Comment a-t-on enseigné la logique dans l’histoire, et quelles conclusions peut-on en tirer pour l’enseignement actuel ?
par Alice Ernoult, Bernard Ycart
Cet article commence par examiner comment la logique a pu être enseignée au cours de l’histoire, pour ensuite en déduire quelques pistes sur l’enseignement actuel. Une expérience menée en lycée à partir d’œuvres de Lewis Carroll est présentée comme exemple d’utilisation de l’histoire dans l’enseignement de la logique.
Introduction
« La nuit tous les chats sont gris. Vous voyez un chat noir. Qu’est-ce que vous en déduisez ? »
Les étudiants, un peu interloqués que cette question introduise un cours de mathématiques, rigolent. Puis ils réfléchissent, trouvent la réponse, et se prennent au jeu. Après quelques questions du même type, ils commencent à s’interroger : « Mais… c’est pas des maths ça ! ».
Pourtant, nous sommes nombreux à être convaincus qu’un cours de mathématiques devrait avant tout apprendre à penser correctement, donc logiquement. Mieux, la plupart des informaticiens considèrent désormais que, dans tout cursus d’informatique, la logique doit faire partie des préliminaires.
Alors, que doit-on enseigner en logique, et surtout comment doit-on l’enseigner ? Cet article tente d’éclairer cette question d’un point de vue historique. Les lecteurs assidus de MathemaTICE reconnaîtront là une des lubies du second auteur. La première auteure a expérimenté en classe l’enseignement de la logique à partir de textes de Lewis Carroll. Son mémoire est proposé en document accompagnement, en même temps qu’une sélection d’exercices, tirés du manuel de logique symbolique du même Lewis Carroll, alias Charles L. Dodgson (1832—1898).
Dans une première partie, l’histoire de la discipline jusqu’au début du vingtième siècle, sera brièvement évoquée. On insistera sur l’aspect didactique et les outils pédagogiques que les philosophes, puis les mathématiciens, ont été amenés à développer. Cette partie ne constitue pas un résumé de l’histoire de la discipline, pas même de sa préhistoire. Le lecteur intéressé par la période abordée ici, pourra se reporter au chapitre « Logique » du site Histoires de Mathématiques. Le livre de J.-P. Belna (2014) Histoire de la Logique, est beaucoup plus complet. La même année est paru un numéro spécial très intéressant de la Revue d’Histoire des Sciences. Sur l’importance de la logique pour l’informatique, on lira En toute logique : une origine de l’ordinateur par F. Prost (2006), et aussi On the unusual effectiveness of logic in Computer Science de Halpern et al. (2001), les deux étant toujours d’actualité.
Dans une deuxième partie on examinera quelles leçons peuvent être tirées de l’enseignement de la logique dans les siècles passés. Le formalisme symbolique, largement hérité d’Aristote, mais surtout développé à partir de Boole et Frege, a été source de nombreux malentendus didactiques. Au XXe siècle, les expériences hasardeuses de Peano et la douloureuse aventure des « maths modernes » ont montré à quel point un formalisme exagéré et asséné sans préparation, peut se révéler contre-productif. Mais quelle préparation ? Aristote lui-même, l’inventeur génial de la logique, et en même temps du symbolisme, savait déjà donner des exemples parlants de syllogismes, loin de l’antienne inepte et peu motivante « Tous les hommes sont mortels, Socrate est un homme, donc Socrate est mortel » … qui ne vient d’ailleurs pas d’Aristote. Le formalisme graphique, introduit par Leibniz, popularisé par Euler et perfectionné par Venn, a fait ses preuves comme outil pédagogique. Nous pensons que l’humour, et plus particulièrement le nonsense britannique, peut aussi se révéler utile. Une analyse poussée de la logique en tant qu’objet d’enseignement est donnée dans la Thèse de didactique de Z. Mesnil (2014). Cette étude est utilement complétée par D. Tanguy et S. Mathieu-Soucy dans Logique et enseignement des mathématiques (2015). On consultera aussi Algorithmes et logique au lycée de A. Crumière et al. (2009) ainsi que L’enseignement de la logique au collège et au lycée de C. Menini (2019).
Enseigner la logique dans l’histoire
Selon la légende, Athéna serait sortie tout armée et casquée du crâne de Zeus en poussant son cri de guerre. Comme Athéna, la logique est sortie tout armée et casquée du crâne d’Aristote (384-322 av. J.-C.). Voyez ce qu’en disait Immanuel Kant dans la Critique de la raison pure, vingt siècles plus tard.
