin de donner plus de sens aux apprentissages, d’apporter une maîtrise profonde des compétences et de leurs applications dans différents domaines. Il est écrit dans les programmes du cycle 3 : « il importe que tous les enseignements soient concernés par l’acquisition des langages scientifiques ».
On y considère par exemple que les activités artistiques peuvent permettre aux enfants de manipuler les formes géométriques et de se familiariser avec leurs propriétés, d’explorer les notions de proportion et de symétrie : ces approches seraient un moyen de développer une compréhension intuitive des concepts mathématiques. D’autre part, cette approche diminuerait l’anxiété mathématique et favoriserait l’égalité fille-garçon « en diminuant les stéréotypes liés à la discipline ».
- Le choix du projet
L’intervention du chercheur et de l’artiste n’ont finalement pas pu avoir lieu, mais le projet a été longuement réfléchi en classe. Pour créer une dynamique intéressante, il fallait qu’il émane des enfants. Nous avons eu plusieurs pistes de travail, à partir de ce qui avait déjà été fait par ailleurs : travailler sur les pavages, sur les figures géométriques, sur les polyèdres...
C’est durant la semaine des Maths, racontée ici, que j’ai proposé à mes élèves une activité de circonstance sur la thématique « l’essentiel, c’est de participer ». Il s’agissait d’ateliers de danse et d’acrosport autour de la symétrie.
Les deux activités font partie du même champ d’apprentissage : « s’exprimer devant les autres par une prestation artistique ou acrobatique ». En danse, il s’agit de « mobiliser son imaginaire pour créer du sens et de l’émotion, dans des prestations collectives qui impliquent de coopérer pour construire ensemble » ; en acrosport (ou gymnastique acrobatique) il s’agit de produire « des enchaînements de figures comprenant des éléments acrobatiques destinés à être vus et jugés ». Dans notre cas, l’objectif est de réaliser des « pyramides statiques », c’est-à-dire des figures dans lesquelles « les partenaires doivent rester en contact et immobiles afin de montrer des éléments de force, de maintien et de souplesse ».
Ce travail ne s’est pas limité à cette seule semaine, il s’est poursuivi les semaines suivantes sur plusieurs séances. J’ai pris le parti de laisser une grande liberté de création aux enfants, en leur donnant pour consigne de réaliser des danses ou des figures symétriques. Ils se sont emparés de cette idée pour construire des compositions très variées. Dans leur processus de création, ils ont dû s’approprier la notion de symétrie pour s’y conformer, ou au contraire, en jouer, ce qui a supposé de redéfinir les concepts manipulés.
- Incarner des notions géométriques : de l’acrosport à la danse
Il a été rappelé en préliminaire que toute représentation d’une notion géométrique n’est jamais qu’une représentation et une approche imparfaite de l’idée abstraite.
Ici, notamment, il s’agit d’une représentation artistique et corporelle : les corps ne sont pas identiques, les mesures ne sont pas exactes, il n’en va pas d’une figure d’acrosport comme d’une figure géométrique réalisée avec des instruments de tracé. Néanmoins, la contrainte, par nature imparfaite, oblige à d’autant plus de rigueur dans la composition pour que les enjeux mathématiques y soient lisibles. Dans ces figures, par exemple, les enfants lisent spontanément la composition symétrique, ils ont pu par contre corriger les postures des uns et des autres au fil de leurs créations, pour tenter d’approcher une représentation la plus équilibrée possible : les lignes droites (obtenues par les membres alignés), les angles formés, la nécessité d’un référent pour figurer l’axe de symétrie, les distances autour de cet axe... ceci a supposé un travail d’équipe important, une verbalisation constante des notions qu’il fallait représenter, la manipulation du vocabulaire spécifique approprié, un regard critique sur les productions à réaliser.
En acrosport, la notion de symétrie est étroitement liée à celle d’équilibre afin d’assurer la stabilité et l’esthétique de la figure. Les forces et les masses doivent être réparties de manière harmonieuse : la qualité artistique de la figure dépend de la justesse mathématique de sa construction… Sinon, ça ne tient pas, c’est la chute, la figure n’existe pas. L’évaluation est immédiate. Ce travail de création permet aux enfants de comprendre des concepts mathématiques de manière concrète, incarnée , interactive et vivante.
Ces séances ont été des moments de plaisir pour les enfants : un travail collaboratif, où l’on bouge, on parle, on s’amuse de ses erreurs quand quelqu’un tombe, on se corrige, on recommence, on s’admire aussi, et on s’applaudit, quand la figure tient et que c’est réussi.
En acrosport, la performance est esthétique mais assez statique : on recherche la stabilité et le maintien des positions. Nous avons fait évoluer notre activité en poursuivant par une autre « activité sportive à visée esthétique » : la danse, qui intègre à l’exigence d’équilibre le mouvement.
- De la géométrie à la chorégraphie
Notre projet pour Regards de Géomètre s’est porté sur la danse. Nous avons d’abord transposé nos compositions acrobatiques dans les premières chorégraphies.
