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Intégration des TICE dans l’enseignement des mathématiques

MathémaTICE, première revue en ligne destinée à promouvoir les TICE à travers l’enseignement des mathématiques.

Mathématiques dans un village de montagne, il y a un siècle

Après une carrière passée à fuir le chœur des vieux croûtons, ceux qui radotent l’antienne millénaire de la baisse du niveau, l’auteur se retrouve brutalement projeté du côté obscur de la force, par la lecture de deux cahiers d’écoliers. Quelle décadence ! Décidément, tout fout le camp !

Article mis en ligne le 23 novembre 2022

par Bernard Ycart

« En général les jeunes gens copient leurs aînés et luttent avec eux en paroles et en actions ; les vieillards, de leur côté, s’abaissent aux façons des jeunes gens et se montrent pleins d’enjouement et de bel esprit, imitant la jeunesse de peur de passer pour ennuyeux et despotiques. »
Michel Houellebecq en 2022 ? Non : Platon, La République, vers 380 av. J.-C. Vous en voulez encore ?

« Il faut reconnaître avec douleur, mais dire avec courage, que chaque année le niveau baisse. Une médiocrité implacable semble avoir envahi tout le monde ; c’est un à peu près général où rien de saillant ne vient révéler une originalité sérieuse, une tentative nouvelle, un effort vigoureux. »
Maxime Ducamp, 1867.

Et aussi :

« En France, le niveau baisse à vue d’œil. Tout le monde étant un peu instruit, les gens de lettres ne travaillent plus pour une élite, mais pour la masse ; et comme cette masse est nécessairement bornée et peu délicate, malgré tous les certificats d’études distribués dans les écoles primaires, nos littérateurs se donnent un mal infini pour faire leur cour à cet immense peuple de liseurs qui les paie et leur procure la vogue. »
Paris-touriste, 20 avril 1884.

Ah mais quelle catastrophe ! Serait-ce donc la faute de ces « certificats d’étude distribués dans les écoles primaires » ?

« À la répugnance des enfants pour tout effort prolongé sans but bien apparent, s’ajoutent, quand il s’agit des mathématiques, une fatigue et un dégoût spécial. Le plus ordinairement, les élèves se découragent bientôt d’une manière définitive et n’emportent, de longues études, que la pratique du calcul le plus vulgaire, ne comprenant pas toujours l’exécution d’une division. »
Charles Méray, Considérations sur l’enseignement des mathématiques, 1894.

À ce stade, intervient un raisonnement récursif de la plus élémentaire évidence. Comment peut-il se faire que le niveau soit tellement au-dessous de celui que nos prédécesseurs considéraient déjà comme catastrophique, comparé à celui de leurs prédécesseurs, qui eux-mêmes déjà, … ad libitum jusqu’à Socrate, et probablement avant ? Allons donc ! Les cerveaux n’ont pas vraiment eu le temps d’évoluer depuis les débuts de la civilisation. Que les élèves d’aujourd’hui ne sachent pas tout ce que savaient ceux d’il y a un siècle, quoi de plus normal : ils ont bien d’autres compétences !

J’avoue en être resté à ces considérations plutôt rudimentaires pendant l’essentiel de ma carrière, me tenant prudemment éloigné des controverses qui remplissent périodiquement les colonnes des journaux, de constats catastrophistes. Ce n’est pas que les arguments plus sophistiqués aient manqué, dans un sens comme dans l’autre d’ailleurs. Parmi les références générales, le lecteur intéressé pourra se reporter à un excellent numéro de la revue suisse Résonances, d’octobre 2003. Les deux points de vue opposés ont été présentés en 2009 dans le livre de F. Capel et F. Dubet Le niveau baisse-t-il vraiment ? La virulence du débat est largement alimentée par la difficulté de définir des mesures statistiques incontestables. Qu’est-ce exactement que le niveau ? Quels échantillons peuvent être comparés ?

Ce n’est certes pas faute de chiffres. Saluons en particulier l’exceptionnelle richesse des archives de la Direction de l’évaluation de la prospective et de la performance, au Ministère de l’Éducation. On y trouve entre autres la seule tentative vraiment poussée de comparaison à long terme. Elle est basée sur 9000 copies du Certificat d’Études Primaires de 1923 à 1925, retrouvées dans la Somme. Le rapport de V. Dejonghe et al., daté de février 1996, est intitulé Connaissances en français et en calcul des élèves des années 20 et d’aujourd’hui : comparaison à partir des épreuves du Certificat d’Études Primaires. Signalons aussi l’étude de T. Rocher : Lire écrire compter : les performances des élèves de CM2 à vingt ans d’intervalle, 1987-2007.

Plus récemment, l’attention s’est focalisée sur les enquêtes internationales, PISA et TIMSS. Pour une analyse concise et efficace des résultats statistiques, on se reportera aux trois articles récents de C. Saillard dans Variances : Les Français et les Mathématiques. Sur les conséquences politiques des évaluations internationales, voir le numéro d’octobre 2022 de la Revue des Deux Mondes, sans oublier bien sûr le rapport au Sénat de G. Longuet, daté du 16 juin 2021 : Réagir face à la chute du niveau en mathématiques : pour une revalorisation du métier d’enseignant.