Que la logique ait suivi ce chemin déjà depuis les temps les plus anciens, le fait que, depuis Aristote, elle n’a été obligée de faire aucun pas en arrière, suffit à le montrer. Ce qu’il faut encore admirer en elle, c’est que, jusqu’à présent, elle n’a pu faire, non plus, aucun pas en avant et que, par conséquent, selon toute apparence, elle semble close et achevée.
L’œuvre majeure d’Aristote, que l’on a baptisée plus tard « Organon » (Instrument) est constituée de six ouvrages. Les Catégories sont une classification du langage, correspondant pour nous aux différentes sortes de propositions. Leur théorie, les négations, le principe du tiers exclu, sont traités dans l’Interprétation, ou Hermeneia. Les syllogismes proprement dits sont définis dans les Premiers Analytiques. L’usage des syllogismes pour les démonstrations fait l’objet des Seconds Analytiques. Vient ensuite un traité sur les Raisonnements Dialectiques, employés dans le débat courant, où les propositions peuvent n’être plus seulement vraies ou fausses, mais partiellement vraies, ou presque fausses. Le dernier traité, les Réfutations des Sophistes, est l’occasion de préciser à nouveau quelles sont les formes de démonstration utiles.
Au total une œuvre gigantesque, touffue, difficile, dépassant de loin ce qui se faisait dans les autres disciplines, et ce pour encore une bonne vingtaine de siècles. Jugez plutôt :
« A ne sera encore à aucun E : car B sera à tout A et ne sera à aucun E ; or B était identique à H, et H n’était à aucun E » etc… Pour mieux souligner l’universalité de ses raisonnements, Aristote désigne les propositions systématiquement par des lettres. Cela ne nous étonne plus, mais à l’époque, remplacer les mots et les concepts, par des lettres, c’est une révolution. Rendez-vous compte : on a résolu des équations sans aucun formalisme algébrique, depuis les Mésopotamiens, jusqu’à Viète à la fin du seizième siècle. Et l’innovation de Viète a mis encore deux siècles à passer dans les mœurs. Songez que dix-huit siècles avant Viète, Aristote définissait un calcul logique littéral ! Une innovation révolutionnaire, sans aucun doute ; mais pour l’enseignement, quelle catastrophe ! Comment faire comprendre à des élèves un raisonnement abstrait hérissé de lettres sans support concret ? Bien sûr de temps en temps Aristote donne une instanciation, comme :
Que les termes pour l’affirmative universelle, soient : animal, homme, cheval ; et pour la négative universelle : animal, homme, pierre.
Au lecteur de remplacer A par animal, B par homme et C par cheval, et de vérifier le syllogisme qui a été produit. Soyons juste : dans les Seconds Analytiques, Aristote donne quelques exemples de démonstrations plus éclairants.
On démontre que les planètes sont proches de la Terre parce qu’elles ne scintillent pas. Soit C les planètes, B ne pas scintiller, A être proche. Il est vrai de dire B de C, car les planètes ne scintillent pas ; mais il est vrai aussi de dire A de B, car lorsqu’un corps ne scintille pas, c’est qu’il est proche. On en conclut nécessairement que A est à C, et de cette façon il a été démontré que les planètes sont proches.
Le plus étonnant finalement est que Aristote ait été non seulement compris, mais suivi. Cynique, dogmatique, épicurien, sceptique, stoïque : ces adjectifs passés dans notre langage courant ont désigné des écoles philosophiques grecques ou gréco-romaines, qui toutes ont eu à cœur de développer et surtout enseigner l’héritage du maître. Parmi ces successeurs, ceux qui ont eu la plus longue postérité sont Porphyre (234—305) et Boèce (470—524). Non pas qu’ils se soient distingués par leurs avancées théoriques, mais seulement parce que leurs ouvrages d’enseignement ont été jugés suffisamment utiles pour être recopiés de siècle en siècle. L’illustration suivante est extraite d’un magnifique manuscrit du XIIIe siècle.
Ce manuscrit contient à la fois des extraits d’Aristote, de Porphyre et de Boèce. Vous y voyez une innovation pédagogique : le graphique mnémotechnique. Celui de gauche s’appelle un « arbre de Porphyre ». On peut le voir comme un moyen de visualiser une classification hiérarchique sur les concepts.
