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Intégration des TICE dans l’enseignement des mathématiques

MathémaTICE, première revue en ligne destinée à promouvoir les TICE à travers l’enseignement des mathématiques.

De l’insuffisance chronique à l’excellence partagée et en mouvement
Article mis en ligne le 9 juillet 2023
dernière modification le 20 octobre 2023

par Gérard Kuntz

En mémoire de ma compagne, avec qui nous avons suivi le besogneux parcours scolaire de Mattéo, de la Maternelle à la fin du Collège, avant d’assister, incrédules et sidérés, à sa métamorphose et à son improbable envol au sein des Compagnons du Devoir...






Mattéo eut dès la Maternelle, un rapport difficile et ambivalent avec l’École, malgré la valorisation sans réserves que lui accordaient ses parents [1], tous deux cadres d’entreprises. Le petit garçon vif et joueur ressentit d’emblée l’univers scolaire de son coquet village alsacien comme très contraignant et privatif de la liberté qu’il avait connue dans la famille au cours de ses premières années. Il peina dès lors à s’habituer à la discipline qui y régnait de trop longues heures (à son gré), profitant au mieux des diversions qui les rendaient plus supportables [2]. Faut-il préciser que ses résultats, sans être catastrophiques, n’avaient rien d’exaltant ?

Un incident compliqua encore la situation : Mattéo peinait dans des activités manuelles de découpage. Les « bonhommes » découpés présentaient des lacunes que la maîtresse s’efforça de rectifier. Ces lacunes reflétaient sans doute le malaise scolaire de notre petit bonhomme, par ailleurs fort habile dans son univers familial !

N’obtenant pas d’améliorations, la maîtresse considéra que Mattéo rencontrait un problème du genre « dys » et fit appel à une psychologue du Rectorat qui se déplaça pour évaluer la situation. Elle conclut qu’une aide ponctuelle suffirait dans un premier temps et prescrivit quelques heures de soutien placés en fin de journée à l’école.

Le désir d’aider Mattéo à progresser eut comme résultat principal un sentiment de punition (on l’obligeait à prolonger encore les déjà très longues heures passées à l’école) et à ancrer dans son esprit le dangereux sentiment de ne pas être à la hauteur : « insuffisant », le mot qui évaluait une simple activité de découpage fut vécu comme s’appliquant à sa personne. Il perçut désormais, non sans raison, l’école comme le lieu où il serait jugé insuffisant !

L’école primaire se déroula sur le même mode, méfiant et vaguement douloureux, sans enthousiasme, avec des résultats moyens et en dent de scie, souvent évalués comme « insuffisants ». Il est vrai que Mattéo faisait partie de tout un groupe du même acabit, il ne détonnait pas vraiment dans le paysage !

La situation se prolongea (comment aurait-il pu en être autrement ?) au Collège. Les parents furent alertés par les professeurs au sujet des lacunes cumulées dans les connaissances et les compétences dont Mattéo faisaient preuve en classe. Il compensait une réputation commençante de « petit cancre » par celle, souriante, « d’amuseur public et sympathique de la classe ».

Les parents (et les grands-parents) intervinrent par une aide intensive et quotidienne aux devoirs que Mattéo appréciait très moyennement. Après leur journée de travail, ils s’attelaient à l’aider, à le dépanner, mais sans grand résultat et avec une pénibilité certaine. Car au fond, Mattéo n’a jamais manqué de capacités intellectuelles, ni d’intelligence. Il lui manquait l’envie de se plonger dans les rébarbatives matières scolaires, la motivation minimale pour s’y intéresser. Les séances devinrent rapidement une galère quotidienne pour Mattéo et ses parents, sans résultats tangibles au Collège.

Parallèlement à sa vie de collégien « en difficulté », Mattéo développa un univers personnel où il excella rapidement, dans des domaines très différents, loin de la sphère scolaire.

  • Il découvrit le monocycle et progressa de façon fulgurante (grâce à un club et à son extrême investissement) dans cette pratique d’équilibre particulièrement délicate. Des compétitions locales, il passa au niveau national où, soutenu par ses parents, il gagna coupes et médailles !
    D’insuffisant, le jugement glissa vers remarquable, excellent ! On vit d’autant mieux qu’on a dans l’existence au moins un domaine d’excellence.
  • La famille de Mattéo avait un engagement de grande envergure dans l’action humanitaire, la lutte contre certaines maladies orphelines. Mattéo s’y engagea sans réserves, contribuant avec une générosité marquée aux rencontres destinées à informer le public et à recueillir des fonds. On le trouvait comme responsable de stand, animateur d’activités récréatives (où le monocycle fut réinvesti), homme à tout faire dans la préparation des rencontres et dans le rangement après les manifestations. Là encore, le mot excellence s’applique !
    Mattéo y apprit et y manifesta une générosité peu commune pour des adolescents de cet âge et un remarquable sens de l’organisation. Cela prendra une grande importance pour son orientation future.
Les débuts du petit Mattéo sur monocycle en 2012...

