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Recension du livre « Le monde est-il mathématique ? »
« Les maths au prisme des sciences humaines »
Article mis en ligne le 12 mai 2015
dernière modification le 14 janvier 2022

par Angelo Laplace

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Ouvrage d’Antoine Houlou-Garcia, paru aux éditions Honoré Champion en février 2015 (ISBN 9782745328182).

Jeune auteur de 25 ans, Antoine Houlou-Garcia signe avec cet essai une entrée remarquée dans un nouveau registre d’écriture après ses « Métamorphoses de la poésie », parues en 2013. Celui qui s’emploie régulièrement dans les colonnes de MathémaTICE à donner un regard humaniste sur les mathématiques poursuit dans cet essai ce même objectif. Ses idées originales ont retenu l’attention de notre rédaction malgré l’absence explicite de référence à l’utilisation des TICE et du numérique en général.

S’ouvrant sur une préface de Michel Bouchaud, proviseur du lycée Louis le Grand, ce livre est organisé en 6 chapitres :
 Les rapports harmonieux ou l’esthétique de la géométrie
 La beauté abstraite ou l’esthétique des nombres
 Diviser pour mieux régner : l’univers des fractions
 Juste milieu et normalité : les mathématiques face à la morale
 Modéliser le monde : humain, trop humain ?
 Des fondements de la logique jusqu’à l’apocalypse.

Il s’achève sur une postface de François Magnien, agrégé de mathématiques et docteur en économie.

Pour cet essai, l’auteur tente, selon ses propres mots, de dégager certaines origines esthétiques, morales, psychologiques ou encore idéologiques des mathématiques de façon simple et compréhensible pour un public novice en la matière. Si cet essai ne requiert pas de connaissances mathématiques a priori et se veut très pédagogique, il reprend des exemples simples et attrayants comme les fractions égyptiennes par le biais de l’œil d’Horus, les rapports de nombres à travers les notes de musique, le théorème de Thalès à travers la perspective en art, les axiomes de la logique au regard des mathématiques d’autres civilisations. Nous faisons ci-dessous le détail du contenu de chacun des chapitres.


Pourquoi ce livre ?


Antoine Houlou-Garcia commence par constater que les mathématiques sont omniprésentes dans des formations universitaires variées (archéologie, psychologie, sociologie, médecine). A tel point qu’il apparaît légitime de se demander si « le monde est mathématique », une idée que l’auteur rattache à juste titre à la philosophie de Descartes, puis de Leibniz où se dégage « une notion d’harmonie universelle portée par cette création mathématique ». Dieu aurait-il en effet créé le monde à l’aide de formules et d’équations ?

L’auteur présente alors la thèse que « tout est mathématisé » : une manière habile d’affirmer que pour appréhender le monde dans lequel nous vivons, les savants les plus pointus ont dû développer de nouvelles connaissances en mathématiques afin de modéliser et d’interpréter les phénomènes observés. L’auteur cite en guise d’exemple la trajectoire des astres ou le trafic autoroutier.

Il fait ensuite une présentation de l’évolution des mathématiques qui s’appuient désormais sur des concepts extrêmement compliqués dont le commun des mortels n’a aucun entendement. Que ce soit les formes elliptiques qui ont permis à Wiles le démontrer le fameux théorème de Fermat ou les fractales, ces concepts ardus recèlent pour Antoine Houlou-Garcia une beauté bien étrangère aux mathématiques mêmes : « les outils de base du mathématicien ne sont pas mathématiques, ils sont psychologiques, esthétiques, sociaux, idéologiques, moraux ou encore philosophiques ».

Cette introduction s’achève en présentant un projet fort ambitieux, puisqu’il s’agit de « comprendre le sens, les enjeux et l’esthétique » de cette discipline et ainsi de montrer aux lecteurs la grande simplicité de l’édifice mathématique afin qu’ils puissent se l’approprier avec plaisir.


Les rapports harmonieux ou l’esthétique de la géométrie


Cette partie s’ouvre sur un tour d’horizon concernant la recherche de l’harmonie et de ses déclinaisons en mathématiques. L’auteur, avant de replacer cette question dans le cadre de la géométrie grecque, s’appuie sur les propos des poètes Edgar Allan Poe [1] et Paul Valéry pour mettre en évidence le lien entre les rapports (de nombres, de formes, logiques) et l’harmonie. Bien évidemment, on pense immédiatement à Pythagore qui est cité pour le parallèle entre le rapport de nombres et les notes de musique les plus harmonieuses possibles. Précurseur de la pensée mathématique, Pythagore fait germer l’idée que « tout est nombre » c’est-à-dire que le monde est aux yeux des mathématiciens transposable en équations pour atteindre la vérité. Une vérité qui est nécessairement belle, puisqu’elle est « l’harmonie des choses », aussi belle que l’identité d’Euler « $ e^{i \pi} + 1 = 0$ ».

