Les nouvelles technologies pour l’enseignement des mathématiques
Intégration des TICE dans l’enseignement des mathématiques

MathémaTICE, première revue en ligne destinée à promouvoir les TICE à travers l’enseignement des mathématiques.

Et si on élargissait la perspective ?
Article mis en ligne le 24 novembre 2009
dernière modification le 22 novembre 2009

par Gérard Kuntz

Les exerciseurs ont souvent mauvaise presse. On les oppose bien volontiers à des activités plus nobles et plus formatrices, comme par exemple la résolution de problèmes. La synthèse nationale en rappelle l’importance :

« Résoudre des problèmes doit rester l’activité principale de l’élève y compris avec les TICE à l’aide de logiciels ouverts tels que tableurs, calculatrices, logiciels de géométrie dynamique, logiciels de calcul formel. C’est ainsi que les élèves vont pouvoir développer l’ensemble des compétences liées à la démarche d’investigation »

Mais d’autres aspects du même document rendent une meilleure justice à l’activité avec des exerciseurs :

« Les exerciseurs sont souvent utilisés pour l’acquisition de connaissances et de techniques, ce qui est incontestablement indispensable à la mise en œuvre d’une démarche d’investigation et de résolution de problèmes.

De plus, certains exercices proposés par les exerciseurs demandent la mise en place d’une démarche complexe. Par exemple en s’appuyant sur les capacités d’investigation basées sur une figure dynamique (constructions – Besançon). Les synthèses faites après ces moments de recherche peuvent être l’occasion de préciser ce qu’est une démarche d’investigation et ainsi former les élèves à l’attitude à avoir face à un problème.

Par ailleurs, lorsque les exercices sont basés sur un logiciel de géométrie dynamique [1], on peut penser que les élèves vont se familiariser avec cet outil ce qui facilitera son usage dans un contexte ouvert.

On peut donc, par un usage raisonné des exerciseurs, participer à l’acquisition de compétences utiles à la résolution de problèmes dans le cadre de la démarche d’investigation. Toutefois, s’il a été parfois dit que le fait d’emmener les élèves en salle informatique pour utiliser un exerciseur était un premier pas vers les résolution de problèmes dans un cadre ouvert, rien ne le prouve et c’est bien par la volonté de l’enseignant que ceci peut se produire. Les compétences utiles pour la résolution de problème peuvent êtres développées par l’usage d’exerciseurs ou d’autres supports pédagogiques. C’est principalement dans la gestion de classe (pour la différenciation par exemple) que l’outil va apporter sa spécificité. 

Ainsi donc, les choses ne sont pas aussi tranchées qu’il y paraît ! On peut
d’ailleurs s’étonner que la suspicion d’un enseignement « fermé » et peu formateur (car faiblement transférable) surgisse chaque fois qu’il est question d’exerciseurs.

Est-il si certain que l’usage d’un tableur, d’un logiciel de géométrie dynamique ou de calcul formel soit en lui-même ouvert et formateur ? Il serait facile d’exhiber à ce sujet ce que certains appellent des « amusettes technologiques ».

Que l’on se rappelle aussi la défunte « épreuve pratique de mathématiques au baccalauréat » et les critiques sévères que reçurent certains sujets proposés par l’Inspection Générale malgré l’usage des logiciels nobles…

Mais puisque la question de l’utilité et de la transférabilité de certains apprentissages est posée, ne serait-il pas judicieux de l’étendre aussi aux apprentissages hors du contexte technologique ? Ceux que l’on omet curieusement de questionner, bien qu’ils soient de loin les plus nombreux ! Car ce débat est ancien et récurrent.

J’ai retrouvé à ce sujet un de mes articles paru en 2004 dans le Bulletin de l’APMEP, reprise synthétique d’un article du n° 18 de Repères IREM (1995) évoquant exactement ce thème sans que la technologie y joue le moindre rôle. Voici un extrait de ce texte qui me paraît n’avoir rien perdu de son actualité.

Contextualiser ...