La différence entre acrosport et danse ? S’ajoutent essentiellement les idées de mouvement et de chorégraphie. Il ne s’agit plus de figures statiques mais d’un enchaînement de mouvements qui raconte une histoire, en habitant l’espace avec rythme.
Pour l’apport didactique, j’ai été aidée par Nathalie Indelicato, collègue Professeure des Écoles, conseillère pédagogique en EPS et danseuse médaillée.
Nos échanges m’ont permis de prendre en compte différents éléments à intégrer dans notre travail :
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- la posture du corps et la relation à l’autre (symétrie, dissociation segmentaire, interactions entre les danseurs)
- l ’énergie, la vitesse et le rythme d’exécution
- l’occupation de l’espace (verticalité ou horizontalité, ampleur du mouvement)
Les enfants ont travaillé par groupes, avec, dans un premier temps, une totale liberté de composition, la seule contrainte étant de mettre en évidence la notion de symétrie qui m’a semblé la plus naturelle à faire émerger puisqu’elle leur était la plus familière. Les chorégraphies se sont rapidement organisées autour de postures en miroir, plus faciles à mettre en mouvement, et d’abord en binômes pour ne pas multiplier les axes de symétrie supposés.
Durant toute la séquence, le travail s’est déroulé sans musique pour ne pas parasiter la recherche des élèves. Les objectifs étaient explicites : nous étions en cours d’EPS, le résultat attendu correspondait à une démonstration artistique, mais c’était aussi un travail de réflexion mathématique. Quels étaient donc les objectifs mathématiques ? Certes pas d’obtenir des figures parfaites, ni de prendre des mesures de distances ou d’angles, mais de manipuler des concepts décrochés des supports traditionnels, avec les corps mais aussi avec les mots, car un travail d’équipe suppose l’échange, la discussion, la concertation, l’explication : la verbalisation.
Voici deux danses réalisées en duo après une heure de travail :
Les enfants ont pris beaucoup de plaisir à imaginer leur chorégraphie et à présenter leur travail devant leurs camarades. À l’issue de cette séance, plusieurs questions se sont posées : Quelles sont les notions mathématiques en jeu ? Sont-elles lisibles ? Comment garder une trace écrite de la chorégraphie pour pouvoir la reproduire, l’expliquer ou la transmettre ?
Nous avons décidé pour les séances suivantes de constituer des groupes d’élèves plus importants afin de complexifier les interactions et de réfléchir à une trace écrite des chorégraphies réalisées au moment de leur création.
Nous avons donc apporté au gymnase papier et crayon, et alterné les moments d’écriture collective et les moments d’expérimentation « en mouvement », les deux étant propices aux échanges, aux discussions. L’objectif : élaborer un projet commun, avec une histoire et des intentions lisibles ainsi que des notions mathématiques bien définies et clairement verbalisées.
Le projet était lancé, avec quatre groupes d’élèves, chacun portant une chorégraphie différente. Nous sommes retournés en classe avec quatre premières ébauches de traces écrites que nous avons observées.
Une histoire plus ou moins rédigée, des schémas plus qu’imprécis, un vocabulaire approximatif... le premier jet manque clairement de rigueur au premier coup d’œil, d’ailleurs les élèves des groupes extérieurs au projet n’ont guère compris les intentions de leurs camarades.
Il a fallu utiliser ces premières traces comme support d’expression orale afin de clarifier les objectifs de manière collective.
Des éléments géométriques y sont tout de même présents : on parle de rosace, d’angles droits, de carré, on y voit des triangles qu’on devine équilatéraux. Mais on est loin d’une trace lisible et exploitable pour la suite.
Les questionnements qui émergent sont notés, une trace plus organisée est réalisée, permettant à la classe de s’approprier le travail de chacun des groupes. Des titres sont imaginés pour chaque chorégraphie. Nous n’oublions pas qu’il s’agit d’œuvres à caractère artistique.
Pour les séances suivantes, le point de départ sera utile et servira de guide : il reste à vérifier la justesse mathématique de la chorégraphie imaginée et à la mettre par écrit en détaillant les différentes étapes avec la rigueur qui convient.
- S’approprier des notions mathématiques en racontant l’histoire d’une figure
La prochaine étape se passe donc en classe, sur papier puisqu’il s’agit d’écrire.
– Le rêve des triangles
La rédaction s’accompagne de manipulations afin de proposer une schématisation des déplacements dans la chorégraphie prévue.
Dans le rôle des points : les enfants. Les côtés sont figurés par les membres tendus. Il faut s’organiser, chercher de combien de danseurs on aura besoin et comment ils devront se positionner.
Ce travail oblige les enfants à anticiper les différentes étapes, les différentes figures et les différentes directions dans lesquelles les déplacements devront s’opérer.