Cette partie très philosophique s’achève sur cette sentence : « La beauté mathématique, c’est l’harmonie ; et l’harmonie, c’est le rapport ». Celle-ci fait la transition vers le célébrissime théorème de Thalès qui établit le lien entre deux triangles « harmonieusement emboîtés l’un dans l’autre » et les rapports de longueurs bien connus des collégiens. Antoine Houlou-Garcia propose alors d’élargir la portée de ce théorème en affirmant que l’ordre du monde peut être mis à mal par la perte de l’harmonie (la perte des proportions) ce qu’il rapproche d’une invitation au conservatisme.

Le paragraphe suivant explique que le triangle joue un rôle fondamental en géométrie et que toute figure plane aussi complexe soit-elle peut être découpée en triangles ce qui fait aux yeux de l’auteur du triangle « la matrice de la géométrie », le mot « matrice » étant employé à dessein pour faire le parallèle avec le sexe féminin, représenté par les Sumériens par un ...triangle pointe en bas.

Dans la partie suivante, nous faisons un bond spectaculaire dans le temps (fin du XVème siècle) en observant un tableau célèbre La Cité idéale où les lignes de fuite donnent naissance à la perspective. Sur une illustration habilement agrémentée de triangles, nous reconnaissons les configurations de base du théorème de Thalès, ce qui permet à Antoine Houlou-Garcia d’affirmer que « la perspective permet de transformer des parallèles en des droites qui se coupent (des sécantes) ».

La cité idéale

Dans ce parcours chronologiquement atypique, nous repartons visiter l’Antiquité grecque, pour décomposer le triangle en trois droites ou trois points...ce qui nous amène à la volonté de formaliser les concepts géométriques éprouvée par Euclide vers 300 avant J-C. Les Éléments sont, d’après Antoine Houlou-Garcia, une poursuite de l’harmonie portée par le théorème de Thalès, à travers la recherche « d’une symétrie sans faille », une thèse justifiée à l’aide d’exemples. Chez Euclide, cette symétrie est le principe de dualité : « par deux points passe une seule droite » et « deux droites ne se croisent qu’en un seul point ». Ce principe est expliqué de manière limpide en ayant recours aux éléments de dimension 0 (les points) et de dimension 1 (les droites) puis étendu aux dimensions 1 et 2. Cette symétrie de construction permet une dualité du raisonnement, un énoncé dual d’un autre s’obtenant en intervertissant les mots « points et droites »...Dans cette partie qui intéressera les étudiants en mathématiques, l’auteur explique clairement comment mettre en miroir des propriétés de géométrie plane et que la démonstration d’un énoncé permet d’éviter la démonstration du dual.

Malheureusement, on le sait bien, un seul postulat vous manque (« par un point donné, on peut mener une et une seule parallèle à une droite donnée ») et toute l’harmonie mathématique est dépeuplée. Tel est le propos d’Antoine Houlou-Garcia, parodiant Lamartine, au moment d’aborder la géométrie sphérique et le géométrie hyperbolique, domaines où le fameux postulat des parallèles n’a plus lieu. Avec pédagogie et concision, l’auteur nous montre successivement que deux droites parallèles se rejoignent à l’infini dans la géométrie courbe imaginée par Riemann, que le théorème de Thalès n’a plus vocation d’exister et que la somme des mesures des angles n’est plus équivalente à un angle plat à cause du défaut d’euclidianité, un défaut qui se retrouve à l’inverse en géométrie hyperbolique. En somme, ce paragraphe donne une bonne approche des géométries courbes (quoique très brève) qui mettent à mal les conceptions très euclidiennes des novices et à ce titre les étudiants sont là encore les premiers concernés.

Ces géométries étranges ont pourtant leurs applications (modéliser la Terre et l’Univers)...les mathématiques se sont donc imposées des règles, une logique, donnant ainsi involontairement naissance à des « monstres » qui permettent d’expliquer en partie le monde. Au moment de refermer ce chapitre, on retiendra l’idée que « les mathématiques sont une poétique ». Et que le parcours au milieu des concepts et des idées est loin d’être achevé.