Tout apprentissage s’accomplit d’abord dans un contexte précis et réduit au seul sujet de l’étude : le théorème de Pythagore est introduit par exemple à l’aide d’un triangle rectangle ABC, seul objet au tableau, sur la feuille ou sur l’écran. On le retrouve ensuite dans des situations simples, que des informations parasites ne viennent pas brouiller. Puis il est mis en œuvre dans des exercices où l’élève repère facilement les triangles rectangles et où les consignes sont très précises. Dans cette première étape, le contexte est simplifié à l’extrême et les exercices ont, de ce fait, un caractère résolument artificiel. Afin de créer du sens pour l’élève et de faciliter son investisse­ment, il importe de bien montrer, dans cette phase, ce que le théorème apporte de possibilités nouvelles.
Lorsqu’en classe de Première on introduit la notion de nombre dérivé, il est important de faire précéder la définition générale (incompréhensible si elle est donnée sans préalables) de l’étude approfondie de plusieurs exemples qui aient un sens intuitif pour les élèves. Le passage de la vitesse moyenne à la vitesse « instantanée » d’un point mobile sur un axe, ou celui de la sécante à une courbe, à la tangente en un point de celle-ci, constituent des exercices préliminaires essentiels (d’ailleurs fort délicats), qu’il convient de traiter dans tous les détails. Chaque situation doit être reliée aux connaissances antérieures, en particulier à celle de limite (qu’il faut sans aucun doute rafraîchir à cette occasion [2]). Dans un second temps, on met en évidence ce que les exemples traités ont en commun : alors, mais alors seulement, on peut tenter une définition générale du nombre dérivé, qu’on illustre ensuite par des exemples simples, nombreux et signifi­catifs.

L’acquisition de toute notion nouvelle est déstabilisante : l’élève en difficulté peut la ressentir douloureusement. Il convient donc de rassurer, d’insister sur l’importance de la durée dans la compréhension, de créer du sens et un climat de confiance. Les facteurs psychologiques sont ici d’une extrême importance.

« Ceux qui nient l’utilité de cette contextualisation pour immerger directement les élèves dans l’abstraction, coupent les che­mins des contrées où ils voudraient les conduire [3] ». A la fin de cette première étape, les élèves disposent d’un outil neuf, qu’ils ont mis en oeuvre dans un contexte donné, sur des problèmes épurés choisis par l’enseignant. Malheureusement, l’appren­tissage se limite souvent à cette seule phase : l’évaluation des acquis se borne alors à reproduire, avec de légères varian­tes, les exercices déjà pratiqués. On con­naît ces auto-écoles qui forment les futurs conducteurs sur des parcours répétitifs, ceux-là mêmes qu’ils empruntent, flanqués de l’inspecteur, lors de l’examen du permis de conduire. Leurs taux de réussite sont bons. Rendent-elles service aux clients qui, le lendemain, devront affronter l’imprévu des routes ?

Le graphe des connaissances vient de s’enrichir d’une étiquette nouvelle. Il faut dans les deux étapes qui suivent, la rattacher aux multiples étiquettes ancien­nes du paysage mental des élèves. Et cela ne va pas sans difficulté !

Décontextualiser...

Sans jeter immédiatement nos appren­tis conducteurs sur le boulevard périphéri­que parisien aux heures de pointe, il convient de leur faire découvrir progressi­vement les chemins de la liberté.

Le théorème de Pythagore s’applique à d’innombrables situations, et ne saurait se limiter aux seuls problèmes originels d’ar­pentage de champs qui servent parfois à l’introduire. Il faut apprendre à l’utiliser dans un problème où le parallélisme do­mine, ou dans le cercle trigonométrique. Il est souvent un chaînon, court mais indis­pensable, dans une démonstration qui fait appel à d’autres outils. Il est temps de dépasser les situations concrètes et simplifiées du début, et d’accéder à une compréhension suffi­samment abstraite, qui permette, dans des contextes nouveaux, son application.

Le parcours est analogue pour la notion de dérivée : ses usages multiples dans tous les domaines de l’activité humaine, néces­sitent un travail approfondi d’assimilation. Que le nom de la variable change, qu’un paramètre complique la situation, et voilà nos élèves incapables d’utiliser leur savoir, qui semblait pourtant acquis sur des exemples « voisins » ! Que le physicien uti­lise ses notations ou ses raisonnements propres et voilà qu’ils ne font plus le lien avec les mathématiques ! Que le problème traite de l’évolution d’un phénomène biolo­gique, ils se découvrent soudain incapables de mettre en œuvre le bel outil mathématique pour décrire le phénomène et l’inter­préter ! Rien d’étonnant à cela : la phase de décontextualisation ne fait guère partie des préoccupations du système éducatif et se trouve, faute d’intérêt, donc de temps, réduite à presque rien.

