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Lettre à mes profs de maths

Sarah Leleu dit sa souffrance ancienne aux profs de maths de son enfance. Elle leur dit aussi pourquoi elle les enseigne aujourd’hui avec bonheur à ses élèves de CM2.

Article mis en ligne le 8 février 2022
dernière modification le 19 octobre 2024

par Sarah Leleu

Voici un article bien singulier.

Sarah Leleu écrit à ses profs de maths d’il y a trente ans qui l’ont fait souffrir et à celles et ceux qui font souffrir ses enfants aujourd’hui.

Elle ne règle pas de comptes, elle dit simplement qu’il est possible d’enseigner autrement, qu’elle a trouvé une entrée dans les mathématiques plus heureuse, qui ne blesse pas. D’autres ont découvert leur propre issue par le jeu, la magie du numérique, les maths en plein air, les laboratoires de mathématiques, le jardinage même ! D’autres voies restent à explorer, elles sont sans limite !

Sarah Leleu a expérimenté qu’en passant par le plaisir, l’émotion, la surprise, on parvient à intéresser graduellement, pas à pas, sans drame et sans les briser, des élèves ayant maille à partir avec les maths.

Lisez l’article jusqu’au bout, ne cédez pas à la colère en pensant aux difficultés d’enseigner aujourd’hui, aux mille raisons de renoncer.

L’article ne donne pas de leçons, il invite à plus de bonheur. Il annonce de plus amples développements.

"Bon, c’est vrai, je ne serai jamais prof de maths, mais je les enseigne quand même.
Et vous savez quoi ? J’adore ça. Vous devriez essayer."

L’aube vient en chantant et non pas en grondant
Nos fils riront de nous dans cette blanche sphère
Ils se demanderont ce que nous pouvions faire
Enseigner au moineau par le hibou hagard.

Alors, le jeune esprit et le jeune regard
Se lèveront avec une clarté sereine
Vers la science auguste, aimable et souveraine.

Victor HUGO, Les Contemplations (1856)




Chers professeurs,

Vous avez été les hiboux hagards de mon enfance.

Longtemps je vous en ai voulu. Vous avez été mes tortionnaires. Indifférents à mon malheur, vous m’avez même semblé parfois vous complaire dans un dénigrement qui aurait pu me détruire.

Chaque étape de mes apprentissages en mathématiques a été pour l’enfant que j’étais une souffrance, une succession d’épreuves à surmonter. Mes parents se demandaient très sérieusement si j’arriverais un jour à lire l’heure, nigaude que j’étais. Ils se désespéraient de mes incompréhensions, de mes notes désolantes et des commentaires affligeants de mes profs de maths. Les virgules, les fractions et autres pourcentages sont devenus un sujet récurrent de plaisanterie me concernant, rappelé à chaque réunion de famille. On s’est vite fait une raison et rendu à l’évidence : je ne comprendrais jamais rien aux maths… C’en était fait de moi, entre la poire et le fromage, j’étais déjà condamnée.

Il est heureux que je sois tombée dans les livres et que j’y aie trouvé ma voie. Mes études littéraires ont abrégé mes turpitudes mathématiques et m’en ont délivrée ; après, tout de même, de trop longues années à transpirer sur mes équations, à m’acharner sur des formulations incompréhensibles, à essayer d’ingurgiter des leçons vides de sens et sans jamais, jamais, la moindre bienveillance ni le moindre accompagnement pédagogique qui eût pu me soulager, me soutenir, me sauver. J’ai dû avancer seule avec pour unique compagnie mes exercices de maths et mon envie d’y survivre.

Je vous en ai voulu de votre condescendance et de votre mépris, de m’avoir laissée dans une solitude profonde, moi et mon échec. De m’avoir condamnée par vos commentaires impersonnels et lapidaires à la nullité mathématique que j’ai longtemps crue inexorable. Enfant que j’étais, je vous faisais confiance : si vous le disiez, c’est que c’était vrai, j’étais une cause perdue, j’en fus convaincue.