Connaissant Mattéo sous ses diverses facettes, je ne doutais pas que ses nombreuses qualités (techniques et humaines) allaient se manifester dès lors qu’il rencontrerait des situations favorables et des courants ascendants qui contribueraient à les révéler et à réduire peu à peu ses insuffisances. J’avais l’avantage d’embrasser d’un seul regard l’ensemble des qualités potentielles de Mattéo, là ou ses professeurs le détaillaient et le jugeaient par matières, en ignorant des pans entiers de sa personnalité.

Le moment de vérité et de bifurcation se présenta à la fin du Collège qui s’acheva par une étonnante mention Assez Bien au Brevet des Collèges, en relative contradiction avec toutes les insuffisances soulignées...

Il fallait décider de la suite. Les parents proposèrent à Mattéo :

  • Une entrée en Seconde dans un Lycée général et technologique ? Ce fut un Niet ferme et définitif : ne prolonger à aucun prix la longue pénibilité de l’École et du Collège ;
  • Alors peut-être un Lycée Professionnel ? Même Niet, sans discussion possible ;
  • Mais une contre-proposition étonnante, et une grande détermination : « Je vais chercher, je trouverai ! ».

Commença alors le marathon des portes-ouvertes dans d’innombrables formations en vue de trouver la perle rare. Ses parents l’y accompagnèrent avec assiduité, pour l’encourager et l’aider de leurs conseils (et lui éviter de possibles impasses).

Celle des Compagnons du Devoir et du Tour de France fut décisive.

  • Mattéo y découvrit des formations en alternance, dans les Maisons des Compagnons pour l’hébergement et la partie scolaire (préparation du CAP), et en entreprise pour l’apprentissage d’un métier ;
  • Le voyage en était partie intégrante, de Maison des Compagnons en Maison des Compagnons, à travers la France et au-delà ;
  • Le rôle de la communauté était souligné au sein des maisons des Compagnons, au contact des anciens comme des plus jeunes, et avec la variété des métiers représentés ;
  • Enfin, la formation était conçue en forme d’initiation, en deux étapes principales :
    • l’Adoption, une cérémonie fraternelle et joyeuse avec les apprentis retenus, qui marque le départ du Tour de France . Au cours de cette cérémonie, celui ou celle qui devient alors Aspirant(e) rejoint une communauté et commence à forger en son sein une conscience professionnelle et la connaissance du métier ;
    • la Réception, à travers la réalisation d’un travail du même nom (parfois appelé, à tort, chef-d’œuvre ), et lors de laquelle l’Aspirant(e), qui est resté(e) fidèle à la route qu’il/elle a choisi et à sa volonté de sans cesse progresser, devient Compagnon du Devoir.


Beaucoup de jeunes auraient reculé devant des exigences et des contraintes aussi fortes : rien que la vie en communauté pouvait être un élément rédhibitoire, surtout lorsqu’elle est appelée à se prolonger durant plusieurs années...

La maturité de Mattéo (que personne ne lui avait supposée...) se manifesta alors, car il comprit que ce type de formation représentait une chance pour lui : échapper à la vie scolaire classique dont il avait souffert, voyager (malgré les inconvénients que ce mode de vie allait créer) pour y vivre des relations fortes, toutes générations mêlées, en apprenant un métier sous la conduite de professionnels reconnus ; même la mystérieuse initiation lui parut enviable... Car si tout se passait bien, il entrerait dans une société prestigieuse, où il pourrait déployer sa technicité et sa générosité.

Il posa donc sa candidature en menuiserie, le métier qu’il souhaitait apprendre (sans en avoir d’expérience précise).

Alors commença une période délicate d’observation et d’apprentissage pour Mattéo et sa famille. Car avant l’Adoption par les Compagnons, il lui fallait faire ses preuves pour qu’ils l’adoubent et entreprennent sa formation au long cours.


