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Perspectives historiques sur les abaques et bouliers
Article mis en ligne le 24 juin 2016
dernière modification le 1er décembre 2021

par Dominique Tournès

Auteur : Dominique Tournès, LIM (Laboratoire d’informatique et de mathématiques) et IREM (Institut de recherche sur l’enseignement des mathématiques), Université de la Réunion

Cet article peut être librement diffusé à l’identique dans la limite d’une utilisation non commerciale suivant la licence CC-by-nc-nd

N.D.L.R : "Nouveauté 2021
« Mallette boulier chinois pour la classe » - version 2, 2021
Les ressources de la « mallette boulier chinois » sont maintenant accessibles avec les liens suivants :

Introduction

On ne trouve que peu de traces des techniques de calcul élémentaire dans la littérature mathématique ancienne qui nous est parvenue, qu’elle soit babylonienne, égyptienne, indienne, chinoise ou grecque. On peut penser que l’enseignement de la numération et des techniques opératoires était surtout oral, que le calcul élémentaire faisait partie des choses évidentes, connues de tous, ou du moins des gens instruits, et qu’on ne souhaitait pas gaspiller des manuscrits, qui coutaient très cher, pour copier des choses banales. Cependant, de nombreux indices tirés des œuvres littéraires et des fouilles archéologiques nous révèlent que la pratique du calcul était outillée par des instruments matériels variés permettant d’aller au-delà des possibilités offertes directement par notre corps, à savoir le calcul mental et le calcul avec les doigts.

La plus ancienne façon de représenter matériellement des nombres et d’effectuer des calculs sur eux a sans doute consisté à manipuler des cailloux ou d’autres petits objets comme des graines ou des coquillages. Cette pratique est universellement attestée. Le mot « calcul » vient d’ailleurs du latin calculus (pluriel calculi) qui veut dire « caillou ». Au début, il s’agissait simplement d’un procédé de dénombrement cardinal par établissement d’une correspondance terme à terme, utilisé par exemple pour compter le nombre de bêtes d’un troupeau. Ensuite, on imagina d’introduire des cailloux de taille ou de forme variée en leur attribuant des valeurs différentes pour éviter d’avoir à manipuler un trop grand nombre de cailloux. Enfin, par souci de rationalisation, on songea à différencier la valeur des cailloux, non par leur taille ou leur forme, mais par leur emplacement sur une surface plane organisée à cet effet.

En français, le terme générique d’« abaque » [1] désigne tous les instruments dans lesquels on place des petits objets identiques (cailloux, jetons, boules...) sur des colonnes, des lignes ou des tiges parallèles matérialisées sur un support plan, de manière à représenter des nombres et à calculer sur eux. Le mot « abaque » provient du grec abax et du latin abacus, qui avaient les significations suivantes : table à compter, tableau servant aux démonstrations géométriques, table à jeu, plateau. Dans la grande famille des abaques, nous distinguerons deux catégories d’instruments : d’une part, les « abaques à jetons », principalement utilisés du côté occidental de l’Ancien Monde, dont le principe est de poser des jetons (objets identiques fabriqués en série pour remplacer les cailloux et autres objets naturels à partir du moment où cette pratique se standardise) sur une « table à calculer » marquée de lignes ou de colonnes, et, d’autre part, les « abaques à boules » ou « bouliers », surtout utilisés du côté oriental, qui consistent à faire coulisser des boules sur des tiges parallèles fixées dans un cadre. La différence majeure entre ces deux familles d’artéfacts est que, dans les abaques à jetons, on peut placer un nombre illimité de jetons sur chaque ligne ou chaque colonne, tandis que dans les bouliers, le nombre de boules pouvant coulisser sur une tige donnée est limité par construction.

Les abaques ont été le principal instrument de calcul de l’humanité pendant plus de 2000 ans. Le présent numéro spécial de MathémaTICE repose sur la conviction que l’utilisation de ces artéfacts anciens, éventuellement instrumentés d’une nouvelle manière en interaction avec les ressources modernes disponibles, présente un intérêt didactique pour faire évoluer les pratiques pédagogiques des enseignants et les apprentissages des élèves dans le domaine numérique. Les autres articles du numéro vont étayer cette conviction à travers des réflexions théoriques, des comptes rendus d’expérimentations en classe et des propositions de dispositifs de formation. Auparavant, il s’agit de rassembler ici les quelques données épistémologiques et historiques qu’il nous semble utile de conserver en toile de fond pour sous-tendre la réflexion didactique.

