Les nouvelles technologies pour l’enseignement des mathématiques
Intégration des TICE dans l’enseignement des mathématiques

MathémaTICE, première revue en ligne destinée à promouvoir les TICE à travers l’enseignement des mathématiques.

Itinéraire d’une mathématicienne et enseignante de l’Université Tunis El Manar, le bonheur et les difficultés d’enseigner
Article mis en ligne le 4 juin 2023
dernière modification le 23 août 2023

par Olfa Yemen

Université Tunis El Manar



Quand Patrick Raffinat m’a proposé - quelques semaines après mon intégration au comité de rédaction de Mathématice - de rédiger un article ou je me présenterais en tant que mathématicienne tunisienne et enseignante de mathématiques en cycle préparatoires aux études d’ingénieurs (l’équivalent des CPGE en France), j’ai ressenti un véritable malaise.

En effet, je ne me voyais vraiment pas objet d’un article qui relaterait ma biographie et je n’imaginais pas que mon histoire pourrait intéresser des lectrices et des lecteurs qui cherchent dans Mathématice de nouvelles idées et des méthodes informatiques et pédagogiques innovantes pour améliorer leur enseignement des mathématiques.

Toutefois quand il m’a expliqué via un échange par mail sa vision de ce numéro 100% féminin et son envie de présenter différents profils de mathématiciennes à travers le monde, il a calmé mes scrupules et j’ai décidé de jouer le jeu !

Et donc, me voici : bonjour, je suis une mathématicienne tunisienne et j’enseigne en classe préparatoire [1]

Le jour où tout a commencé

C’était la fin des années 80. Durant cette période, j’étais une adolescente timide, romantique et qui écrivait de la poésie !!!!!

Fille d’une romancière connue en Tunisie et dans le monde arabe, je me voyais déjà célèbre écrivaine et/ou docteur en psychologie !!!

Bien que première de ma classe, je détestais la plupart des matières scientifiques, sauf les maths … Elles, c’était vraiment autre chose ... Pourtant, le jour où notre professeure d’arabe nous a informé des résultats des débats de nos enseignants durant le conseil de pré-orientation et qu’elle s’est adressée à moi en disant : « Olfa , tu seras bien sûr en section Math-Sciences », une véritable rage m’a envahie. Je n’arrivais pas à comprendre que mon enseignante de littérature puisse « me sacrifier », Moi, pour une carrière scientifique !!

C’était vraiment la vision chez nous à cette époque déjà ancienne (et encore aujourd’hui sans doute) : si tu es bon(ne) en sciences, t’as rien à faire dans une filière littéraire. La section lettres c’était pour les nuls, voire à la rigueur pour les moyens …. et tout ceci me révoltait.

Durant des jours, les discussions avec la famille et les enseignants sur le sujet n’ont pas cessé et je me rappelle très bien aujourd’hui ma dernière « dispute » avec mon prof de math, où je criais du haut de mes quatorze ans et de ma toute petite taille : « Il faut que vous sachiez que si je dois faire la section math - sciences, je ne ferai que des maths à la fac. »

On était à quatre ans du bac et quand il s’est lassé de me répéter que c’était trop tôt pour prendre une décision pareille, il s’est finalement tu en se disant probablement que ce n’était qu’un petit moment de révolte d’une jeune adolescente et que cela me passerait !.

Et pourtant ... Rien n’a changé, bien au contraire, cette passion que j’avais pour les mathématiques n’a cessé de croître, cette façon de les voir comme la meilleure, la vraie, voire l’unique Science, n’a cessé de s’accentuer.

Le jour où j’ai eu mon bac avec la meilleure note en mathématiques du gouvernorat, mes certitudes ont été confirmées. Toutefois, les critiques fusaient dans tous les sens.

En effet, hier et davantage encore aujourd’hui, le métier d’enseignant intègre ceux qui l’exercent dans la classe moyenne de la société tunisienne. La question qui intriguait et que tout le monde me posait : « Comment se fait-il qu’avec d’aussi bons résultats et de telles possibilités, tu ne choisisses pas un métier plus prestigieux, pourquoi pas des études de médecine ou à la rigueur d’ingénieur ? »

En fait, ce que personne ne comprenait (sauf mes parents peut être et surtout mon père, un des enseignants les plus consciencieux et des plus intègres de sa génération), c’est qu’une nouvelle passion s’était ajoutée à celle des mathématiques et me poussait vers ce choix : la passion de l’enseignement. Une nouvelle passion qui vient renforcer la première et précise l’image que je me faisais de mon avenir : une enseignante de mathématiques, une personne qui aime et qui fait aimer cette science qui l’éblouit, l’épate et la passionne….