En route vers l’adoption

Il fallait d’abord qu’il trouve une entreprise qui veuille bien l’encadrer en tant qu’apprenti. La période n’était pas vraiment favorable et bien des entreprises contactées refusèrent de lui proposer un contrat. Son père qui travaillait dans une entreprise de matériaux finit par en trouver une, prête à l’accueillir et à l’encadrer en binôme avec les Compagnons. Elle était malheureusement située relativement loin de son domicile et aucun transport en commun ne pouvait l’y amener et l’en ramener. De plus l’embauche se passait tantôt à six heures du matin, tantôt à treize heures, avec un retour à vingt heures. Mattéo s’est plié à ces horaires sans rechigner et la famille, grands-parents compris, s’est relayée pour les fastidieux allers/retours quotidiens en voiture...

Les deux premières années, six semaines en entreprise étaient suivies par deux autres en internat à Strasbourg, à la Maison des Compagnons pour la formation générale [3]. Le tout sous le regard attentif du chef d’entreprise et de la responsable des études des Compagnons, en étroite relation.

Mattéo fut rapidement rappelé à la réalité à la fois dans l’entreprise et dans la formation générale, mais pour des raisons différentes.

  • Dans l’entreprise, il était à l’aise, mais avec une certaine suffisance, frein pour apprendre et se perfectionner ;
  • dans la formation générale on lui reprocha un évident manque d’implication...

Deux alertes furent envoyées à la famille en guise d’avertissement : sauf redressement rapide de la situation, il serait mis fin à son contrat d’apprentissage. Ce serait aussi la fin du rêve d’un avenir chez les Compagnons [4].

Mattéo sentit le vent du boulet : il comprit que, contrairement à son expérience en Collège, l’avertissement risquait d’être suivi d’un effet dévastateur. Il avait suffisamment de maturité pour se faire mal en vue de redresser la situation sur les deux fronts. Le changement d’attitude fut reconnu et apprécié, mettant pour l’instant [5] fin au risque.

Mais plusieurs autres recrues se virent signifier la fin de leur période d’essai pour manque d’implication en entreprise et/ou en formation générale. La formation offerte ne pouvait en aucun cas se faire au rabais. Il fallait rechercher la qualité, voire l’excellence et cela dans les deux domaines. Ce fut le cas de la moitié des postulants qui ne furent jamais adoptés...

La cérémonie d’adoption, interne aux Compagnons (avec invitation aux familles des apprentis) marqua une étape très importante pour Mattéo Les photos de la journée montrent un grand garçon (il a pris de nombreux centimètres et de la barbe depuis le Collège !) très fier de recevoir les insignes de sa nouvelle situation dans la confrérie et de prononcer ses engagements. On y lit même une certaine gravité et la prise de conscience d’un engagement collectif dans une nouvelle vie, où les valeurs seront essentielles. Un tuteur, professionnel reconnu, et ancien parmi les Compagnons l’assistera durant le Tour de France qui commence et l’aidera dans d’éventuelles difficultés.

Toute la cérémonie confirme au nouvel aspirant que ses Compagnons (jeunes ou aguerris) apprécient son récent parcours et l’accompagneront dans les étapes suivantes.

Désormais, il n’est plus jugé « insuffisant »..., ses qualités morales, intellectuelles et techniques sont reconnues et seront développées au contact des autres, dans un vaste brassage intergénérationnel et interrégional, tout au long du Tour de France qui commence. Dans un tel climat, où l’ennui n’a pas sa place, Mattéo ne pourra que progresser. Les puissants courants ascendants sont en place et le mèneront haut et loin.

Jour d’Adoption : le nouvel aspirant,
avec ses signes distinctifs, la canne et la couleur

Le long Tour de France de l’aspirant et la lente acquisition des symboles et des valeurs

Le Tour de France est une période de 3 à 4 ans au cours de laquelle les aspirants approfondissent leur formation en changeant tous les ans de région et de maison des Compagnons, dans lesquelles ils vivent en communauté. La mobilité est au cœur même de la formation.

Le compagnonnage repose sur des principes moraux communs, par exemple la fidélité au groupe, l’honnêteté, la fraternité, le courage, la générosité, la discipline et la patience. En plus de ces valeurs communes acceptées, chaque corps de métier dispose d’une identité et de symboles forts.

Les aspirants sont désormais plongés dans les entreprises et les corps de métiers qu’ils ont choisis. Les différents séjours de Mattéo ont été contrariés et bouleversés par la pandémie et les fermetures d’entreprises et d’hébergements collectifs. Les durées d’un an ont été dans certains cas écourtées.