Aujourd’hui encore, d’autres que vous malmènent mes enfants, avec lesquels je traîne ma propre misère et mon propre handicap mathématique, mais aussi les petits élèves qui m’arrivent déjà conditionnés à remâcher la même salade que moi, les mêmes commentaires désolants, la même estime de soi, pauvre et blessée ; les mêmes automatismes vides de sens et mécaniques, les mêmes engrenages grippés au moindre manquement à l’ordinaire.

Ce handicap mathématique, j’ai grandi avec et je le soigne encore. Il fait partie de mon identité.

Aujourd’hui je suis enseignante d’une classe de CM2. Je suis à la fois prof d’anglais, de français, d’histoire géo, de sport, d’arts, de littérature, d’informatique, de sciences… et – chose que je n’aurais jamais imaginée – j’enseigne aussi les maths ! J’ai puisé dans mon parcours scolaire et dans l’affection pour mes élèves l’envie de guérir et de fermer les plaies, de découvrir avec eux les bonheurs mathématiques. Ne rien transmettre de ma frustration surtout, a été une obsession.

J’ai puisé dans le manque de pédagogie que j’ai subi, l’envie de chercher comment donner du sens aux concepts à enseigner aux enfants. Comment, moi, aurais-je aimé qu’on s’y prenne pour que je comprenne et que j’y donne du sens ?

Le rapport Villani-Torossian en fait le triste constat : la plupart des professeurs des écoles me ressemblent. Nous sommes une majorité à être issus d’une formation littéraire, un grand nombre à ne pas nous sentir à l’aise avec les mathématiques face à nos élèves, et peu d’entre nous seulement parviennent à prendre plaisir à les enseigner. Comment transmettre aux enfants un contenu que nous maîtrisons mal et que nous avons nous-mêmes intégré dans la douleur ? Comment des enseignants qui sont censés être modélisants peuvent-ils apprendre à transmettre autre chose que le fruit d’éprouvants souvenirs ?

Pour ma part, j’ai vite constaté que ma triste expérience d’élève m’offrait en tant qu’enseignante une capacité d’empathie non négligeable avec les enfants du même acabit. La conviction que chacun d’entre eux a le droit d’apprendre sereinement, sans être étiqueté au moindre échec, le droit d’éprouver des difficultés, le droit à la bienveillance, le droit d’être aidé et accompagné. Droits élémentaires à l’école, dont, enfant, j’ai systématiquement été privée à l’heure de la leçon de mathématiques. J’ai compris la nécessité aussi de partir de ce que chacun sait faire pour l’emmener vers ce qu’il doit apprendre, quitte à repartir de loin. Nombreux sont les profs de maths qui laissent au fond du trou les élèves déjà dépassés et trop en retard pour être secourus. Il est plus confortable, plus immédiatement gratifiant, il est vrai, de consacrer ses intérêts aux premiers de la classe qu’à tous les autres qui demandent un réel travail didactique et un vrai travail de différenciation pédagogique, et pour lesquels il faut investir temps et créativité dans sa manière d’enseigner. Mais quelle peut être notre place, si elle n’est auprès des enfants qui ont le plus besoin de nous ?

Comment sauver tous ces enfants du désamour des maths qui se transmet de génération en génération ? Comment leur ouvrir la porte d’un monde qui m’est longtemps restée fermée ? Comment sortir de cette spirale infernale, où, de parents à enfants, on se transmet comme une maladie héréditaire cet hermétisme au langage mathématique ?

La question m’a longtemps taraudée, et elle est constamment présente lorsque je prépare mes leçons de mathématiques. Comment donner du sens à la numération, aux différentes étapes des techniques opératoires ? Comment aider les enfants à manipuler pour visualiser puis conceptualiser les notions mathématiques ? Comment leur faire comprendre ce qu’est une fraction ? Comment appréhender les pourcentages qui m’ont causé tant de tourments à leur âge ? Comment ne pas leur transmettre les vestiges de mes angoisses d’enfant, mon héritage de suppliciée ? Certes, j’ai appris à lire l’heure, j’ai appris à manipuler les fractions, à jouer avec les virgules, à calculer des pourcentages, mais à quel prix… Je me sentais enfermée dans des exigences rigides qui m’empêchaient d’exister, je n’y trouvais nulle place pour un peu de créativité, mon imagination n’avait nulle part où loger, on me parlait une grammaire étrangère habillée de mots incongrus. Voilà : pour briser la malédiction et sauver mes élèves, il fallait que j’essaie de me réconcilier avec les maths. Sans cette remise en question profonde, point de salut pour eux.