1. Abaques à jetons et bouliers dans l’antiquité gréco-romaine

Les traces de l’existence d’éventuels instruments de calcul à Babylone et en Égypte sont trop ténues pour qu’on en parle ici. C’est plutôt dans le monde gréco-romain que l’on trouve les premières preuves tangibles de l’utilisation d’abaques. Les spécialistes ont répertorié dans la littérature générale, le plus souvent non mathématique, de nombreuses citations qui évoquent plus ou moins directement des cailloux et des tables à calculer (Schärlig 2001, chap. 1). Aristophane, par exemple, dans sa comédie Les Guêpes, écrit ceci au tournant du 5e et du 4e siècle avant notre ère : « Pour commencer, calcule grossièrement... mais non, pas avec des cailloux ! sur tes doigts !... le montant global des tributs que nous versent les cités alliées […] » (Aristophane 1997, p. 308). Cette tirade semble montrer que le calcul sur les doigts était alors employé de manière courante et élaborée, et que l’on ne recourait aux cailloux que pour des calculs vraiment complexes. Un autre témoignage parmi les plus explicites est celui de l’historien Polybe au 2e siècle avant notre ère, lorsqu’il ironise sur les courtisans pouvant entrer soudainement en grâce ou en disgrâce au bon vouloir du souverain : « Ceux-là sont comme les cailloux sur les abaques : selon la volonté du calculateur, ils valent à un moment un chalkous et l’instant d’après un talent [...] » (Schärlig 2001, p. 30). La référence à la plus petite (le chalkous) et à la plus grande (le talent) des unités monétaires grecques révèle indirectement que l’abaque devait être pourvu de lignes ou de colonnes déterminant la valeur des cailloux que l’on y posait.

Confirmant les données littéraires, l’archéologie a retrouvé des fragments d’une trentaine d’abaques dans le monde grec. Ce sont le plus souvent des pierres gravées situées aux abords des monuments, qui faisaient probablement office de tables à calculer pour les changeurs, les banquiers et les commerçants impliqués dans les activités des temples. Si l’on ne connait aujourd’hui rien d’autre que ces quelques abaques de pierre, c’est tout simplement parce que la plupart des artéfacts utilisés au quotidien par le commun des mortels étaient par essence périssables : abaques en bois, simples lignes tracées avec le doigt sur le sable ou à la craie sur une surface quelconque, cailloux, graines, coquillages... Le plus ancien des abaques connus, daté du 5e ou du 4e siècle avant notre ère, a été découvert sur l’ile de Salamine, non loin d’Athènes. Il se présente sous la forme d’une plaque de marbre blanc de 149 cm de longueur et de 75 cm de largeur, portant des lignes parallèles (Figure 1). En plus des lignes, sont gravés sur l’abaque des signes représentant les unités monétaires et le système de numération acrophonique utilisés par les Grecs. Il s’agit d’un système de base 10, mais avec une sous-base 5, analogue à celui qui a été adopté plus tard par les Romains (Figure 2).

Figure 1. L’abaque de Salamine (Schärlig 2001, p. 66 et p. 76)

Figure 2. La numération acrophonique grecque (Schärlig 2001, p. 44)