Il a été successivement hébergé dans les Maisons des Compagnons à Champs-sur-Marne, Labruguière (près de Castres), Toulouse et Romans-sur-Isère (Drôme).

Dans toute cette longue période, le rythme des formations est intense : l’alternance reste de mise, 6 semaines en entreprise et 2 semaines en formation générale, pour y préparer le CAP [6].

  • En entreprise, l’aspirant passe la journée à travailler, comme un salarié ;
  • Le soir, de 19h à 19h30, dîner avec le reste des Compagnons ;
  • De 20h à 22h, cours du soir et débats. A partir de là, quartier libre ;
  • Le samedi est consacré à des cours ou à des travaux sur des maquettes (projets en vue des examens et concours comme Meilleur(e) Apprenti(e) de France , Olympiades des métiers (Mattéo y a participé quand il était à Champs sur Marne : il a été classé troisième sur le plan régional), Meilleur Ouvrier de France ou Meilleur Artisan de France ou sur tout autre projet ) ;
  • Le dimanche est libre.

Dès la première année chez les Compagnons, l’apprenti ou l’aspirant touchent 60% du SMIC. Ils paient une pension annuelle qui couvre le logement et la nourriture, qu’ils soit apprentis ou en Tour de France. Les déplacements des Maisons des Compagnons vers l’entreprise sont pris en charge par la structure. L’autonomie n’est pas un vain mot !

Le Tour de France de Mattéo s’est achevé par un long séjour à Mont Tremblant dans les Laurentides ... au Québec (à une heure de Montréal), où il s’est familiarisé avec d’autres manières d’exercer la profession et où il a posé de nouveaux regards sur les techniques et les traditions humaines de nos « cousins ».


La cérémonie de Réception du nouveau Compagnon

Pour Mattéo, cette cérémonie qui marque l’entrée définitive chez les Compagnons du Devoir vient d’avoir lieu durant son récent séjour au Québec ! Et ce ne fut pas une formalité : une journée entière a été consacrée (avec l’équipe qui l’a encadré) à faire le bilan de ces années de formation et à évaluer le fameux « chef-d’œuvre » qui montre la maîtrise professionnelle du postulant. L’excellence de Mattéo fut constatée, tant du point de vue de la technicité que du comportement et des valeurs.

L’aspirant, quelques jours avant la Réception, fignole son chef d’œuvre :
Une table d’architecte exclusivement en bois (éclairage compris)

Épilogue, en forme de nouveau départ

Mattéo envisage désormais de revenir en France, d’abord pour compléter durant un an sa formation sur les machines numériques, à la Maison des Compagnons à Auxerre. Le chef d’entreprise, responsable de cette formation, recevra le budget nécessaire de la part de l’État.

Il a choisi cette ville pour y découvrir le patrimoine de la Bourgogne/Franche-Comté, qu’il sait proche de celui d’Alsace (sans le connaître vraiment).

Mais simultanément, il y prendra aussi ce que l’on appelle des « Gâches », au sein de la Maison des Compagnons. Ce sont des tâches qui vont des plus banales au plus complexes et que chaque apprenti, aspirant et compagnon assurent pour le bon fonctionnement de la Maison qui les héberge. Mais il sera surtout responsable, en cours du soir et du samedi, de la progression des aspirant(e)s et des apprenti(e)s en leur donnant certains cours et en veillant sur leur évolution.

Transmettre ce qu’on a reçu est une seconde nature des Compagnons... Et cela donne sens à leur vie.

C’est aussi pour Mattéo le moment de commencer à réfléchir à un futur projet professionnel.

Le champ est immense : pour un Compagnon du Devoir, les opportunités professionnelles sont nombreuses et diverses : artisanat, industrie, recherche et développement, commerce, formation, encadrement, création d’entreprises, chantiers, parfois prestigieux (ils ont particulièrement brillé sur celui du sauvetage et de la reconstruction de Notre-Dame) etc. aussi bien en France qu’au niveau international (1010 Compagnons vivent et travaillent hors de France).


Conclusion, en forme d’esquisse...

Il reste à s’interroger sur ce que l’histoire de Mattéo (et de ses très nombreux semblables au fil des ans...) pourrait inspirer à l’Éducation Nationale pour éviter (réduire en tous cas) les très nombreuses démobilisations que tous les enseignants constatent dans leurs classes.

A première vue, les deux univers semblent de conception et de nature si différentes que très peu de choses paraissent transférables de l’un à l’autre. C’est sans doute trop céder au pessimisme.