Alors, comment faire ? Ne pas compter sur ma formation d’enseignante, désolante le plus souvent. Non. Les powerpoints à l’inspection le vendredi soir après la classe n’ont jamais été plus utiles que ma formation initiale à l’IUFM, déjà bien trop insuffisante. Les conférences, parfois intéressantes, mais qui m’ont toujours laissé après trois heures d’exposé le plus souvent théorique, encore plus consciente de mes manques et de l’ampleur désolante du travail à accomplir pour empêcher les petits français de dégringoler d’année en année sur l’échelle PISA. Bon, vraiment, ç’aurait été plus facile si je n’étais pas moi-même restée au pied de cette maudite échelle.

Inutile non plus de me replonger dans des livres théoriques qui ne me parleront pas plus qu’il y a trente ans, dans un jargon qui m’est étranger, d’un monde qui m’est interdit.

Non. Je ne serai jamais prof de maths. N’exagérons pas non plus. Mon histoire d’élève, d’étudiante, puis de maîtresse, m’a appris que pour enseigner, on ne peut pas faire semblant. Les enfants sont un public bien trop exigeant. Ils ne tolèrent pas la fausseté. Il faut être honnête.

Alors voilà, je leur parle avec ce que je suis, avec ce que j’ai vécu, ce que j’ai appris, et ce que j’aime. Je leur raconte l’élève que j’ai été à leur place, j’essaie de faire de mon calvaire mathématique une petite leçon de courage et de persévérance. Je ne sais pas faire autrement. C’est vrai, je leur parle plus de poésie, de peinture, de musique, que de théories scientifiques. Et pourtant, sur les murs de ma classe, Einstein a sa photo tout près de Victor Hugo.

Et tant mieux. Les enfants peuvent apprendre que les apprentissages ne sont pas des boîtes à ranger dans des tiroirs. Ils peuvent comprendre qu’ils sont au centre d’un tout et que ce tout doit leur être ouvert, offert, à chacun d’entre eux. Les maths comme le reste. Ils ne doivent pas être l’apanage d’une caste de privilégiés auxquels la nature aurait donné un don particulier.

Les enfants sont tous les mêmes : ils aiment s’amuser, ils sont curieux de ce qui les étonne, ils aiment comprendre, ils aiment réussir. Ils aiment qu’on leur raconte des histoires, et admirer ce qui est beau. Ils n’aiment pas se sentir en échec, ils ont peur de décevoir, ils ne supportent pas de s’ennuyer.

Les adultes ne sont pas très loin des enfants, ils l’ont juste un peu oublié.

Un matin, au petit déjeuner, en lisant les nouvelles du jour, j’ai laissé mon café refroidir : j’ai suivi le lien d’un article qui m’a menée sur le site Histoires de mathématiques. Non, vraiment, j’aurais bien autre chose à faire le matin au réveil, mais mon désir de déjouer l’implacable transmission des affres arithmétiques ne résiste pas à la suggestion de nouvelles pistes pédagogiques. Grand bien m’en a pris. J’ai découvert ce qui m’avait manqué jusque-là : quelqu’un qui me racontait des histoires, qui me parlait art, poésie, philosophie, avec humour et esprit, et à ma grande surprise, j’ai pris un immense plaisir à lire et écouter des histoires… de maths. Une, puis deux, puis plusieurs autres… j’ai compris, et j’ai même souri.

Vraiment, il y avait de quoi s’interroger, tout de même, sur ce qui pouvait provoquer cet incroyable miracle : la porte qui m’était si longtemps restée close s’entrouvrait enfin. Il n’est jamais trop tard pour s’y faufiler.