On rencontre des systèmes de numération du même type que le système acrophonique grec dans la plupart des civilisations et à toutes les époques (Ifrah 1994, vol. 1, p. 33-41). La base 10 est selon toute vraisemblance issue de nos 10 doigts. Dans le même ordre d’idées, la sous-base 5 évoque une main de 5 doigts, mais il est probable qu’elle soit aussi une conséquence inévitable du fait que l’œil humain ne soit pas capable de percevoir globalement et instantanément un nombre d’objets au-delà de quatre. Ce phénomène, appelé « subitisation », a été étudié et expliqué de façon assez convaincante par les neurosciences, en particulier par les travaux de Stanislas Dehaene (1997, p. 66-72). Les nouveau-nés et de nombreuses espèces animales sont capables de discriminer un petit nombre d’objets, ce qui montre qu’il s’agit d’une capacité ancestrale apparue très tôt dans l’évolution. Par contre, à partir de cinq objets, l’être humain doit décomposer mentalement l’ensemble d’objets en deux ou plusieurs sous-ensembles de moins de cinq éléments. Quand on compte, par exemple, les votes lors d’une élection, on marque quatre traits, puis un trait en travers de ces quatre pour former un paquet de cinq. Des populations, en Océanie ou en Amazonie, ont un vocabulaire spécifique pour désigner un, deux, trois et quatre, puis seulement des mots pour dire « beaucoup » ou « plusieurs ». On trouve quelque chose d’analogue dans des langues comme le latin, où seuls les mots désignant les quatre premiers nombres (unus, duo, tres, quatuor) se déclinent, les suivants à partir de cinq étant invariables, un peu comme s’il s’agissait d’un résidu d’une langue primitive. C’est donc probablement en raison du phénomène neurologique de subitisation que, dans la plupart des numérations anciennes, on a figuré les nombres de 1 à 4 par un trait vertical (ou tout autre signe) répété à l’identique, puis on a inventé quelque chose à partir de 5 pour éviter le comptage, soit par l’introduction de nouveaux signes abréviateurs, soit par la disposition des signes élémentaires en constellations géométriques aisément reconnaissables.

Pour revenir aux abaques grecs, leur analyse a montré qu’il y avait sans doute trois façons de disposer les cailloux sur les surfaces à calculer (Figure 3), la plus fréquente (au centre) consistant à disposer les colonnes en correspondance directe avec la numération écrite. Dans le vocabulaire actuel des abaques, les cailloux ou autres objets qui représentent 1, 10, 100, etc., sont appelés « unaires » et ceux qui représentent 5, 50, 500, etc., sont appelés « quinaires ». L’usage des quinaires permet de ne jamais avoir plus de quatre objets dans chaque colonne ou demi-colonne, ce qui facilite une perception directe des nombres inscrits sur l’abaque (surtout dans la disposition de droite, que l’on retrouve plus tard dans la plupart des bouliers avec une « barre » centrale, les quinaires se situant au-dessus et les unaires au-dessous).

Figure 3. Trois façons d’inscrire le nombre 87 sur les abaques grecs
(Schärlig 2006, p. 18 : les écritures en chiffres arabes ont été ajoutées par l’auteur pour faciliter la lecture)

Dans la lignée des Grecs, les Étrusques puis les Romains employèrent les abaques à jetons [2]. Le document le plus connu à ce sujet est celui qu’on nomme la gemme du calculateur étrusque : conservé au Cabinet des Médailles à Paris, d’une date incertaine, c’est une pierre gravée sur laquelle figure un homme calculant à l’aide de jetons sur sa table à compter et consignant le fruit de ses calculs sur une tablette de bois portant des chiffres étrusques. Quant aux Romains, nous avons de leurs abaques plusieurs sources écrites, ainsi que divers témoignages archéologiques. Le plus intéressant est sans doute le bas-relief ornant un sarcophage romain du 1er ou 2e siècle, conservé au musée du Capitole de Rome, qui nous montre un jeune calculateur debout, effectuant une opération arithmétique sur un abaque devant son maitre et sa maitresse. Les calculatores ou numerarii étaient des professionnels chargés d’enseigner l’art du calcul et de tenir la comptabilité dans les grandes maisons des patriciens.

En plus de la pratique fréquemment attestée de l’abaque à jetons, on a retrouvé quatre petits bouliers romains datés de la fin du 1er siècle de notre ère. En ivoire ou en métal, ces bouliers comportent plusieurs rainures divisées chacune en deux parties, dans lesquelles coulissent des petites perles (Figure 4). Dans chaque rainure, la partie supérieure comporte une seule perle quinaire, et la partie inférieure quatre perles unaires, ce qui en fait un instrument minimaliste très proche du soroban japonais, apparu quant à lui à la fin du 19e siècle. Sur le côté droit du boulier romain sont disposées des perles complémentaires permettant de manipuler des nombres fractionnaires correspondant aux subdivisions monétaires.