Ce même treizième siècle où le manuscrit précédent était copié, a été le témoin d’une mutation majeure dans l’enseignement de la logique. Aristote et ses successeurs arabes (Al Farabi, Ibn Sina, Ibn Rochd), qui depuis des siècles étaient regardé avec méfiance par l’Église, sont rentrés en grâce, sous l’impulsion de penseurs exceptionnels, en tête desquels
Thomas d’Aquin (1224—1274). La scolastique, synonyme pour nous d’obscurantisme, était à l’époque un réel progrès : pour la première fois, le raisonnement rigoureux allait être expliqué à tous les clercs. Pour ce premier enseignement (relativement) « de masse », ont été introduites quelques astuces pédagogiques, dont le succès a perduré jusqu’au dix-neuvième siècle. Nombre de ces innovations sont incluses dans un manuel baptisé « Summulae Logicales » (petit résumé de logique). Il a connu plus de 250 éditions entre l’invention de l’imprimerie et 1639, sans compter les innombrables manuscrits. L’ouvrage est attribué à Petrus Hispanus (Pierre l’Hispanique : il était né au Portugal), qui est devenu pape sous le nom de Jean XXI (1213—1277).
Les deux illustrations qui suivent sont issues d’un manuscrit de la bibliothèque du Vatican. La première est une représentation graphique des quatre types de propositions distingués par Aristote : Affirmative universelle (tous les hommes courent), Négative universelle (aucun homme ne court), Affirmative particulière (quelque homme court) et Négative particulière (quelque homme ne court pas). Les côtés du carré et les diagonales marquent les oppositions et les contraires.
À chacun des quatre types de propositions est associée une des quatre voyelles A, E, I, O. Tout syllogisme se compose de trois propositions. Il y a donc potentiellement 43=64 types de syllogismes, parmi lesquels seulement 19 sont considérés comme conclusifs. Pour les retenir, les élèves se voient offrir comme moyen mnémotechnique une suite de mots comportant 3 voyelles. Chaque mot code un syllogisme en donnant par ses voyelles le type des trois propositions. Sur les deux pages suivantes apparaissent les 5 premiers : Barbara, Celarent, Darii, Ferio, Baralipton. Songez que pendant sept longs siècles, tous les étudiants exposés à la logique, ont été tenus de connaître par cœur cette liste de 19 noms !
La scolastique et la logique d’Aristote ont commencé à être contestées à partir de la Renaissance. Rabelais et d’autres, jusqu’à Molière, ont tourné en dérision la rengaine « Barbara, Celarent, Darii, Ferio, … ». Mais elle a survécu. En 1662 paraissait la Logique ou l’art de penser, de Arnauld et Nicole. Sous couvert de pédagogie, il s’agissait pour eux de promouvoir une religion basée sur la foi rationnelle (Arnauld est le champion du jansénisme), en même temps que de populariser la logique de Descartes. Ils n’oublient pas pour autant de présenter la logique scolastique. Appréciez à la fois l’effort pédagogique et le souci de proposer des exemples aussi clairs que bien-pensants :
BAR Tout sage est soumis à la volonté de Dieu CE Nul péché n’est louable DA Tout ce qui sert au salut est avantageux FE Ce qui est suivi d’un juste repentir n’est jamais à souhaiter Pour faire bonne mesure et s’attirer les faveurs de Louis XIV : La loy divine commande que les Rois soient honorez |
Nous n’aurions pas mieux dit ! Quatre ans plus tard, un tout jeune homme écrit son premier mémoire : Dissertatio de Arte Combinatoria. Dans les applications de son Art de la Combinatoire, Leibniz (1646—1716), n’oublie pas la logique d’Aristote. Il décompte soigneusement les syllogismes, dont il rappelle les noms traditionnels.
Mais ce n’est que le début d’une quête, un rêve obsessionnel qui va orienter ses recherches pendant toute son existence : il veut trouver un système de symboles, et un calcul sur ces symboles, qui lui permettront d’automatiser le raisonnement, et pourquoi pas, de fabriquer une machine à penser. Cette recherche a produit des machines (arithmétique, cryptographique, dyadique), des algorithmes de calcul (dérivées, déterminants), autant de réalisations géniales et apparemment disparates qui tendaient toutes vers le même but. On n’a su que récemment, jusqu’où Leibniz était allé dans la symbolique du raisonnement. Il avait tout simplement pris deux siècles d’avance par rapport à Boole, Frege et Venn. L’image suivante est extraite d’un brouillon parmi tant d’autres, écrit vers 1690, sur ce qu’il appelle le Calcul des ingrédients. Leibniz y définit la logique ensembliste, la logique des propositions, il démontre les propriétés de la conjonction et de la disjonction… bref, il ne reste pas grand-chose à faire pour en arriver à notre logique mathématique.
D’autant plus que dans d’autres brouillons, il avait proposé plusieurs systèmes de diagrammes logiques. Quand quatre ans avant sa mort, les mêmes diagrammes illustrent Barbara Celarent Darii Ferio dans un livre de Lange, on ne peut pas s’empêcher de penser qu’il y a pu y avoir percolation.