J’ai contacté Bernard Ycart, avec lequel un dialogue précieux est né et dont les conseils m’ont accompagnée toute une année dans mes réflexions pédagogiques et ma petite révolution mathématique. Il est devenu le “coach” en maths de la classe, nous lançant des défis, réalisant des exercices sur mesure pour répondre à mes caprices de maîtresse soudain avide d’expérimenter toutes les pistes proposées. Et il faut bien le dire, mon enthousiasme inespéré a probablement suscité celui non moins inattendu de mes chers élèves. J’ai eu soudain envie de revoir tout mon programme de mathématiques à cette nouvelle lumière, et d’offrir à mes élèves un regard ouvert et joyeux sur la discipline.

J’ai décidé d’aborder les maths avec un langage qui me parle et qui parle aux enfants, que nous partageons, celui des histoires et de l’esthétique. Nous avons manipulé l’équerre sur les tableaux de Mondrian, nous avons expérimenté la symétrie en assemblant des pavages comme Truchet, nous nous sommes exercés à l’usage du compas sur des rosaces millénaires ou sur les tableaux de Delaunay...

La pédagogie, ce n’est pas les laisser seuls devant une porte fermée en espérant qu’elle va s’ouvrir par miracle. C’est les aider à trouver les clés des portes qu’ils s’empresseront d’ouvrir pour voir ce qu’il y a derrière.

Alors nous avons poussé les portes les unes après les autres, les enfants et moi, ensemble. Nous avons résolu des énigmes, fait des tours de magie mathématiques, dépassant allègrement les compétences en calcul du cycle 3, nous avons fait chauffer les compas et tracé des figures d’une complexité au premier abord inimaginable pour des enfants de cet âge, nous avons étoilé le ciel de notre école de polyèdres multicolores… les yeux ont brillé, les sourires ont transpercé les masques et je n’aurais jamais cru pouvoir dire ça un jour, mais nous avons pris un plaisir fou à faire des maths.

Une fois leur travail accompli, les enfants ont testé leurs tours de magie à la maison, ils ont exposé leurs œuvres, les ont admirées, ils en ont décoré leurs chambres, ils se sont sentis fiers et heureux de s’être frottés aux concepts géométriques en livrant des productions valorisantes. Je les ai vus prendre goût à la rigueur, à l’exigence, je les ai vu observer, faire des liens entre les différentes notions. Et surtout, ils y ont pris plaisir. En leur épargnant les traumatismes dont j’ai souffert, j’ai aussi soigné les miens. J’ai pris plaisir à leur faire plaisir. Moi aussi je me suis sentie fière d’eux et heureuse d’avoir partagé avec eux cette expérience de réussite.

À raconter ce bonheur collectif, j’en arriverais presque à remercier mes tortionnaires. Si je n’avais tant souffert d’un manque affligeant de pédagogie, si je n’avais reçu le parfait exemple de ce qu’il ne faut pas faire, je n’aurais peut-être jamais cherché à faire autrement. Mais je n’irai pas jusque-là. N’exagérons pas. La souffrance mathématique des élèves, je suis bien convaincue maintenant qu’elle n’est pas inéluctable, du moins elle n’aura jamais sa place dans ma classe. Néanmoins, elle existe, dans trop de classes, pour trop d’élèves, par manque de formation des enseignants dont j’ai aussi pâti, par maladresse, par négligence, par la transmission passive d’un état de fait désastreux. Il ne suffit pas d’être très compétent dans sa discipline pour pouvoir l’enseigner, il faut aussi être un bon pédagogue.

Pour transmettre quelque chose de positif aux enfants, il faut en avoir envie. Essayer. S’enthousiasmer. Être vivant. S’émerveiller avec eux du bonheur d’apprendre et de réussir. Et puis, soyons honnête, être coachée par quelqu’un de compétent, ça aide aussi beaucoup. La culture mathématique des enseignants mériterait évidemment d’être complétée, renforcée, enrichie par des formateurs compétents et pédagogues. J’ai la chance de pouvoir être accompagnée, pour que mes élèves profitent de cette culture qui me fait défaut.

Les enfants doivent pouvoir grandir avec l’idée qu’apprendre est un long parcours, délicieux de ses surprises, de ses difficultés surmontées, de ses réussites. Les enseignants aussi. Même en mathématiques…

Bon, c’est vrai, je ne serai jamais prof de maths, mais je les enseigne quand même.

Et vous savez quoi ? J’adore ça. Vous devriez essayer.