Pour la première fois depuis longtemps n’y a pas eu de fête des maths cette année dans ma classe, pas de pi-week, pas de semaine du bonheur. Que s’est-il passé ?
Quand on ouvre les portes de sa classe, on partage volontiers ses réussites, mais plus rarement les ratages, les difficultés, les échecs, qui font pourtant partie du quotidien des enseignants. Les épisodes douloureux sont silencieux, les coups de mou sont tabous. Dans cette classe de CM2, cette semaine des maths, qui s’annonçait festive, n’aura finalement pas eu lieu.
La semaine du 10 mars, c’était la semaine des maths.
Chaque année dans ma classe de CM2, ce n’est pas juste une semaine où on case une séance de calcul supplémentaire en début d’après-midi : c’est une vraie fête, que je prépare très longtemps avant, un peu comme on prépare Noël. D’habitude, je partage le fruit de cette joyeuse semaine, je valorise le travail de mes élèves, avec il faut le dire, une certaine fierté et beaucoup de joie.
Cet événement est pour moi l’occasion de faire la démonstration de ce que j’essaie de faire tous les jours : transmettre aux enfants le goût de chercher, de s’émerveiller, de relever des défis, d’exercer leur esprit.
Je crois que d’une certaine manière, c’est ma petite revanche sur l’austérité qu’on m’a infligée, il y a quelques années, quand j’étais élève à la place de mes élèves. Une débauche de plaisir, pour conjurer les mauvais souvenirs.
Cette année, c’était « maths hors-les-murs ». Au programme, il y avait des rosaces géantes dans la cour et du calcul dans les escaliers.
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On devait chercher combien de crêpes on pouvait faire avec la recette de la pâte à crêpes, expérimenter des modèles d’avions en papier dont on aurait mesuré les performances. |
On aurait dû déposer des poèmes mathématiques surprise sur les pare-brise des voitures, faire des reportages-photo mathématiques, inventer des problèmes farfelus.
On devait enchaîner sur Pi-day… avouez, ça fait rêver non ? Oui, moi aussi j’aurais bien aimé m’amuser. Tout était prêt. J’avais hâte, si vous saviez.
Cette année, c’était comme d’habitude, à quelques différences près : une nouvelle école, un nouveau décor, de nouveaux enfants. Ceux-là n’ont pas eu l’habitude de voir leurs prédécesseurs déambuler des équerres géantes à la main dans les couloirs, arpenter la cour sourire aux lèvres, faire fleurir des rosaces géantes sur le bitume, et s’amuser si fort que cette semaine aurait pu faire envie à n’importe qui. Au point que les petits auraient fait la queue devant ma classe pour pouvoir en profiter eux aussi, prêts à attendre quelques années après. Mais ça, c’était avant.
Non : j’ai eu beau faire et essayer, cette année, j’ai devant moi des enfants qui n’arrivent pas à imaginer cette liberté, ni même à l’expérimenter.
Pourtant j’avais bien préparé mes effets, j’avais soigné le teasing, transmis le planning, étudié des visuels accrocheurs. Vraiment, des dizaines d’heures de travail alignées, j’avais même acheté du matériel (sur mes propres deniers) : la fête promettait d’être belle et animée.
Le moment venu, à la première consigne donnée, au lieu de l’enthousiasme indécent auquel j’avais été habituée, j’ai eu devant moi des visages passifs et consternés.
Je me suis demandé si c’était trop compliqué, mal expliqué peut-être (?) — on ne sait jamais — et puis je les ai observés et je les ai vus. Tous, je les ai regardés. J’ai vu Zébulon se tortiller sur sa chaise, Merlin faire l’avion avec sa règle, Axel catapulter des bouts de gomme déchiquetée à son voisin, Chloé ramper vers la poubelle, Mounir ricaner en lisant sa BD, Adama avait déjà envie de faire pipi, Miriam avait soif, Johan devait aller se moucher, Jack dormait. J’ai compris.
J’ai demandé combien d’élèves avaient écouté ce que je disais, combien étaient capables de me dire de quoi je leur parlais, voire de répéter la consigne… 6 ont levé le doigt. Oui, 6 élèves, sur 27.
Je crois qu’à cet instant précis, ma consternation a dépassé la leur.
J’ai remballé mon enthousiasme, ma pâte à crêpes et mes avions en papier. En lieu et place, on a calculé quelle était donc la proportion d’élèves qui, dans cette classe, en avait quelque chose à faire de ce que pouvait bien raconter la maîtresse. Alors oui, il y en a bien 6 qui ont réussi à dire qu’il y avait six vingt-septièmes de la classe qui suivaient. En cherchant un peu, on a même réussi à dire que ça faisait moins d’un quart.
Oui, on en est là : dans ma classe, à ce moment-là, il n’y avait pas un élève sur quatre qui avait entendu ce que je disais.
Alors aujourd’hui, à l’heure où j’écris ceci, c’est la journée internationale du bonheur à l’école. D’habitude, après la fête des maths, dans ma classe, vient naturellement la semaine du bonheur : hasard du calendrier, et transition toute trouvée.
