Les nouvelles technologies pour l’enseignement des mathématiques
Intégration des TICE dans l’enseignement des mathématiques

MathémaTICE, première revue en ligne destinée à promouvoir les TICE à travers l’enseignement des mathématiques.

Des chiffres au travers du temps et du monde, jusqu’à nos élèves !
Comment l’histoire de la numération éclaire les apprentissages de nos élèves, du cycle 2 au cycle 4.

Cet article présente des éléments de séances du CP à la troisième, pour donner des éléments d’histoire des maths, d’histoire de l’humanité aux élèves, mais aussi leur faire comprendre comment le nombre s’est construit, en particulier dans ses écritures.

Article mis en ligne le 16 décembre 2021
dernière modification le 18 décembre 2021

par Claire Lommé

N.D.L.R Claire Lommé accueille les innovations sans réticences : elle considère l’introduction de l’histoire des mathématiques dans les programmes comme une chance de sensibiliser les élèves aux métamorphoses de l’écriture des nombres depuis que l’humanité calcule. Elle parie que l’ouverture des mathématiques aux grands vents de l’histoire les rendra plus intéressantes et plus désirables à de nombreux élèves.
L’article qui suit est une forme de discours-programme, qui esquisse les développements en cours d’année et dans celles à venir. Sa conclusion rejoint la célèbre exclamation de Bernard de Chartres : « Nous sommes des nains, mais montés sur des épaules de géants » (Voir l’image)

Compter, c’est complexe. De multiples compétences sont impliquées, lorsque l’on « compte ». Il faut avoir suffisamment compris le concept de nombre, savoir le lire et l’écrire de façon symbolique, repérer les positions que prennent les chiffres, d’un côté et de l’autre de cette fameuse virgule, faire le lien avec des « paquets de 10 » (ce qui implique de calculer dès qu’on aborde le comptage). Il faut savoir décoder les mots-nombres, savoir les construire verbalement. La façon dont chacun imagine le nombre est extraordinairement intime, et frise l’indicible : on tourne autour par les mots, les symboles et les dessins, par les quantités, les mesures et le calcul, mais au fond, la façon dont nous pensons le nombre reste enfouie en chacun de nous. Et pourtant, nous communiquons beaucoup, beaucoup avec les nombres. Parfois, nous nous parlons, nous échangeons, nous pensons nous comprendre ; nous comprenons, mais pas forcément la même chose.

Chez les tout-petits comme chez les collégiens, une des entrées de l’apprentissage du nombre, c’est l’histoire. Aborder l’histoire des nombres des hommes est un appui formidable pour construire, reconstruire, consolider, corriger la représentation mentale du nombre chez l’enfant (et le plus grand, aussi). En plus, cela permet de rendre les mathématiques plus vivantes, plus profondes, plus humaines. La représentation du nombre d’aujourd’hui, partagée presque partout dans le Monde, s’est imposée assez tardivement, finalement. C’est bien qu’il n’y a pas qu’une seule façon pertinente de l’envisager. C’est aussi un argument en faveur de la complexité du nombre dans notre cerveau.

Engageons-nous dans quelques questions fondamentales : pourquoi comptons-nous en base 10 ? Parce que nous avons 10 doigts ? Peut-être. C’est vrai que c’est bien pratique pour « montrer » des nombres facilement et rapidement, transmettre des quantités sans même avoir à se parler. Dans la classe de CP de Normandie dans laquelle elle a la gentillesse de m’accueillir, Marion Michel a choisi de construire la numération décimale avec les enfants au travers d’une séquence qu’elle a inventée, et qui donne des résultats spectaculaires. D’abord, Marion confie à ses élèves, organisés par groupes, de grandes collections d’objets. Elle leur demande comment ils pourraient les organiser pour que les élèves d’un autre groupe, en voyant leur collection, puisse la reconstituer de leur côté. Alors les enfants regroupent. Certains font des dessins à partir des objets, en les plaçant en forme de bonhomme, par exemple ; ce n’est sans doute pas l’idée la plus efficace qu’on peut avoir, mais c’en est une qui, à 6 ans, s’envisage avec beaucoup de sérieux.