Figure 4. Un boulier romain (Musée archéologique d’Aoste, Italie)

2. Baguettes à calculer et bouliers dans le monde asiatique

Bien avant le boulier, au moins dès le 2e siècle avant notre ère, l’outil de calcul utilisé en Chine était constitué d’un ensemble de baguettes à calculer. À l’origine, ces baguettes étaient probablement en bambou et de forme cylindrique. Par la suite, on s’orienta vers une section carrée et on utilisa entre autres du bois, du métal et du jade. Ces baguettes étaient disposées sur une surface à calculer partagée en cases indiquant les diverses décimales, appelée suanpan (littéralement « plateau à baguettes ») (Yabuuti 2000, p. 23).

Il existe deux configurations (horizontale et verticale) pour représenter un chiffre suivant sa position (Figure 5). On adopte la forme verticale pour marquer les unités, les centaines, les dizaines de milliers, etc., et la forme horizontale pour marquer les dizaines, les milliers, les centaines de milliers, etc. Dans chacune des deux formes, on pose des baguettes dans la direction donnée pour représenter les chiffres de 1 jusqu’à 5, puis, à partir de 6, on utilise une baguette perpendiculaire servant de quinaire. Cette disposition alternée, qui évite de confondre les baguettes représentant deux chiffres consécutifs, permet de calculer en disposant directement les baguettes sur le sol ou sur une table, même si des cases ne sont pas matérialisées sur ce support. Y compris dans ce cas, il n’y a pas besoin de symbole pour le zéro, ce dernier se traduisant sans ambigüité (du moins s’il n’y a pas plusieurs zéros consécutifs) par une place vide entre des baguettes de même direction (Figure 6).

Figure 5. Formes verticale et horizontale des chiffres représentés par des baguettes à calculer (Yabuuti 2000, p. 23)

Figure 6. Écriture des nombres 32659 et 326509 avec les baguettes (Liu 1998, p. 165)

La représentation des nombres à l’aide des baguettes sur le suanpan repose exactement sur les mêmes principes que les abaques à jetons des Grecs et des Romains. On y retrouve notamment un système d’unaires et de quinaires. La seule différence est que l’objet élémentaire n’est pas ici un caillou ni un jeton, mais une baguette d’une dizaine de centimètres (on pourrait appeler ce matériel « abaque à baguettes »). Cependant, les Chinois sont allés beaucoup plus loin que les Occidentaux dans l’art du calcul avec l’abaque (Liu 1998, p. 166-172) : en plus des quatre opérations, les baguettes servaient à l’extraction des racines carrées et cubiques, au calcul sur des nombres décimaux, à la résolution d’équations polynomiales et de systèmes d’équations linéaires. Des nombres négatifs étaient même utilisés pour la commodité de certaines opérations : dans ce cas, on se servait de baguettes de deux couleurs, l’une pour les nombres positifs, l’autre pour les négatifs.

L’usage des baguettes n’était pas toujours très pratique en raison de la nécessité d’une surface à calculer de grande taille. Une réforme des instruments de calcul s’est donc peu à peu imposée dans les milieux marchands entre le 10e et le 14e siècle, conduisant au boulier chinois sous sa forme actuelle, qui, par glissement de sens, a conservé le nom de suanpan utilisé à l’origine pour le plateau à baguettes. À titre transitoire entre les baguettes et le boulier, les Chinois ont utilisé notamment des perles à calcul de deux couleurs, des perles rouges valant cinq unités chacune et des perles noires valant une unité chacune, qui étaient disposées dans des colonnes verticales pour figurer un nombre (Liu 1998, p. 175). Dans ce nouvel avatar des abaques à jetons, on identifie à la fois la filiation avec les anciennes baguettes à calculer et la préfiguration du futur boulier.

Les plus anciens traités de calcul représentant le boulier datent du 15e siècle. Il existait au début des bouliers à cinq unaires et une quinaire par tige (une telle configuration sera notée en abrégé « 5+1 »), mais il semble qu’on leur préféra le boulier 5+2, car, en plus des calculs usuels, il était adapté au calcul des poids dont les unités se déclinaient alors en base 16 : en effet, avec une configuration 5+2, on peut représenter jusqu’à 15 unités dans une seule colonne avant de faire un échange. Par ailleurs, les techniques de déplacement des boules pour effectuer les opérations ont souvent varié au fil du temps et d’un pays à l’autre (Chen 2013). Le boulier coréen (5+1) semble être issu de l’ancien boulier chinois. Le soroban, ou boulier japonais (4+1), est une forme épurée, minimale, du boulier chinois. Ces bouliers (Figure 7) sont toujours en usage dans les pays asiatiques, bien qu’ils tendent à disparaitre rapidement en butte à la concurrence des calculatrices électroniques.