Les transformations géométriques il­lustrent à merveille notre propos. Là plus qu’ailleurs, la décontextualisation est absente. On ne les utilise guère que dans le chapitre qui leur est consacré ! Et la plupart du temps, les énoncés proposent ou imposent les transformations perti­nentes. Mais que ces indications vien­nent à manquer, qu’un problème soit posé dans un autre contexte, et voilà nos élèves amnésiques ! Il suffit de passer en revue les exercices de géométrie du baccalauréat S pour se persuader de leur caractère hyper-directif [4]. Qu’ont-ils de révélateurs d’une formation ? Pour des raisons statistiques, liées à la de­mande sociale, on ne cherche pas à vérifier l’acquisition de démarches fonda­mentales. Reconnaître dans une figure statique les éléments qui la rendent susceptible d’un traitement dynamique, par une transformation, est une exper­tise qui ne tombe pas du ciel ! Elle s’acquiert par un travail approfondi sur des figures multiples et significatives, en dégageant des heuristiques qui n’ont rien d’évident. Il s’agit d’un exemple typique de changement de registre, d’étiquetage, dont nous avons souligné l’importance dans la vie économique. Or les sujets d’évaluation révèlent le renoncement, la capitulation du système éducatif devant cette forme de compétence si précieuse dans la vie sociale et professionnelle [5] !

Pour être menée à bien, cette étape demande du temps, beaucoup de temps. Mais l’objectif paraît plus utile et plus exaltant, davantage porteur de sens, que l’accumulation séquentielle de savoirs morcelés et mal reliés. Entre quantité et qualité il faut choisir. Le choix actuel n’est pas convaincant.

Nous retrouvons dans cette deuxième étape la fameuse distinction de Piaget entre « réussir » et « comprendre ». La réus­site s’accroche au produit, elle est absorbée par la tâche. La compréhension, elle, est du côté du processus, elle se dégage progressi­vement des contraintes particulières d’une tâche donnée, elle accepte de surseoir à une certaine efficacité dans l’action, pour s’at­tacher à ce qui permet de mettre en lumière les raisons de cette efficacité.

Force est de constater que sur bien des plans, l’école s’attache à la réussite immé­diate, aux dépens de la compréhension en profondeur.

Recontextualiser, jeter des ponts...

A ce stade, la démarche pédagogique n’est pas encore achevée. Tant que l’élève ne sait pas utiliser ses outils neufs dans des situations nouvelles, tant qu’il ne sait pas repérer les classes de problèmes qu’ils permettent de traiter, il reste dépendant de la situation d’acquisition, et ses con­naissances sont fragiles et volatiles. Il reste à établir des ponts entre les connais­sances nouvelles et des situations où leur application se révèle pertinente. Le travail prend alors nécessairement un caractère interdisciplinaire, et la forme d’une recher­che individuelle ou en groupe. De quelles statistiques se sert-on en géographie ? Quels phénomènes met-on en évidence ? Comment interpréter les résultats ? Com­ment de sèches statistiques éclairent-elles des comportements sociaux ? On voit des élèves se passionner en découvrant la capacité de l’outil statistique à révéler les mouvements profonds de la société.

L’usage constant des statistiques et des probabilités dans la vie sociale et professionnelle justifie leur arrivée en force au lycée et leur importance particulière dans les sections de techni­ciens supérieurs. Pourquoi ne pas inviter les élèves à découvrir, sur le terrain, les applications de ces techniques, par exemple dans le contrôle de qualité d’une chaîne ? Le dialogue avec les cadres les convaincra, mieux que le professeur, de l’utilité de cet enseignement, de ses néces­saires extensions, de la puissance et de la fiabilité des outils mis en œuvre (mais aussi de leurs limites). Ils verront aussi les différences de formalisme et le sens des résultats obtenus pour l’entre­prise. Une enquête dans un institut de sondages leur fera voir les applications au champ social et politique. Ils prendront conscience de la distance entre les résul­tats et leur interprétation, et des risques de manipulation de l’opinion.