Les différentes étapes assemblées les unes aux autres forment cette animation qui permet de modéliser la chorégraphie.
https://www.youtube.com/watch?v=i2AHjQvbkQk&ab_channel=SM
– La vie d’une rosace
Pour la rosace, les enfants ont dû réfléchir au nombre de points à représenter, chaque point étant figuré par un enfant, dans la rosace simple puis dans la double. La traduction en tracé était un vrai travail de géométrie, les enfants ont donc dû réinvestir les compétences développées plus tôt dans l’année.
Les allers-retours entre la modélisation écrite et la réalisation dansée obligent les enfants à passer du concret à l’abstrait. C’est une mécanique difficile.
– le carré décomposé
L’idée du carré décomposé est de déplier un carré : le problème pour modéliser cette chorégraphie est de conserver les mesures exactes. Le carré s’ouvre, se décompose, se déplie en 4 segments toujours identiques.
Les différentes étapes assemblées forment l’animation suivante :
https://www.youtube.com/watch?v=0MJ36bYopWE&ab_channel=SM
– La ronde du carré
La ronde du carré a été difficile à représenter de manière juste : c’est l’histoire d’un cercle qui veut devenir un carré. Les lignes courbes se raidissent pour devenir des lignes droites. Il a fallu réfléchir à la conservation des mesures et du périmètre des deux figures.
Nous avons réinvesti le travail fait sur Pi et sur le périmètre du cercle, manipulé les formules et les propriétés pour obtenir des figures correctes.
Leur succession a permis d’obtenir l’animation suivante :
https://www.youtube.com/watch?v=VdNVxBp-SXw&ab_channel=SM
Suite à l’écriture de la chorégraphie, nous avons regagné le gymnase pour danser et pour réaliser les prises de vues nécessaires à l’élaboration des vidéos.
- Du corps au langage mathématique : du gymnase au musée
Nous nous sommes rendus à l’Institut Henri Poincaré pour le colloque de fin d’année et la visite du musée des mathématiques. Au colloque de Regards de Géomètre, chaque classe participant au projet a pu partager le fruit de son travail.
Ce jour-là, c’était fête : les enfants allaient pouvoir enfin présenter leur travail terminé.
Un groupe de volontaires représentant la classe a pris la parole dans l’amphithéâtre de l’Institut.
Mes élèves étaient les plus jeunes, ils étaient impressionnés de parler dans ce lieu prestigieux devant tout ce public de collégiens et de lycéens, mais heureux , prêts … et fiers !
Voici le support de la présentation qui a été faite de notre travail :
https://nuage01.apps.education.fr/index.php/s/9pEdfMiPqEXW4ci
L’intervention des enfants a été captée lors du colloque :
https://www.youtube.com/watch?v=i6hwaOpnEeA&ab_channel=InstitutHenriPoincaré
La présentation orale de notre projet a été préparée en classe, c’est un apprentissage à part entière : parler assez fort et assez clairement, s’adresser à un public, rendre vivant son propos, ce sont des compétences qui font partie des programmes. Mes élèves ont été entraînés toute l’année, en mathématiques comme en poésie et dans tous les domaines d’apprentissage. Ils ont pu mesurer, en situation, à quel point elles sont importantes pour organiser et communiquer ses idées et son travail. Les enfants ont surmonté leur appréhension, ils ont expliqué avec confiance, de manière lisible et enthousiaste, leur démarche artistique et mathématique.
Voici les vidéos réalisées sur les quatre danses présentées :
Une version papier du projet a été exposée dans la bibliothèque de l’Institut pour l’été.
Une fois sortis de l’amphi, les enfants ont visité la bibliothèque et ses rayonnages d’ouvrages anciens, reconnu le visage de Sophie Germain, nommé les polyèdres exposés dans les vitrines, contents de parler le même langage et d’avoir quelques clés pour s’y retrouver.
Les enfants étaient fiers, sans aucun doute, ils ont été une bulle de vie expressive, vibrante et sonore, dans un Institut très sérieux et intimidant. On a l’habitude d’emmener ses élèves en sortie pour des activités artistiques, pour visiter des monuments historiques, mais en vingt-trois ans d’enseignement, je n’avais jamais emmené mes élèves faire une « sortie mathématique » et je n’aurais imaginé que cela puisse être source de tant de joie et de fierté.
- Conclusion
Joie et fierté : c’est un objectif que je garde en ligne de mire dans mon enseignement des mathématiques. Vous la voyez, là, la fierté de la maîtresse devant le travail de ses élèves, exposé dans le temple des matheux ? Et la joie de construire avec eux des apprentissages ouverts, vivants, qui montrent que l’exigence et la rigueur sont aussi sources de plaisir ? L’envie de multiplier les ponts, de décloisonner, de faire tomber les murs, de danser sur des figures géométriques ?
Devant la porte de l’IHP, mes élèves ont clamé les vers de Victor Hugo , « jeunes, gais, vifs », enthousiastes et joyeux, en sautant les pieds joints dans le « monde vivant ».
Sur cette photo, je vois surtout l’émotion de la nulle en maths, qui a réussi à ouvrir des portes là où elles lui étaient claquées au nez. Une photo souvenir, pour mes profs de maths.