Figure 7. Bouliers chinois (5+2), coréen (5+1) et japonais (4+1)

3. L’arrivée du calcul indien en Europe et l’abaque de Gerbert

Revenons en Occident, où la pratique du calcul sur l’abaque à jetons a perduré au moins jusqu’à la fin du 18e siècle. Les traités de calcul avec les jetons ont fleuri tout au long de cette période. Par exemple, dans celui de Jean Trenchant (1602), on observe que les unaires sont posées sur des lignes parallèles horizontales et les quinaires entre les lignes, ce qui était alors la disposition la plus courante (Figure 8). Les jetons en tant que tels sont même devenus des objets d’étude et de collection (Rouyer et Hucher 1858, Schärlig 2003). Il faut dire que la numération romaine, tout comme la numération acrophonique grecque qui l’avait précédée, se prêtait difficilement au calcul : les chiffres romains pouvaient certes servir à écrire les nombres, mais en aucun cas à opérer sur eux. Par ailleurs, il faut garder à l’esprit qu’en Europe jusqu’au 18e siècle, très peu de gens savaient écrire en dehors des milieux aisés, ce qui, en plus du fait que le papier coutait fort cher, n’a pas facilité la diffusion de la technique du calcul indien avec le zéro et les chiffres arabes, pourtant transmise à l’Europe par l’intermédiaire de l’Espagne musulmane dès le 12e siècle.

Figure 8. Technique de multiplication avec les jetons (Trenchant 1602, p. 372-373)

Le calcul indien écrit, appelé autrefois « calcul à la plume » est un calcul instrumenté particulier, qui tend à se passer du support de l’abaque ou du boulier en notant sur le papier, de manière symbolique, les manipulations à effectuer. On en retrouve la trace dans l’alignement des chiffres dans des colonnes fictives mimant celles de l’abaque, dans la décomposition des opérations en opérations partielles mettant séparément en jeu les différents chiffres des nombres, et dans les échanges que l’on effectue : échange de dix unités pour une dizaine qui se traduit par une retenue, échange inverse d’une dizaine pour dix unités afin de rendre possible une soustraction ou une division. D’ailleurs, de nombreux algorithmes anciens de multiplication et de division, dans lesquels on écrit et biffe successivement les résultats partiels intermédiaires, gardent mieux que les nôtres le souvenir de ces manipulations concrètes.

Si les savants européens – au premier rang desquels il faut mentionner Léonard de Pise, dit Fibonacci – adoptent avec enthousiasme le nouveau calcul écrit qui contribue à l’envol des mathématiques savantes en Occident, par contre, les commerçants et les banquiers continuent à utiliser l’abaque à jetons. Il en va de même des particuliers pour effectuer les comptes simples de la vie quotidienne, ainsi qu’en témoigne cet extrait d’une lettre de Mme de Sévigné à sa fille datée du 10 juin 1671 : « Nous avons trouvé, avec ces jetons qui sont si bons, que j’aurais eu cinq cent trente mille livres de bien, en comptant toutes mes petites successions » (Sévigné 1823, p. 96). La querelle a été longue et vive entre les abacistes (tenants de l’abaque à jetons) et les algoristes (partisans du calcul écrit), comme l’évoque subtilement une fameuse gravure sur bois de 1503, servant de frontispice au livre Margarita Philosophica publié à Fribourg par Gregor Reisch. La scène (Figure 9) représente à gauche Boèce, héraut de la modernité, qui effectue un calcul à la plume en chiffres arabes ; à droite Pythagore, représentant du monde ancien, qui calcule au moyen d’un abaque à lignes, et au milieu l’Arithmétique en personne, qui semble avoir fait son choix en regardant du côté de Boèce.