La beauté abstraite ou l’esthétique des nombres


Antoine Houlou-Garcia propose dans ce chapitre de parler des nombres et des calculs, un retour aux sources des mathématiques donc. Après une étude étymologique du mot « nombre », le débat se replace rapidement autour de Pythagore et de sa secte où les nombres permettent de rendre compte de la beauté des choses : « les choses sont nombre ». On rappelle d’ailleurs que la représentation de certains d’entre eux obéit à une esthétique particulière (nombres triangulaires comme 1, 3, 6, 10 par exemple...) C’est le moment choisi pour raconter l’histoire du jeune élève Gauss (XIXème siècle) qui parvient à calculer le n-ième nombre triangulaire grâce à une solution aussi élégante que rapide. Rien de très original pour l’instant pour un public de matheux mais cet ouvrage s’adresse aussi et surtout aux amateurs et aux néophytes. Ce premier paragraphe s’achève sur une partie bien plus originale sur les liens entre l’harmonie musicale et les nombres. Les références aux musiciens Biber et Bach (dont l’écriture musicale se revendique de transpositions, de cycles...) permettent de lier mathématiques et musique bien des siècles après Pythagore et les Babyloniens qui établirent la gamme actuelle en 1500 avant J-C, une gamme qui ne sera que « confirmée » par l’école Pythagoricienne. Divers exemples montrent que l’harmonie des sons doit sa perfection aux rapports de nombres (aux fractions.)

Le paragraphe suivant présente la « crise des irrationnels » : ceux ci ne sont pas des rapports de nombres entiers et ébranlent l’édifice pythagoricien alors que c’est le théorème de Pythagore lui-même qui permet de construire de tels nombres comme $ \sqrt 2$. Ce qui n’empêche pas $ \sqrt 2$ , prouvé irrationnel (voir page 35), d’être à l’origine de théories sur l’harmonie architecturale et utilisé par des architectes comme Andrea Palladio au XVIème siècle.

Il n’y a donc qu’un pas pour en arriver au fameux nombre d’or qui a lui aussi un paragraphe réservé de la page 36 à la page 39. Ce nombre $ \Phi $ se définit à l’aide de proportions qui ont pour but de construire les divisions harmonieuses d’un rectangle et reste associé à l’expression de « divine proportion » à la suite de l’ouvrage du même nom écrit par Luca Pacioli en 1509. Mis à toutes les sauces, le nombre d’or et son omniprésence peuvent laisser sceptique (ce n’est pas nouveau !) comme le montre Antoine Houlou-Garcia sur l’exemple du Parthénon, où l’intentionnalité de la divine proportion semble caduque et le danger de la réinterprétation a posteriori est avancé. C’est ce point de vue que l’auteur développe dans le paragraphe suivant en alertant sur une revisite de l’histoire à l’aune de concepts certes mathématiquement harmonieux mais qui ne sont sans doute qu’une illusion liée à la pensée occidentale dont Poincaré lui-même vanta la supériorité, oubliant un peu vite la richesse mathématique d’autres civilisations. Chercher à tout prix le nombre d’or dans la Joconde ou les tableaux de Friedrich, peintre romantique allemand, c’est certes chercher une harmonie rassurante, mais c’est aussi ouvrir la porte à une idéologie parfois dangereuse.

Autre nombre irrationnel, autre paragraphe : celui réservé à $ \pi$ fait un point rapide mais crucial pour les amateurs de savoir mathématique sur la quadrature du cercle, les travaux de Lambert sur l’irrationalité et de Lindemann sur sa transcendance. En établissant un parallèle entre l’homme de Vitruve et $ \pi$ , Antoine Houlou-Garcia pose l’audacieuse question de l’irrationalité de l’Homme et de sa transcendance ? Une question laissée aux lecteurs !

La philosophie pythagoricienne donne une légitimé pour créer une science des nombres entiers, l’arithmétique, où vont s’engouffrer au fil des siècles Diophante ou Fermat. Dans l’origine du mot « arithmos », l’auteur voit une preuve supplémentaire que cette branche des mathématiques sera celle de l’harmonie universelle. Une thèse qui selon lui trouve son prolongement naturel dans la physique quantique où l’état et l’énergie d’un objet se définissent à l’aide de nombres entiers.