Un demi-siècle plus tard, le plus grand professeur du temps (sinon de tous les temps !) perçoit parfaitement le potentiel didactique des diagrammes. Parmi ses 234 Lettres à une princesse d’Allemagne, Euler en consacre sept à la logique, du 14 février au 7 mars 1761. On y trouve les diagrammes de Leibniz, mais pas ceux de la scolastique, ni ses rengaines mnémotechniques.
Malgré les innovations pédagogiques d’Euler, la logique continue à être enseignée par les philosophes pendant encore un siècle, sans se départir notablement de la scolastique. Dans la seconde moitié du XIXe, se produit une bifurcation : des mathématiciens, anglais pour la plupart, s’emparent du sujet et proposent leurs propres formalismes, et leurs modes de calcul. Celui de Boole (1854) était le plus simple et nous est resté, mais il a coexisté avec ceux de De Morgan, Venn, Jevons, Lewis Carroll (dont nous reparlerons plus loin) et (en Allemagne) Frege. À part peut-être le dernier, tous ces systèmes étaient pensés pour être enseignés, et étaient exposés dans des ouvrages qui faisaient la part belle aux exemples et aux exercices. Dans les dernières années du siècle, plusieurs manuels de logique concurrents sont parus en Angleterre. Ceux qui ont connu le plus d’éditions, donc de succès, n’étaient pas ceux des mathématiciens, mais plutôt ceux des philosophes, titulaires de chaires de logique à Oxford ou Cambridge, comme Keynes (le père de l’économiste), ou Swinburne. Ce dernier est l’auteur d’une Logique imagée, qu’il présente en sous-titre comme « une tentative de populariser la science du raisonnement par la combinaison d’images amusantes avec des exemples de raisonnements pris dans la vie quotidienne ». En-dessous, l’illustration a pour légende : « Le lion de la compréhension humaine emmêlé dans les nœuds de la logique, assisté par la souris de l’illustration ».
Diamétralement opposée, voici une page d’un manuel que Peano (1858—1932) destinait en 1902 aux élèves de collège et de lycée. Il l’intitule « Arithmetique générale et algèbre élémentaire ». Dans les premières pages, Peano passe en revue les programmes officiels de mathématiques des classes allant de la 4e à la terminale (en équivalent français), pour assurer que les pages de formules comme la suivante, ne manqueront pas d’enseigner les matières requises aux enfants.
Les plus anciens se souviennent de tirades homériques dans les manuels de seconde de la période « maths modernes » (1969—1981), qui étaient nettement plus proches de Peano que de Swinburne. Au point que la contre-réforme qui a suivi, a radicalement banni la logique des programmes de mathématique pour vingt ans. Celle-ci a fait un retour d’abord timide, puis plus affirmé à partir de 2009. Quelles leçons peut-on tirer de cette histoire cahotique ?
Enseigner la logique par l’histoire
Reconnaissons-le, les excès des « maths modernes » ont été dénoncés très tôt, et au plus haut niveau. René Thom n’hésitait pas à parler dès 1969, d’« erreur pédagogique et philosophique ». Il consacrait la moitié de son article passionnant à la logique (y compris aristotélicienne) et au langage mathématique. On y lit quelques affirmations de bon sens, comme :
Les protagonistes modernes de la théorie des ensembles devraient se rendre compte que cette théorie est insuffisante à rendre compte des démarches déductives les plus élémentaires de la pensée usuelle.[…]
En voulant attacher un sens à toutes les expressions construites, en langue ordinaire, par le formalisme booléen, le logicien procède à une reconstruction de l’univers à la fois fantomatique et délirante.
Tout cela nous montre les limites étroites du formalisme ensembliste pour rendre compte de la déduction usuelle. Le raisonnement quotidien fait appel à des mécanismes psychiques profonds — comme l’analogie — qui ne sauraient se réduire à des manipulations ensemblistes.
Conclusion : ne mettons pas la charrue avant les bœufs ! Convainquons d’abord les élèves qu’ils sont capables de raisonner juste sur des problèmes concrets. Quand ils seront suffisamment entraînés à la déduction, il sera temps d’introduire un formalisme et des symboles, dont on se demandera d’abord quel bénéfice les destinataires peuvent en attendre.
En cette même année 1969, loin des cénacles parisiens, un belge, W. Servais publiait dans le bulletin de l’Association Mathématique du Québec L’importance du matériel concret dans l’enseignement mathématique. En voici un extrait.