Les études universitaires et le parcours du combattant

En intégrant la faculté, j’ai découvert que faire une maîtrise de mathématiques n’était pas aussi facile que le croyait initialement l’adolescente naïve que j’étais. La faculté de sciences de Bizerte (très belle ville côtière au nord de la Tunisie soit dit en passant), et dans laquelle je faisais mes études, est passée au cours de ma première année du statut d’École Normale Supérieure à celui de Faculté des Sciences (à priori, la raison non dévoilée était le coût élevé d’une École Normale).


Faculté des Sciences de Bizerte

Malgré un changement de statut administratif et juridique, le rythme des études, la difficulté des examens et la sélection des étudiants sont restés les mêmes.

Aujourd’hui encore je me rappelle que ces années étaient parmi les plus difficiles de ma vie et que là encore, c’est la passion des mathématiques qui m’a aidée à les surmonter.

Le parcours du combattant s’est poursuivi avec mes premières années de recherche en Tunisie. C’était la fin des années 90 et pendant ce temps-là, la communication avec le reste du monde et la communauté scientifique via Internet n’était pas vraiment d’actualité en Tunisie. Ceci et plein d’autres raisons encore ont fait de la recherche pendant cette période une activité difficile et presque démoralisante. En fait, je travaillais avec acharnement sur un sujet de thèse portant sur la théorie des nombres, sans obtenir de résultats et sans comprendre l’impact de cette recherche sur le progrès scientifique, ce qui me frustrait considérablement.

Toutefois, je pense maintenant que cette période a fait de moi la combattante que je suis actuellement et m’a appris cette devise que j’essaie toujours de transmettre à mes étudiants : « Il est normal de tomber, l’essentiel c’est de se relever et de continuer … »

En effet, c’est comme cela que j’ai décidé en 2007 - alors que j’étais déjà mère de deux enfants dont l’une était un nouveau-né - de commencer une nouvelle thèse dans le cadre d’une cotutelle entre l’Université Sophia Antipolis à Nice et l’Université Tunis El Manar, sur les codes correcteurs d’erreurs, un sujet d’actualité qui me passionnait. Et c’est ainsi que la recherche a repris des couleurs dans ma vie….

Ma thèse [2] a été soutenue le 19 janvier 2013 avec une mention très honorable et les félicitations du jury.

Morale de l’histoire : « Il est normal de tomber, l’essentiel c’est de se relever et de continuer … »

Enseigner en Prépa...

J’ai intégré la prépa comme enseignante universitaire depuis 1998, d’abord à l’Institut préparatoire aux études d’ingénieurs de Monastir comme assistante universitaire, puis à l’Institut Préparatoire aux études d’ingénieurs El Manar depuis presque une vingtaine d’années en tant que Maîtresse-assistante universitaire (l’équivalent du statut de Maîtresse de conférences en France). Dès le premier jour, j’ai découvert qu’enseigner en prépa représentait une grande responsabilité. En effet, outre le fait d’être en face d’une élite de la masse estudiantine du pays, il faut amener cette élite lentement mais sûrement à la passation d’un concours tunisien, ou français pour plusieurs d’entre eux (concours d’entrée aux Grandes Écoles d’Ingénieurs), qui est connu comme étant l’un des plus difficiles du pays et dans le monde.

Ainsi, j’ai vite compris qu’à ma place, je devrais être en même temps une enseignante, une guide , une éducatrice, une coach, une animatrice et même parfois une « maman »...

... avec une pédagogie active

La définition du mot « enseigner » dans le dictionnaire le Robert est formulée ainsi : « Transmettre à un élève des connaissances et/ou des techniques de façon qu’il comprenne et assimile. »

Toutefois, nous, enseignants de mathématiques, savons pertinemment que la mission n’est pas aussi simple. Cette mission est encore plus difficile dans mon cas étant donné que le programme d’algèbre que j’enseigne en première année de prépa (Math Sup) est à la fois très chargé, avec une obligation morale de le terminer, et très théorique puisqu’il parcourt les fondamentaux de l’algèbre générale et linéaire.