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Cette semaine-là, c’est poésie, mots doux à gogo, compétences psychosociales, petits cœurs, arcs-en-ciel, recette du bonheur, bienveillance à tout va, et surtout, surtout, le vendredi, c’est la journée pyjama. |
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Seulement voilà, cette année, la semaine des maths est tombée à l’eau. La semaine du bonheur aussi.
Un matin, je me suis retrouvée dans ma classe, comme tous les jours. J’avais tout préparé, écrit mon petit mot d’accueil enjoué sur le tableau. J’ai attendu les enfants, et je les ai entendus arriver.
Et puis ils sont rentrés. Je les ai comptés, et j’ai pensé que les trois quarts des enfants qui m’arrivaient là ne m’écouteraient pas. Toi non, toi non, toi non, toi oui… enfin peut-être. Ma gorge s’est nouée. Toutes mes forces m’ont quittée. Je suis sortie de ma classe, et je les ai laissés. J’ai pris mes affaires, et on est rentrés, moi, mon enthousiasme, mes arcs-en-ciel, mes larmes et mes dizaines d’heures de travail qui n’auront servi à rien.
Aujourd’hui, je suis en arrêt de travail. Pour moi, de bonheur à l’école, il n’y aura pas cette fois. Et si je suis en pyjama, c’est dans mon lit.
Ça a un nom : on appelle ça l’épuisement professionnel. C’est, entre autres choses, être « totalement vidé de ses ressources », « mettre à distance son entourage », avoir le sentiment d’être « inefficace dans son travail et de ne pas être à la hauteur » comme dit la brochure. Il paraît que je suis malade. Il paraît qu’aimer démesurément son métier, s’y engager plus que de raison, s’y dévouer exagérément, est un facteur de risque. Il paraît que donner du sens à son métier, avoir de fortes attentes et de l’exigence, c’est se tirer une balle dans le pied. J’étais prédisposée : je suis malade de mon travail, mais c’est de ma faute. Je n’avais qu’à pas tant l’aimer.
Ça n’est pas vraiment réconfortant mais la moitié des enseignants auraient un « sentiment d’épuisement professionnel élevé », c’est ce qu’indique la dernière note d’information de la DEPP sur le baromètre du bien-être au travail des personnels de l’Éducation Nationale. Le bilan indique globalement un sentiment de décalage entre la conscience des enjeux éducatifs et la capacité réelle à mettre en place le cadre nécessaire sur le terrain. Les indicateurs retenus sont les valeurs associées au travail, les conditions de travail et les rapports sociaux au travail.
Ça, c’est pour la statistique. On a vu ailleurs qu’on peut lui faire dire tout et n’importe quoi pour peu qu’on soit peu scrupuleux. À vrai dire, je n’ai pas vraiment l’impression que ces chiffres parlent de moi. Et puis, quand j’ai moi-même répondu au questionnaire, j’ai eu la sensation qu’en réalité, tout allait assez bien : je me rappelle même m’être estimée plutôt chanceuse d’avoir un métier qui a du sens, de forts enjeux, d’avoir un sentiment de satisfaction et de fierté quant à la fonction assurée. Alors le temps travaillé, je ne l’ai jamais compté, l’investissement personnel, j’ai toujours eu du mal à l’évaluer. Le mépris de la société, les formations foireuses, le salaire mal ajusté, ce n’était pas cher payé pour profiter de ce bonheur mal partagé.
J’ai toujours cru que mon amour pour mon travail et pour les enfants me protégerait de tout : de toutes les déceptions, de toutes les fatigues, de tous les manques, de toutes les injustices. Devant les records de démissions, les difficultés à recruter, je me suis toujours dit que dans ma bulle de bonheur à l’école, rien ne pourrait m’arrêter, je serais à l’abri des misères éducatives, des burn-out, de l’épuisement. Je me sentais infatigable, « Supermaîtresse » était toujours là, même quand je n’y étais pas.
Mais vendredi dernier, Supermaîtresse a attrapé froid.
J’ai devant moi des enfants qui ne sont plus là, ils évoluent dans un univers parallèle dont je ne cesse de vouloir les ramener vers notre commune réalité. On a des parents qui, impassibles face aux projets pédagogiques qu’on s’échine à leur concocter, demandent plutôt à ce qu’on leur donne de l’IA : à l’heure où l’intelligence s’atrophie dans la passivité et l’automatisme imbécile, on espère pouvoir la remplacer, comme une béquille ou une prothèse pour un membre abîmé. On veut des arcs-en-ciel, sans pluie et sans soleil. On veut briller, sans trop devoir travailler. Je vois des enfants qui veulent jouer, mais qui ne savent plus s’amuser. On veut des enfants bien élevés, sans trop avoir à s’en occuper, et des maîtresses dévouées, sans avoir à les remercier, sans s’en soucier jamais.
D’habitude, je partage les réussites, les enthousiasmes, les victoires : il y a aussi les coups de fatigue, les inquiétudes et les trous noirs.