Depuis l’amélioration par J. Venn de la méthode des cercles imaginée par Euler pour représenter les relations et les opérations sur les ensembles, on sait que l’on peut grâce à un diagramme comprenant trois cercles qui se coupent, traiter en se jouant les questions de la syllogistique classique.
[…]
L’utilisation de ces diagrammes est tout à fait intuitive — ce qui la rend suspecte au regard des tenants de la rigueur — mais la multiplicité de leurs interprétations en fait un véritable matériel abstrait. Pour s’en rendre compte, il suffit, par exemple, de représenter deux droites par un diagramme de Venn et de figurer sur celui-ci les diverses positions possibles des droites. On a ainsi une illustration concrète de la signification des axiomes d’incidence et de parallélisme dans ce qu’elle de vraiment abstrait.
Notre collègue n’était-il pas quelque peu optimiste ? Visualiser, manipuler : bravo ! Mais, outre le fait qu’ils ne sont vraiment utilisables que pour trois ensembles, les diagrammes de Venn requièrent un degré d’abstraction qui n’est pas forcément évident pour un débutant. Servais en était certainement conscient. La même année, il relatait l’expérience suivante dans un exposé au First International Congress in Mathematical Education.
Si Jean aime Marie alors il lui fera un cadeau. Sachant que Jean a fait un cadeau à Marie, que pouvez-vous en déduire quant aux sentiments de Jean ? Une expérience déjà longue nous a appris que les jeunes filles répondent, avec une constance émouvante : « Jean aime Marie », ce qui fait ricaner la plupart des jeunes gens.
L’implication : voilà bien une des pierres d’achoppement de l’enseignement de la logique ! Le problème didactique a été souvent étudié et nous n’y reviendrons pas ici, renvoyant au mémoire en accompagnement et aux références qui y sont citées. Voici simplement une illustration historique de la difficulté. En 1879, Frege dans son Begriffsschift, appelle l’implication « Bedingtheit » (conditionnalité). Malgré le vocabulaire et la notation qui nous sont peu familiers, il donne bien la définition correcte de « B implique A » par la table de vérité : l’implication n’est fausse que quand B est affirmée et A niée.
Plus de dix ans plus tard, qu’une implication soit vraie quand la prémisse est fausse était encore (est toujours pour nos élèves) fortement contre-intuitif, voire vigoureusement combattu, y compris par des professeurs de logique bien établis. En témoigne une polémique entre Lewis Carroll et John C. Wilson, dans les années 1890. Pour convaincre de la justesse de son point de vue, Lewis Carroll ne se contente pas de formalisme : il transforme le paradoxe apparent en un conte où deux oncles du narrateur se disputent pour savoir quel barbier est dans sa boutique. Cela donne un article célèbre dans la revue Mind : A logical paradox (1894).
Plus que la polémique et les nombreux commentaires qui ont suivi, c’est la technique pédagogique qui nous intéresse ici. Cette technique, Lewis Carroll y réfléchissait depuis longtemps. Mais ce n’est que dans les années 1890 qu’il la publie. Alors qu’il s’était soigneusement démarqué jusque là du célébrissime auteur d’Alice, Charles L. Dodgson décide, pour publier ses travaux de logique, de garder son nom de plume. Voici le frontispice et la page de titre de son cours de Symbolic Logic
À gauche, vous voyez un « syllogisme résolu » et son écriture symbolique dans le système de logique formelle concocté par l’auteur. Ce n’est pas ce système (bien oublié de nos jours) qui nous intéresse, mais le syllogisme lui-même.
Votre histoire sur votre rencontre avec le serpent de mer, me fait toujours bailler.
Je ne baille jamais, à moins que je ne sois en train d’écouter quelque chose totalement dénué d’intérêt.
Votre histoire sur votre rencontre avec le serpent de mer, est totalement dénuée d’intérêt.
Le style pédagogique de Lewis Carroll est là : humour, ironie et « nonsense ». Nous pensons tous les deux que cette recette peut motiver nos étudiants, et la première auteure a tenté l’expérience dans une classe de seconde et dans une classe préparatoire aux études supérieures (CPES). Dans le premier cas, ce sont des textes originaux qui ont été distribués aux élèves, et l’expérience a été réalisée en collaboration avec l’enseignante d’anglais de la classe. Nous renvoyons aux documents associés pour plus de détails. Nous proposons aussi une sélection d’exercices traduits de Symbolic Logic, qui nous paraissent mieux à même d’intéresser nos élèves que des exercices classiques. Un exemple ? Voici la version carrollienne de « Tous les hommes sont mortels… » :
Tous les chats comprennent le français.
Certains poulets sont des chats.
Donc certains poulets comprennent le français.