Justement, ces nombres entiers dits naturels ne furent construits de manière rigoureuse et axiomatique qu’en 1889 par Giuseppe Peano. Surprenant quand on songe à l’usage que l’on fait de ces entiers dès le plus jeune âge. Le recours aux quatre opérations permet de montrer comment construire les ensembles de nombres jusqu’aux nombres réels, ce qui est la suite du propos. On s’intéresse ensuite avec pédagogie au caractère dénombrable ou non des ensembles de nombres ce qui revient à hiérarchiser l’infini, démarche difficilement concevable ailleurs qu’en mathématique.

Le dernier paragraphe de ce chapitre ouvre une perspective inattendue. Lorsqu’on cherche à élargir les propriétés de l’addition à son opération « symétrique » la multiplication, tout se passe bien. Mais les mêmes manipulations sur la soustraction et la division génèrent une difficulté : la division par zéro et plus particulièrement le rapport 0/0 empêchent l’ensemble des nombres relatifs d’être un groupe...Les relatifs ont une structure d’anneau. Antoine Houlou-Garcia rapproche audacieusement cette impossible division par zéro du modèle du système solaire, où il est malvenu comme Icare de se rapprocher de l’étoile. Une faille que l’algèbre ne peut combler, au contraire d’une autre branche des mathématiques : l ’analyse.

Cartographie de fin de chapitre


Diviser pour mieux régner : l’univers des fractions


Le chapitre suivant, qui est plus court, s’adresse plus particulièrement aux enseignants. Il s’ouvre sur une longue citation d’Henri Poincaré qui pointe avec raison l’incohérence entre les deux approches des fractions, vues dans les petites classes comme des objets de partage et comme des nombres à part entière dans le supérieur. C’est une façon d’expliquer les difficultés des élèves pour tout ce qui touche aux fractions, mot dont l’étymologie frangere rapproche précisément de l’idée de partage (de tartes) qui correspond à ce que l’on enseigne en premier lieu. Il s’agit également d’examiner les liens ou les divergences entre fraction et division.

Antoine Houlou-Garcia s’attache d’abord à montrer que la division posée telle qu’elle est enseignée dans les petites classes repose sur des multiplications qui s’organisent au gré d’un algorithme bien complexe. Il montre comment transcrire ce procédé de calcul en une suite d’égalités qui suivent les mêmes étapes de travail. Une manière de montrer combien il est fastidieux de ne pas utiliser la présentation conventionnelle de la division. Cette méthode n’appelle en fait aucun procédé de division mais utilise une succession de multiplications simples. On note d’ailleurs que la simplification des fractions utilise là encore des multiplications. Ce recours à la multiplication pour diviser est la source principale d’incompréhension des élèves dans ces domaines.

Division et fraction, semblables dans leur résultat, sont pourtant éloignées dans leur projet : diviser c’est calculer, écrire une fraction, c’est écrire un nombre qui est le résultat d’une division et sous une forme symbolique puissante. C’est la différence de concept qui n’est pas suffisamment mise en relief dans l’approche de la fraction par le partage des tartes. Quel sens donner à $ \frac {5} {4}$ d’ailleurs dans cette approche ? Cette approche n’a de sens que pour les fractions inférieures à 1 ce qui revient à la conception des Égyptiens antiques où le numérateur était systématiquement le nombre 1.

C’est l’occasion pour l’auteur de présenter l’œil d’Horus dont les proportions utilisent les fractions $ \frac {1} {2}$, $\frac {1} {4}$, $\frac {1} {8}$, $\frac {1} {16}$, $\frac {1} {32}$ et $\frac {1} {64}$ , que l’on peut sommer pour s’approcher du nombre unité 1.

La figure 23 du livre montre qu’en continuant selon ce principe, on se rapproche de la limite 1 sans jamais l’atteindre : « l’unité est une somme infinie de ses propres divisions ». Le même principe se retrouve dans le célèbre paradoxe de Zénon d’Élée qui met en scène Achille et la tortue : en un nombre fini d’instants le héros antique ne rattrape jamais la tortue pourtant deux fois plus lente. La figure 25, reproduite ci-dessous, illustre encore ce phénomène de limite à la manière d’une peinture à la mode de Mondrian.

Figure 25

Par l’intermédiaire de ce paradoxe et d’une autre aporie de Zénon d’Élée, liés dans un poème de Paul Valéry, nous entrons ensuite dans le calcul différentiel en examinant le phénomène de vitesse instantanée. Cela permet d’expliciter un sens possible pour le rapport 0/0 qui était problématique dans le chapitre précédent. Cette approche infinitésimale comble en analyse le manque ressenti en algèbre par l’impossibilité de la division par zéro.