C’est comme ça que je me suis impliquée au fil des années à changer ma méthode d’enseignement, à la faire évoluer afin de réussir à passer une information et une connaissance bien assimilées tout en gardant mes étudiants éveillés et motivés tout au long d’une séance d’algèbre qui présente un cours difficile et théorique.

Initialement, et vu le plan d’études en prépa, je fais un cours-TD intégré réparti en 4 heures de cours et 2 heures de travaux dirigés par semaine. Dès le premier jour de l’année, j’explique à mes étudiants qu’ils sont maîtres de leur séance de TD. L’idée est en fait qu’ils passent au tableau à tour de rôle pour présenter la correction des exercices proposés. Mon rôle durant cette séance - et il n’est pas le moindre - consiste à encadrer, diriger et corriger éventuellement ce qui est écrit au tableau via un dialogue interactif avec l’étudiant en charge de rédiger la correction au tableau et tous ses camarades, tout en circulant entre les tables afin de jeter un coup d’œil sur les travaux des autres étudiants et de répondre à leurs éventuelles questions. Ceci a fait de mes séances de TD des séances actives où l’information passe dans un climat d’échanges et de partage.

Les séances de cours étant naturellement plus difficiles à animer, j’essaye quand même de les rendre aussi agréables et éveillées que possible, dans la limite de ce que me permet un programme aussi théorique que celui de l’algèbre en prépa. Une de mes méthodes préférées dans ce contexte c’est de simuler des erreurs au tableau !!!!

Eh, oui. En effet, très souvent après avoir démontré un théorème très important de mon cours, je me dirige vers le tableau et j’écris avec toute l’assurance du monde une remarque en relation avec ce théorème, mais qui est subtilement fausse. Une fois la remarque écrite, je m’adresse à mes étudiants en les questionnant si tout va bien et s’ils ont tout compris . Évidemment, j’ai droit au classique et immédiat : « Oui, Madame » ! Et là, retour au tableau où j’inscris un petit exercice ou un exemple qui montre l’aberration de la remarque. Alors et tout à mon bonheur, j’ai affaire à plein de regards perplexes puis éveillés et un sublime regain d’animation qui remplit la classe.

Exemple d’une situation


J’ai constaté à travers les années que ces remarques « entachées d’erreurs », écrites au tableau sont, dans de nombreux cas, plus bénéfiques à mes étudiants que toutes les explications de cours que je pourrais leur donner. D’ailleurs, quand j’essaye à nouveau de les faire tomber dans le même piège, ils me répondent immédiatement d’un ton moqueur : « Non, ça on le sait Madame, on a déjà vu un contre-exemple. »

Des essais pour un meilleur enseignement

Plus les années passent, plus cette passion pour l’enseignement se confirme, malgré la difficulté du programme de prépa. Elle me pousse à chercher de nouvelles méthodes afin d’atteindre mes objectifs d’apprentissage : un contenu assimilé et compris par des étudiants bien formés, mais travaillant dans un climat serein et paisible.

Ainsi, j’essayais de participer de plus en plus souvent à des séminaires, des webinaires ou des formations traitant des nouvelles pédagogies actives, avec une avidité d’apprendre. Dans ce cadre, et lors du forum international de l’éducation qui a eu lieu l’an passé à Hammamet (une autre jolie ville touristique de la Tunisie), un des intervenants m’a intriguée en déclarant que, d’après de récentes études, le dessin peut être utilisé comme l’une des meilleures méthodes d’apprentissage.

De retour à Tunis, j’ai eu l’idée d’ offrir à mes étudiants une séance de « révision-jeu » . En effet, ils venaient de passer leur première semaine de devoirs surveillés et ils rentraient donc en classe fatigués et démoralisés.

Sur le chemin de retour à la maison, je leur ai envoyé un message leur demandant tout simplement d’emmener avec eux lundi matin tout ce qu’ils avaient comme feutres, crayons de couleurs et fluorescents et je me suis arrêtée dans une librairie pour acheter quatre grandes feuilles de dessin.