Un enseignement professionnel rénové où les élèves n’entreraient pas par défaut et qui pratiquerait largement l’alternance pourrait obtenir l’adhésion d’une partie de la population scolaire. Une formation alternant deux univers (l’école et l’entreprise) contribue à casser l’impression de monotonie et d’ennui qui accable beaucoup d’élèves. Encore faudrait-il que les parents ne ressentent plus l’univers professionnel comme une punition et que les entreprises deviennent véritablement accueillantes aux apprentis, malgré un climat de forte concurrence et de recherche exacerbée de productivité. Cela supposerait aussi que les apprentis aient vraiment envie d’apprendre... (ce problème se pose dans les deux organisations avec beaucoup de pertes en ligne...).

Impossible cependant d’importer clairement dans l’Éducation Nationale un système de valeurs et de symboles, d’insister sur le rôle de la communauté (même le travail en groupe y est vaguement suspect [7]) et d’introduire de façon intensive le bénévolat... Les uns y voient une grande force, les autres une forme d’organisation vaguement sectaire et idéologique...

Mais alors pourquoi des élèves en difficulté au Collège s’épanouissent-ils dans cette structure à fortes contraintes ? Pourquoi Mattéo a-t-il soudain pris son envol, s’accommodant d’un univers que d’aucuns qualifieraient de « concentrationnaire » ?

Je conjecture que les réponses à ces interrogations se trouvent essentiellement dans l’engagement humanitaire familial. Mattéo y a découvert très jeune la maladie, la souffrance d’enfants, leur vie précaire et parfois brève. Il y a aussi côtoyé des hommes, des femmes et des enfants mobilisés, non sans résultats [8], pour leur venir en aide et espérer à terme, changer leur condition. La gratuité et le bénévolat sont des moteurs essentiels des associations. Et ceux qui s’y engagent y trouvent souvent du sens à leur vie.

Son passé de sportif n’est évidemment pas étranger à sa capacité de mobilisation et d’acceptation des contraintes : dompter un monocycle récalcitrant jusqu’à réaliser des figures artistiques, ou des sports collectifs, demande une longue pratique d’essais/erreurs (avec des chutes et des blessures). Jusqu’à arriver à un stade où le plaisir peut s’exprimer, discrètement d’abord, sans retenue ensuite [9]. La pratique sportive et artistique lui ont appris que le plaisir est second et conditionné par un effort préalable, intense et durable.

L’Éducation Nationale pourrait sans bouleversements majeurs renforcer ses formations dans ces deux perspectives :
 Donner au sport une valeur au-delà des seules performances, le faire vivre comme dépassement et réalisation de soi [10] ;
 Inviter des associations à s’y exprimer et à y défendre altruisme et don de soi ne serait pas très coûteux et pourrait s’avérer un apport considérable dans une formation qui dépasserait le seul cadre scolaire.

Cette ouverture plus large est assurée dès maintenant dans le système éducatif un peu cahotant, par des enseignants aux talents, au charisme et à l’engagement particulièrement exceptionnels. Qui n’a entendu évoquer par d’anciens élèves tel(le) professeur(e) qui a marqué et orienté toute leur vie par l’enseignement qu’ils ont dispensé et par l’exemple qu’ils ont donné ?

Mais ils sont évidemment minoritaires et ils serait absurde d’attendre d’eux des miracles ! Mais en tirer des enseignements pour introduire davantage de densité humaine, faire comprendre que le diplôme n’est pas le but ultime et qu’un diplômé étriqué peut à son tour faire souffrir des années durant des foules de subordonnés, voilà un projet que le système éducatif pourrait faire sien sans révolution et avec une probable efficacité.

Les Compagnons ont introduit ces idées et ces comportements avec détermination, fierté et à haute dose dans leurs formations. Il faut leur reconnaître de réels succès : les femmes et les hommes qui en sortent ont souvent une stature technique et humaine exceptionnelles. S’en inspirer dans ce qu’ils ont de meilleur pourrait réduire les défections du système éducatif et multiplier les petits miracles comme celui que nous avons relaté.


Quelques sites à propos des Compagnons du Devoir et du Tour de France

 https://compagnons-du-devoir.com/
 https://compagnons-du-devoir.com/nos-maisons-et-cfa/
 https://Compagnons-du-devoir.com/se-former/devenir-Compagnon-du-devoir/
 https://buzzles.org/2014/03/26/premiere-etape-pour-devenir-Compagnon/
 https://objectif-reussite-edhec.org/partons-a-la-rencontre-dun-Compagnon-du-devoir/
 https://www.museecompagnonnage.fr/
 https://www.museeCompagnonnage.fr/le-Compagnonnage/lesprit/la-reception


Un intéressant complément à cet article

Sarah Leleu, une de nos brillantes autrices habituelles, nous a fait l’amitié de réflexions qui enrichissent l’article et y apportent un regard complémentaire. Nous les publions bien volontiers et y adhèrons profondément.