Ce chapitre s’achève par une présentation du calcul de la surface engendrée par une courbe et donc par un rapide tour d’horizon du calcul intégral. On y examine l’exemple de la fabrication d’un bouclier en bronze pour Achille. L’intégrale de Riemann est brièvement présentée et l’auteur met en valeur le passage du discret au continu, du dénombrable à l’indénombrable, de la droite à la courbe, autant de questions essentielles en mathématiques.


Juste milieu et normalité : les mathématiques face à la morale


La mécanique du respect des proportions (vu à travers le théorème de Thalès) n’est pas la seule manière de garantir l’harmonie mathématique du logos. Dès Aristote, on trouve une volonté de respecter « le juste milieu, la mesure, la modération » et de contrôler la normalité (étymologiquement : qui est d’équerre). C’est le propos de ce quatrième chapitre qui met les mathématiques en parallèle avec le milieu médical : est normal celui qui est sain, et est malade celui qui s’écarte d’une certaine « moyenne ». C’est donc les concepts de moyenne, de médiane et de la loi normale qui sont les vedettes de cette partie.

La notion de moyenne est d’abord abordée géométriquement puis physiquement par l’intermédiaire du centre de gravité d’un objet. Rapidement, Antoine Houlou-Garcia replace le débat dans le cadre numérique des statistiques et nous montre combien cet indicateur statistique ne dit pas tout. Il nous fait aussi observer que la répartition des notes dans une classe est plus parlante que la moyenne ou que « le centre » (10/20) : celle-ci suit la loi normale et se matérialise sous la forme de la fameuse courbe (« en cloche ») de Gauss. La réalité comporte ce que le statisticien appelle des « points aberrants » qui s’éloignent du modèle théorique bâti par le mathématicien pour rendre compte du réel et peuvent modifier de manière conséquente la moyenne. Ces points qui s’écartent de la norme brisent l’harmonie mathématique. Doit-on de ce fait les éliminer de la réalité du phénomène étudié ou chercher à compléter le modèle mathématique pour le rendre davantage compatible ?

La notion de médiane vient donc corriger certains défauts de la moyenne : l’impact des points aberrants est nul sur la médiane quelque soit la grandeur des points aberrants. La médiane corrige en quelque sorte l’asymétrie des valeurs statistiques observées. Les mathématiques progressent infiniment plus en essayant de faire une place à ces données inattendues qui sortent du cadre plutôt que de vouloir conserver à tout prix des modèles simplistes mais rassurants.

Le chapitre se poursuit par l’illustration géométrique de la notion de médiane, c’est-à-dire par la recherche du point médian d’un triangle. C’est le point M qui minimise $MP_1 + MP_2 + MP_3$ dans le triangle $P_1P_2P_3$. Mais ce point M n’est pas équidistant des points $ P_1$, $P_2$ et $P_3$, ce qui peut constituer un défaut si l’on cherche l’emplacement idéal pour un bureau de poste pour 3 communes par exemple. Pour ce faire, il faut bien évidemment utiliser les médiatrices et non les médianes du triangle. La fin de ce paragraphe présente une analogie avec une élection avec 3 candidats $ P_1$, $P_2$ et $P_3$. Antoine Houlou-Garcia montre de manière détaillée que le mode de scrutin ou le mode opératoire pour désigner un vainqueur a une énorme influence sur le résultat d’un vote pourtant démocratique. Au point de présenter un exemple privilégiant la voie du « juste milieu » et qui donne la victoire au candidat le moins apprécié ! Il nous met ainsi en garde contre « l’a priori purement idéologique » du « juste milieu ».

C’est cette tentation que l’on retrouve dans le paragraphe suivant où sont présentés les travaux du Belge Adolphe Quetelet. Celui-ci mesurait les poitrines d’un grand nombre de soldats écossais pour connaître au mieux les mesures d’un « homme normal » voire « idéal » selon les désirs de la nature. Ceci afin de trouver un modèle permettant d’expliquer ce qui est observable dans la réalité et d’en ériger une vérité mathématique. Celle-ci serait pourtant propre au contingent observé et n’aurait aucune once de vérité de nos jours plus de deux cents plus tard. C’est une conception très conservatrice de la science, désireuse de magnifier le ponctuel, mais qui sera remise en question par Darwin peu de temps après.