D’autres regroupent les objets par 3, par 4, ou en constituant des lignes de même longueur (avec des objets de tailles différentes, et donc d’effectifs différents…). Ensuite, Marion fait partager leurs expériences aux élèves. Et toujours, il en est pour proposer de regrouper par 5 ou par 10, parce que c’est pratique pour garder la mémoire sur les mains. De fil en aiguille, elle amène les enfants à choisir entre différentes propositions. Et lorsqu’il s’agit finalement de transmettre une quantité d’objets à des camarades sans parler et sans qu’ils voient la collection, tout le monde est d’accord : on montre autant de fois ses deux mains que de paquets de 10 objets, et ensuite « ce qui reste ». Les enfants ont reconstruit le choix de la base 10, parce qu’elle est très efficace. Ils disent des choses incroyables pour un début de CP, comme « Louane elle m’a montré 6 fois ses deux mains et ensuite 8 doigts, ça fait 6 fois 10 plus 8 », et zou, ils s’en vont reconstituer une collection correspondante. Il leur reste à passer à l’écriture chiffrée, étape cruciale en raison de l’importance de l’ordre des chiffres. Mais déjà ils ont compris la décomposition décimale, et lui ont donné un sens tel qu’ils s’approprient le nombre comme concept.

Pourtant certains hommes avaient choisi, au moins partiellement, d’autres bases que la base 10 : la base 60 pour les Mésopotamiens, la base 20 pour les Mayas, par exemple. Ça, c’est un objet d’étude pour moi, au cycle 3.

En CM1 je parle d’écritures égyptiennes, grecques et chinoises. Chacune de ces écritures n’utilisaient pas le même nombre de chiffres. Les deux premières étaient additives et non positionnelles. Cette écriture égyptienne utilisait des chiffres aux valeurs de puissances de 10, sans zéro. Chez les Grecs, le 5 prend une place toute particulière, comme dans les boîtes de Picbille ; et toujours pas de zéro, puisqu’on additionne tout. L’écriture chinoise aux environ de -200 nous emmène sur une écriture positionnelle, avec des signes différents selon le rang : leur alternance permet de compenser partiellement l’absence du zéro.

67 et 1436 :

TOUTES LES ILLUSTRATIONS PROVIENNENT DE MATHIX

En CM2, j’aborde une des écritures mayas, qui utilise trois chiffres : un « 1 », un « 5 » et un « 0 », mais qui penche plus vers le chiffre que vers le nombre ; ce zéro marque la place vide, mais ne permet pas de calculs. Mais en plus, cette écriture est en base 20. Enfin, presque… Amusant, non ? Les élèves aiment bien cette écriture, en général : elle se lit de haut en bas, elle est jolie, elle a recours à peu de chiffres. Mais rapidement, les exemples choisis en classe se complexifient et il faut des calculs fastidieux pour représenter certains nombres.

Cela amène au zéro : le zéro, c’est quoi ? C’est rien ? Ce n’est pas rien ? Les Mayas ont-ils eu une idée de génie avec leur coquillage-zéro ? Si on repense aux Égyptiens, aux Grecs, aux Chinois, le zéro leur manquait-il, au fond ? Ce sont des débats presque philosophiques qui s’engagent. A ce stade, bien souvent des élèves inventent ou tentent d’inventer leur système de numération.

Et les Romains, alors ? Les élèves connaissent un peu plus le système considéré comme « le » système de numération romaine, qui en a connu plusieurs en fait. En voilà un qui n’est pas simple à expliquer : avec ses 7 chiffres en forme de lettres, il s’agit d’effectuer des opérations différentes, tout en considérant des cas particuliers. On n’a pas le droit d’écrire quatre chiffres identiques à la suite, sauf M (pour mille). Si on place deux chiffres, un chiffre inférieur à droite indique qu’il faut additionner ; mais un chiffre supérieur à droite indique qu’il faut soustraire… Pas si simple, en fait. Voilà encore un système sans zéro, et dans le quel mieux vaut ne pas compter trop loin, même si par rapport aux Égyptiens on a gagné en facilité d’écriture.