A partir de la notion de dérivée, d’innom­brables ponts ne demandent qu’à être jetés vers d’autres disciplines. Comment diable le biologiste obtient-il l’équation différen­tielle qui commande la concentration d’un produit injecté dans le sang, au fil du temps ? Et le physicien ? Et l’économiste ? Et le sociologue ? Comment raisonnent-ils sur les variations d’un phénomène, pour trouver, universellement, des dérivées et des équations différentielles ? Autant de questions passionnantes qu’une recherche sur documents, ou qu’un dialogue avec un expert peuvent éclairer. C’est ainsi que le concept de dérivée se fixe définitivement dans l’esprit. Ce n’est pas seulement une obsession du professeur de mathémati­ques. La dérivée est indispensable dans tout le champ scientifique. Avec des forma­lismes divers, elle permet de décrire des invariants, là où tout semble évoluer. Une prise de conscience aussi forte est suscep­tible d’éveiller l’intérêt, et par suite l’inves­tissement, de certains élèves.

Quant à la géométrie, on ne peut s’en passer lorsqu’on travaille avec des logiciels de DAO ou de CAO [6]. Concevoir des produits industriels, c’est créer dans l’es­pace des objets géométriques souvent fort compliqués et mobiles les uns par rapport aux autres. Il convient de s’assurer de la conformité avec le cahier des charges, des possibilités de mouvement relatif des piè­ces (sans chocs ni bris). « Voir dans l’espace » est indispensable, même si le logiciel permet de regarder l’objet « sous toutes les coutures » ! Les enseignants de mathémati­ques ne savent pas toujours quelles démar­ches géométriques sont nécessaires dans ces activités. Elles sont souvent différentes de celles qu’ils traitent en mathématiques. Un travail interdisciplinaire rendrait pos­sible une harmonisation, et persuaderait les élèves de l’utilité de la géométrie dans l’espace, dont ils voient mal le lien avec la DAO ou la CAO. L’absence de ponts est préjudiciable aux deux domaines.

Il reste enfin à mettre en évidence des ponts entre les démarches intellectuelles des différentes disciplines que les élèves pratiquent durant leur scolarité. Tout au long de cet article, nous avons montré les analogies de raisonnement et de traite­ment dans des domaines de prime abord fort éloignés. Mettre en évidence ce qu’ont en commun l’activité géométrique et la contraction de texte, ou l’analyse de docu­ments en économie, c’est ouvrir des hori­zons et donner sens et noblesse à chaque activité. C’est sans doute l’aspect le plus délicat de cette recontextualisation, mais pas le moins important. Il demande au professeur la compréhension en profon­deur de ce qu’il fait et de ce que mettent en jeu les autres disciplines, pour souligner les convergences, et aussi, bien entendu, les spécificités.

Une déstabilisation dynamique.

On comprend sans difficulté les raisons qui limitent de plus en plus l’enseignement à la première étape, avec des incursions en lisière des deux autres. Lorsqu’un sportif apprend un nouveau geste, il perd en efficacité globale dans un premier temps. Il devient plus performant lorsque ce geste est maîtrisé et replacé dans l’ensemble des techniques disponibles. Dans l’éducation nationale l’élève ressemble à un joueur de tennis qui assimilerait successivement dif­férents coups, sans jamais disputer un match ! Son examen consisterait à prouver l’efficacité de chaque geste, sans les en­chaîner.

Enchaîner les procédures, les raisonne­ments, choisir les bons outils, savoir en changer, voilà les compétences que de­mande le monde social et professionnel. Elles sont difficiles à acquérir. Chaque étape déstabi­lise l’apprenant. Lorsqu’il a compris les formes de raisonnements liés aux transfor­mations, il s’aperçoit qu’il ne sait pas les repérer sans indications nouvelles dans des contextes non balisés. Autre moment délicat lorsqu’il découvre la pertinence de la notion de transformation (donc de fonc­tion) dans d’autres domaines, non néces­sairement mathématiques. L’enseignant opère à chaque stade une rupture dans un double registre : celui des conceptions de l’élève et celui de son investissement narcissique. La satisfaction de l’élève se déplace de la maîtrise d’un contexte donné et des techniques associées, à celle d’un modèle explicatif (par exemple, voilà ce que les transformations me permettent de faire, dans divers domaines).

Chaque expérience pénible de déstabili­sation précède l’agréable retour à l’équili­bre. Dans ces transitions qui prennent du temps, le rôle de l’enseignant est considé­rable. Il est d’autant plus utile dans ces phases, qu’il vit lui-même cette expérience, en continuant de se former. S’il se contente de transmettre ses savoirs anciens, il a de la peine à entrer dans l’expérience psychologique difficile qu’il impose, par la force des choses, aux élèves.