Des Mattéo, j’en ai vu passer quelques uns dans dans ma classe... Pour chacun d’entre eux, je me suis toujours dit qu’il aurait suffi de pas grand chose pour que leur trajectoire bascule - d’un côté comme de l’autre. De l’écoute, de la patience, de l’affection, du dialogue, du cadre.
Le système scolaire tel qu’il existe n’est évidemment pas fait pour tout le monde, il est bien trop formaté, il manque d’ouverture et de souplesse, et globalement, d’écoute et d’humanité. Je n’irai pas jusqu’à parler d’amour, mais la question n’est pas absurde.
Une réelle attention aux élèves permettrait de mieux les connaître, pour peu que la pédagogie puisse être assez différenciée et que suffisamment de liberté puisse être prise avec les programmes pour mettre en évidence les qualités de chacun et les cultiver. 
Un rendez-vous d’une demi heure chez une conseillère d’orientation ne suffit évidemment pas pour décider de l’avenir de jeunes qui ne savent pas qui ils sont, ni où ils vont. 
 
Outre la question de l’orientation, qui est vraiment à réfléchir, il y a la rigidité de l’enseignement au quotidien, trop théorique, trop uniforme, le manque de différenciation, et le problème de l’évaluation, qui saucissonne les apprentissages et les compétences sans leur donner de sens. 
 
A cela s’ajoutent des dysfonctionnements que je ne m’explique pas : j’ai suivi un élève, T., pendant deux ans, un élève intelligent sans nul doute, attachant, drôle... mais tellement en marge des attentes statiques de l’école qu’il a vite été étiqueté comme un sale gosse imbécile. Il a retrouvé ce statut dès qu’il a quitté ma classe. Les années suivantes ont été encore plus terribles pour lui. Hyperactif, dyslexique, ses troubles n’ont pas été reconnus, ni pris en compte : il a réagi très fort par un comportement éruptif qu’on lui a chèrement fait payer. En représailles, on lui a refusé une orientation précoce, quand il n’aspirait qu’à échapper enfin à ses tortionnaires. On lui a donc infligé une année de plus dans sa prison, pour le punir de n’être pas adapté à des exigences auxquelles il était incapable de se conformer, quand il aurait pu exercer son intelligence pratique et relationnelle dans d’autres domaines. Par la suite, il n’a pas été aidé non plus, quand bien même la filière choisie lui plaisait : le parcours de ces jeunes est bien souvent déterminé par les adultes auxquels ils sont confiés. On n’imagine pas les souffrances de ces enfants, de ces jeunes, déconsidérés, qui n’ont l’impression d’être à leur place nulle part. Mon T., en CE1, 7 ans, m’arrivait déjà en me disant « de toute façon, je suis toujours dans les nuls ». Je lui ai interdit ce mot, mais d’autres que moi se sont chargés de le réhabiliter, comme si c’était le seul possible pour le décrire. Quelle vie d’adulte, quelle place dans la société leur prépare-t-on ? Celle de personnes condamnées à rester à la marge au mépris de tous ceux qui eux, ont réussi à se glisser dans le moule ? 
 
A l’heure où l’on empile violence sur violence, violence policière, violence délinquante, violence sociale, où l’on remet allègrement en cause le monde éducatif - c’est-à-dire les parents et l’école- en oubliant que l’éducation est la grande mission de la société dans sa globalité, il faudrait sans doute s’interroger sérieusement sur la place que l’on accepte d’accorder à chacun. C’est évidemment une décision politique. Toutes les bonnes volontés individuelles n’y suffiront pas. Elles s’y épuiseront plutôt. 

Le problème est là : tant que notre système éducatif ne tiendra qu’à la bonne volonté des individus au lieu d’être lui-même fondé sur des principes forts de bon sens - accompagner les talents de chacun plutôt que d’essorer les enfants pour en tirer ce qu’ils sont incapables de donner, il y aura encore beaucoup de Mattéo - et beaucoup qui ne s’en sortiront pas aussi bien, hélas. 
 
Donc votre article me parle, bien sûr. Il est d’autres histoires qui ne se terminent pas aussi bien.