Le lendemain, en me dirigeant vers ma salle de classe, j’étais un peu stressée. En fait, j’avais peur que mes étudiants (de jeunes adultes...) n’arriveraient pas à intégrer ou à bien jouer le jeu. Bien au contraire, je les ai trouvés à la porte de la classe super excités, bien qu’intrigués par la démarche en perspective. Une fois à l’intérieur de la salle, je leur ai demandé de réagencer les tables de façon que ça soit propice à un travail par groupes, puis je leur ai expliqué l’activité préparée pour eux.

Il faut dire que juste avant de rendre leurs devoirs, j’avais déjà enseigné le cours : structures algébriques (un chapitre hyper abstrait où on traitait les lois de composition interne dans un ensemble et les différentes structures algébriques qu’elles peuvent générer) et qui n’était pas inclus dans le sujet de devoir. Je leur ai donc demandé de me présenter une révision des deux dernières séances sous forme d’un dessin .

Répartis en 4 groupes de 6 étudiants chacun, ils ont commencé d’abord par discuter entre eux et avec moi des différentes définitions du cours, de leurs connexions et de comment les concevoir en dessins et puis « la gouache a coulé à flot ».....

Après avoir terminé leurs dessins, chaque groupe d’étudiants a présenté son « œuvre » en expliquant le pourquoi de ses choix de dessins. S’en sont suivies des discussions passionnées sur le degré de vérité « scientifique » de leurs métaphores respectives.

C’était vraiment une séance fantastique, joyeuse et très motivante et je peux confirmer aujourd’hui que c’était une de mes plus belles séances de « cours ».
Je note enfin que j’ai profité de cette séance pour présenter la notion de carte conceptuelle à mes étudiants, un outil qu’ils ne connaissaient pas et que j’avais aimé qu’ils apprennent à utiliser.

Je peux également confier toutefois, que j’avais quand même un peu peur de « perdre » une heure de cours, moi qui enseigne en prépa, et qui suis confrontée à un programme chargé à terminer. Or, nombre de mes étudiants m’ont dit à la fin de la séance que c’est au cours de cette séance – seulement - qu’ils ont vraiment bien compris un cours que j’ai passé deux séances à essayer à leur expliquer . Cette confession m’a, en fait, laissé dans un état d’esprit rempli de sentiments contradictoires : d’un côté, j’étais secrètement déçue par le fait que tous mes efforts n’ont pas suffi pour que mes étudiants comprennent le cours et d’un autre côté très surprise et hyper heureuse que finalement une séance de « dessin » ait fait l’affaire.

Ainsi, je constate à partir de mon expérience, qu’enseigner en prépa demande qu’on trouve le juste équilibre entre transmettre les connaissances, réussir à les faire assimiler par les étudiants, les amener à la capacité de raisonner, de synthétiser et d’utiliser tout ce qu’ils ont appris, jongler avec le facteur temps et protéger ces jeunes étudiants d’un climat qui peut être nuisible pour leur santé mentale et physique et qui peut paradoxalement empêcher leur réussite. Une forme de quadrature du cercle....

De nouvelles aventures

Ces dernières années, j’ai commencé à aspirer à de nouveaux horizons mais toujours entre mes deux passions : les mathématiques et l’enseignement.

Ainsi, j’ai réussi en premier lieu à publier un livre de problèmes d’algèbre pour la première année de prépa chez l’éditeur français Cépaduès.

J’ai en effet toujours voulu proposer des problèmes de synthèse à mes étudiants de première année, semblables à ceux qu’ils auront à affronter à la fin de leur deuxième année, dans les concours d’entrée aux grandes écoles d’ingénieurs, des problèmes que j’arrive difficilement à trouver dans la littérature existante.

Après deux ans de travail acharné, j’ai pu rédiger 10 longs problèmes de synthèse accompagnés chacun de quelques pages d’indications, d’une correction détaillée et d’une fiche synthétique de tout ce que l’étudiant a pu apprendre du problème en question. Que les éditions Cépaduès en soient remerciées..

Le voyage continue actuellement à l’Université libre de Bruxelles où j’ai été sélectionnée pour intégrer une formation en pédagogie universitaire numérique, un voyage intense et captivant qui m’emmènera je l’espère et je le sens vers un meilleur enseignement pour le plus grand bonheur de mes étudiants …

Bizerte, ville haute en couleurs...