En sixième, je vais encore plus loin : nous découvrons un système mésopotamien au moment de la réactivation des durées ; les Mésopotamiens avaient recours à la base 60, ce qui a laissé des marques dans notre façon de compter le temps, en tout cas pour les secondes et les minutes. Les Mésopotamiens ont inventé un chiffre 0, au bout d’un moment. Mais il ne permettait toujours pas d’effectuer des calculs et, dans un long premier temps, ils s’en sont passés. Ils accomplissent la prouesse de n’utiliser que deux chiffres ! Mais leur système paraît très compliqué aux élèves : bye-bye les paquets de 10, 100, 1 000, et bonjours les paquets de 60, 3 600, 216 000… Le tout avec une base 10 secondaire, car le chiffre « clou » vaut 1 et le chiffre « chevron » vaut 10. C’est aussi l’occasion de parler de la mesure du temps à la Révolution Française, et du flop de l’introduction d’horloges de 10 heures.

La sixième est un moment de la scolarité des enfants où la prise de recul s’impose : on revoit toutes les notions et les méthodes vues à l’école, sous un angle différent. On peut donc en profiter pour revenir sur le zéro, le fameux zéro. Le zéro que Brahmagupta (et sans doute d’autres) ont conceptualisé comme nombre, laissant des écrits qui lui donnent sa nature propice au calcul. Le zéro de la pièce de Danis Guedj, One zero show, petit délice à lire aux élèves en faisant vivre les personnages, tout en rondeur pour le 0, droit comme un i pour le 1… De nombreux albums tournent autour du zéro, et si ce zéro a l’air de rien, c’est bien à tort. Il possède une profondeur fascinante, une épaisseur d’élément neutre parfois, absorbant à d’autres moments…

Si tout ceci vous intéresse, vous pouvez vous rendre sur l’excellent site Mathix, sur lequel Arnaud Durand a imaginé un support pédagogique pour travailler des écritures du nombre :

La plupart du temps, je termine avec la numération Shadok. J’adore. C’est mon enfance, et puis cela permet d’aller plus loin encore, avec la construction d’une base 4 tout en Ga, Bo, Zu, Meu, en poubelles et en couleurs vives.

Les Shadok en vidéo

Une fois une telle aventure parcourue, nous avons parlé de beaucoup, beaucoup de choses fondamentales :

  • Notre système de numération n’est pas unique, loin de là. D’autres systèmes existent ou ont existé, et sont tout aussi dignes d’intérêts, et sensés. Ils correspondent à des époques, des lieux, des usages et des besoins différents. Décentrons-nous !
  • Le zéro est incroyable. Et, surtout, il est nombre.
  • Les nombres et le calcul, c’est la même histoire. Ils sont indissociables. L’écriture des nombres existe par et pour le calcul. Pas question de les étudier séparément ou chronologiquement.
  • Notre système d’écriture des nombres est positionnel, et c’est bien une de ses forces. Les élèves s’en rendent compte une fois qu’ils ont croisé cette multiplicité de systèmes non positionnels. Allez donc poser une multiplication en hiéroglyphes : c’est délicat.

Il est alors temps d’aborder les fractions, avec les fractions égyptiennes, par exemples ; et viendront bientôt les décimaux, avec Stévin, Neper, Bürgi et d’autres encore. Comment faisait-on, avant la virgule ? Comment calculait-on, avec des fractions décimales ? L’écriture décimale est tellement entrée dans nos mœurs que là encore il est difficile d’imaginer procéder autrement. Difficile, mais passionnant, enrichissant : cela ouvre l’esprit, en plus de nous cultiver.

Dans l’année, lors des années suivantes, nous reviendrons sur toutes ces découvertes, pour réactiver, ne pas nous figer dans nos habitudes. Un livre documentaire, un roman, un strip de bande dessinée, une œuvre d’art, une table de multiplication romaine qui comporte une erreur… Nous découvrirons la base 2 pour ses utilisations en informatique, l’hexadécimal… Nous continuerons de nous inscrire dans une longue histoire humaine, dont nous faisons modestement partie. Et nous apprendrons ensemble, des mathématiques, mais pas seulement. Car puisque les mathématiques sont partout (ou presque), autant en profiter pour faire des détours !