Figure 9. La querelle entre les abacistes et les algoristes

Au sein de cette histoire au long cours, il convient de citer un personnage singulier : Gerbert d’Aurillac (né entre 945 et 950, mort en 1003), qui fut pape entre 999 et 1003 sous le nom de Sylvestre II (Schärlig 2012). On lui attribue l’invention d’un instrument formé d’une table à calcul et d’un lot de jetons en corne marqués chacun d’un chiffre (Figure 10). Étant donné que les jetons utilisés ne sont pas tous identiques, ce nouvel instrument ne correspond plus strictement à la définition que nous avons donnée au début du mot « abaque » ; on le qualifie tout de même d’« abaque de Gerbert » par extension de sens [3]. Dans la première version de l’instrument, les chiffres suivaient la graphie ghubar, autrement dit celle des chiffres arabes occidentaux en usage au Maghreb et en Andalousie, qui, par déformations successives, ont donné les chiffres arabes qui nous sont familiers (dans les pays arabes orientaux, on utilise d’autres chiffres arabes, plus proches des chiffres indiens d’origine). Pour pratiquer des additions avec l’abaque de Gerbert, il faut donc disposer de neuf tas de jetons et il faut connaitre ses tables d’addition, ce qui n’était pas nécessaire avec l’ancien abaque. On voit qu’avec cet instrument, on s’approche de très près de notre numération de position.

Figure 10. L’abaque de Gerbert

Pour comprendre d’où vient ce nouvel artéfact, il faut savoir que Gerbert a reçu une partie de son instruction dans l’abbaye catalane de Ripoll, lieu d’étude pourvu d’un scriptorium où les moines recopiaient des traductions latines d’ouvrages arabes sur l’astronomie, la géométrie et l’arithmétique. Le comté de Barcelone était redevenu chrétien en 801 après avoir été sous administration arabe pendant un siècle et demi, ce qui en faisait un lieu privilégié de rencontre interculturelle. L’hypothèse la plus probable est donc que Gerbert a pris connaissance à Ripoll du calcul indien et des chiffres arabes, et qu’il a réalisé une synthèse entre ces nouvelles connaissances et l’abaque à jetons auquel il était habitué pour concevoir son nouvel abaque.

Pourquoi s’arrêter en chemin au lieu d’adopter complètement le calcul indien ? Après tout, au lieu de poser sur l’abaque un jeton marqué du chiffre 8, il suffirait d’écrire soi-même le chiffre 8 sur un support d’écriture quelconque après y avoir tracé des colonnes, voire pas de colonnes du tout si l’on prend bien soin de respecter le bon alignement des chiffres. D’un côté, comme on l’a déjà dit, peu de gens savaient écrire, tout le monde était familier des abaques à jetons et il ne fallait pas trop bousculer les habitudes. D’un autre côté, Gerbert avait sans doute peur d’être accusé d’hérésie s’il adoptait ouvertement des techniques arabes. Il existe d’ailleurs des versions ultérieures de son abaque en chiffres alphabétiques grecs, et même en chiffres romains, versions plus faciles à faire accepter au sein de la Chrétienté. Après sa mort, Gerbert sera quand même accusé de sorcellerie, mais pour d’autres raisons : on le soupçonnera d’être allé passer un pacte avec le diable chez les Arabes d’Andalousie et d’être devenu pape par sortilège.

Conclusion

Comme on l’a vu, le passage des abaques au calcul écrit a été long et difficile. Actuellement, nous sommes en train de vivre une autre transition de même ampleur : le passage du calcul écrit au calcul électronique. Une fois terminées les années d’école et de collège, pratiquement plus personne n’effectue couramment des opérations par écrit, d’autant plus que, depuis peu, les calculatrices ont été intégrées aux smartphones et aux tablettes, objets restant constamment à portée de main des nouvelles générations. S’il demeure utile d’étudier le calcul écrit, ce n’est pas tellement pour en faire un instrument usuel, mais plutôt parce qu’il permet le développement de compétences mathématiques à la charnière entre calcul mental et calcul instrumenté, entre calcul exact et calcul approché, entre calcul numérique et calcul algébrique, entre calcul et raisonnement (Kahane 2002, Tournès 2008).