Les comparaisons à long terme avec le Certificat d’Études Primaires, ont été critiquées à juste titre. C’est vrai, le fameux « certif » est demeuré tellement vivace dans la mémoire collective, qu’il en a été idéalisé. Au point qu’un livre a été édité en 2013 : Auriez-vous eu votre certificat d’études en 1923 ? L’histoire du certificat d’étude et son impact sociologique ont été étudiés par Claude Carpentier en 1996 et plus récemment par Patrick Cabanel en 2002. On peut aussi parcourir des manuels, comme le best seller d’Alcide Lemoine 160 leçons d’arithmétique, cours moyen, certificat d’études, et s’extasier sur la complexité des sujets. Oui mais tout cela reste bien théorique. Que sait-on du niveau réel des élèves à l’époque ? Tous étaient-il capables de résoudre ces exercices ? Le certificat d’études ne concernait qu’environ 50% d’une classe d’âge : que savait l’autre moitié ?

L’auteur sceptique en serait resté là, si un évènement fortuit n’avait amené sous ses yeux les deux documents dont il va être question maintenant. Autant vous prévenir, la suite sera éminemment subjective, non statistique, aux antipodes de toute certitude scientifique, bref, peu recommandable dans une revue comme MathémaTICE. De quoi s’agit-il ? D’une petite commune de montagne, à une cinquantaine de kilomètres au sud de Grenoble, entre 800 et 900 mètres d’altitude : Cornillon-en-Trièves. Cinq hameaux, 160 habitants aujourd’hui, environ 200 entre les deux guerres. Un « projet patrimoine » ayant été lancé par la municipalité, les familles ont été invitées à partager leurs trésors et deux cahiers d’écoliers nous sont parvenus. Le premier couvre deux semaines de l’année de certificat d’études de Maurice Martin (1904-1990), du 28 janvier au 8 février 1919. Le second couvre trois semaines de l’année de certificat d’études de Jeanne Froment (1913-1991), du 17 novembre au 6 décembre 1924. Soyons reconnaissants à leurs descendants d’avoir la générosité de mettre à notre disposition ces documents de famille : remerciements tout particuliers à Marie-Jeanne Folliet, Jean-Pierre Martin, Angeline Guillen et Guy Clément.

Eh oui, la voilà la différence ! Ce ne sont plus des unités statistiques. Maurice Martin et Jeanne Froment, me sont beaucoup proches qu’Alcide Lemoine ou des écoliers anonymes de la Somme.


Voici Maurice Martin dans les années 1980. Il a exercé toute sa vie son métier d’agriculteur à Villard-Julien, le hameau où il est allé à l’école, sous la férule de Jeanne Bonniot. Début 1919, il avait quatorze ans : un peu en retard pour le certificat d’études ? Non, pas dans les familles d’agriculteurs : tant qu’il y avait du travail aux champs, il n’était pas question d’école pour les garçons. Ceux qui ont connu Maurice plus tard, se souviennent qu’il gardait ses vaches un livre à la main. Ses rares moments de repos dans une journée, il les passait assis sur une murette de sa ferme, toujours à lire. C’était un grand chasseur. Sur la fin de sa vie, il a rédigé ses souvenirs de lièvres et de sangliers ; dans un français parfait, sans une faute d’orthographe.


Voici Jeanne Froment, avec son mari Léon Clément, dans les années 1970. À l’été 1925, quand elle a obtenu son certificat d’études, elle n’avait pas encore 12 ans. Elle était allée à l’école du Grand Oriol, un autre hameau de la commune. L’institutrice était Clara Bonniot, la sœur de Jeanne. Comme Maurice Martin, Jeanne Froment s’est occupée de ses bêtes et de sa famille pendant toute son existence. Elle a laissé le souvenir unanime d’une exceptionnelle générosité. On se souvient aussi que tous les ans jusqu’à un âge avancé, elle et son mari débarrassaient la table de la cuisine, prenaient un stylo et s’asseyaient devant une feuille de papier, pour faire … la dictée de Pivot. Rien de moins !

Et les mathématiques dans tout ça ? Les problèmes des deux cahiers ont été relevés et mis en document d’accompagnement de cet article. J’ai fait les exercices un par un, et vérifié les calculs des cahiers. Ils étaient corrects, à de rares exceptions près. Non, je n’ai pas fait les opérations à la main, je me serais probablement trompé plus souvent que Maurice et Jeanne. Faites comme moi : lisez et demandez-vous comment réagirait de nos jours un élève de onze ans devant l’énoncé suivant, posé à Jeanne Froment le lundi 17 novembre 1924.

« Un marcheur fait 35 km en 7 h 1/2. Combien mettra-t-il de temps aller et retour pour se rendre à une localité située à 50 km en supposant qu’au milieu de sa course il prenne un repos de 2 h 1/4 ? »