Les abaques, que ce soit dans la version européenne de l’abaque à jetons ou dans la version asiatique du boulier, ont été incontestablement les instruments de calcul les plus longtemps et les plus massivement utilisés dans l’histoire. Ils ont prédominé depuis l’Antiquité jusqu’au 18e siècle en Occident, et jusqu’à tout récemment en Orient, où leur emploi commence à peine à décliner. Si l’on se place sur le temps long, ce qui restera sans doute de l’histoire du calcul dans quelques centaines d’années sera le passage du boulier à l’ordinateur, comme l’illustrent joliment trois timbres égyptien, irlandais et australien (Figure 11). Remarquons que seul le timbre australien se soucie d’évoquer le calcul écrit en tant que courte phase transitoire.

Figure 11. Du boulier à l’ordinateur

Les abaques à jetons et bouliers ont été ainsi des artéfacts durables qui ont joué un rôle considérable dans la constitution de notre culture mathématique. Toujours présents dans notre inconscient collectif, ils structurent notre façon d’écrire les nombres et d’opérer sur eux. Dans la mesure où ils sont accessibles très tôt, avant même la maitrise de l’écriture, et parce qu’ils permettent un calcul concret par manipulation d’objets matériels, sans doute est-il pertinent de chercher à les exploiter aujourd’hui d’un point de vue didactique pour faciliter l’entrée des jeunes dans le monde numérique.

Références

  • Aristophane (1997). Théâtre complet, éd. par P. Thierry. Paris : Gallimard.
  • Chen Y. (2013). L’étude des différents modes de déplacement des boules du boulier et de l’invention de la méthode de multiplication Kongpan Qianchengfa et son lien avec le calcul mental. Thèse de l’université Paris-Diderot.
  • Dehaene, S. (1997). The Number Sense. How the Mind Creates Mathematics. Oxford : Oxford University Press.
  • Ifrah, G. (1994). Histoire universelle des chiffres. L’intelligence des hommes racontée par les nombres et le calcul, 2 vols. Paris : Robert Laffont.
  • Kahane, J.-P. (2002). Commission de réflexion sur l’enseignement des mathématiques. Rapport d’étape sur le calcul. Paris : Ministère de l’Éducation nationale.
  • Liu D. (1998). Nombres, outils de calcul et expressions mathématiques en Chine ancienne. In D. Tournès (éd.), L’océan Indien au carrefour des mathématiques arabes, chinoises, européennes et indiennes (pp. 161-177). Saint-Denis de la Réunion : IUFM de la Réunion. http://irem.univ-reunion.fr/IMG/pdf/liudun33.pdf
  • Rouyer, J., &Hucher, E. (1858). Histoire du jeton au Moyen Âge. Paris : Rollin.
  • Schärlig, A. (2001). Compter avec des cailloux. Le calcul élémentaire sur l’abaque chez les anciens Grecs. Lausanne : Presses polytechniques et universitaires romandes.
  • Schärlig, A. (2003). Compter avec des jetons. Tables à calculer et tables de compte du Moyen Âge à la Révolution. Lausanne : Presses polytechniques et universitaires romandes.
  • Schärlig, A. (2006). Compter du bout des doigts. Cailloux, jetons et bouliers, de Périclès à nos jours. Lausanne : Presses polytechniques et universitaires romandes.
  • Schärlig, A. (2012). Un portrait de Gerbert d’Aurillac. Inventeur d’un abaque, utilisateur précoce des chiffres arabes, et pape de l’an mil. Lausanne : Presses polytechniques et universitaires romandes.
  • Sévigné, M. de (1823). Lettres de Madame de Sévigné, de sa famille, et de ses amis, éd. par M. Gault-De-Saint-Germain, tome second. Paris : Dalibon.
  • Tournès, D. (2008). L’intelligence du calcul. In Actes du séminaire national « L’enseignement des mathématiques à l’école primaire » (Paris, 13 et 14 novembre 2007) (pp. 33-47). Paris : Ministère de l’Éducation nationale. http://eduscol.education.fr/cid46071/l-enseignement-des-mathematiques-a-l-ecole-primaire.htm
  • Trenchant, J. (1602). L’arithmétique de Jean Trenchant, departie en trois livres. Ensemble un petit discours des Changes, avec l’art de calculer aux Getons. Lyon : Degabiano & Girard.
  • Yabuuti, K. (2000). Une histoire des mathématiques chinoises, trad. de K. Baba et C. Jami. Paris : Belin.