Les phénomènes observables sont bien compliqués et on peut se demander si rechercher des lois unificatrices pour les encadrer n’est pas vain. Pierre-Simon de Laplace montre que ce constat n’est pas mathématiquement dramatique car des phénomènes indépendants et qui obéissent à leurs propres lois, aussi variées soient-elles, finissent par retrouver un cadre : celui du théorème central limite. « A force de répéter une même expérience, on finit toujours par retomber sur une courbe de Gauss, c’est-à-dire une cloche. » Ainsi tout ce qui voudrait échapper à la norme se retrouve malgré tout contraint de s’approcher de la loi normale...une sorte d’équilibre effroyable qui prive de liberté et dont la planche de Galton est une belle illustration... que l’auteur rapproche de l’Homme dans notre société.


Modéliser le monde : humain, trop humain ?


Ce chapitre s’intéresse à la modélisation du monde faite par les hommes pour rendre compte du réel. L’auteur nous rappelle que tout questionnement induit la recherche d’un modèle et ceci dès la préhistoire et que c’est ainsi que naît la philosophie. Mais les modèles sont profondément imprégnés de l’humanité de ceux qui les bâtissent, parfois même à l’aide d’observations partielles ou biaisées. Et pourtant les modèles mathématiques deviennent la norme aux yeux de la société alors qu’ils ne devraient être considérés que comme une approximation du réel. Ils sont ainsi détournés de leur finalité qui est de comprendre le monde et de prédire, pour ne devenir qu’un moyen de comprendre ce que le modèle affirme.

Le paragraphe suivant invite à se méfier de modélisations hâtives basées sur un million d’observations du phénomène en s’appuyant sur deux grandes conjectures mathématiques qui se sont révélées fausses, celle d’Euler et celle de Polya (à laquelle Raymond Queneau s’est intéressé dans l’ouvrage Bords). Le parallèle audacieux avec la question « le soleil se lèvera-t-il demain ? » est assumé par l’auteur qui veut prouver qu’un modèle arithmétique pour résoudre cette question est « possible » quoique sans effet.

Les modèles mathématiques sont des a priori (jeu de pile ou face, météo...) dont il est difficile de se défaire lorsqu’on réalise la répétition d’une expérience aléatoire. Cette répétition ne peut que montrer la bonne adéquation du modèle (à moins qu’il ne soit contredit). Mais le déroulement du phénomène reste hasardeux et pour en gommer les effets il convient de répéter l’expérience. Selon l’auteur, nous avons intuitivement tendance pour prévoir un phénomène hasardeux à :
 raisonner par blocs (simpliste) ;
 raisonner aux extrêmes ;
 raisonner en pensant que les phénomènes sont linéaires (logique harmonieuse correspondant au théorème de Thalès) ;
 raisonner en pensant à la continuité des phénomènes.

Antoine Houlou-Garcia nous reparle alors de la physique quantique qui vient mettre à mal, selon lui, la pensée continue de modélisation du monde telle que nous la concevons intuitivement. Une tentation bien humaine malgré tout que l’auteur essaye d’illustrer par un exemple, censé montrer comment raisonne un individu (lancer de pièces dans un récipient de forme inconnue que l’on doit deviner grâce à la répartition de celles-ci).
Il s’attache alors à montrer ce qu’il appelle les « écueils de nos modélisations quotidiennes » qui se fondent encore une fois sur des a priori. « La modélisation est un outil mais pas une vérité », une sentence de Duhem confirmée par Heisenberg : elle ne rend compte que de l’exposition de ce que nous avons investigué.

Il convient alors de trouver une méthode permettant d’éliminer ces a priori contre-productifs : en mathématiques, cette méthode s’apparente à la projection orthogonale sur différents axes, métaphore du mythe de la caverne de Platon, selon l’auteur. Mais pour connaître la forme d’un objet, sa projection est insuffisante et il faut encore faire un pari, c’est d’ailleurs ce type de problème qui a failli remettre en cause la théorie de relativité. L’économétrie (art de mesurer ou quantifier l’économie par des méthodes statistiques) est cependant basée sur des techniques de projection orthogonale : Antoine Houlou-Garcia présente ainsi succinctement la méthode de régression linéaire en attirant notre attention sur le fait qu’elle est utilisée pour mesurer l’impact des politiques publiques. C’est une dernière façon de rappeler que le modèle donne une image déformée des liens éventuels entre deux caractères sans pouvoir en expliquer les causes, à condition bien sûr que les phénomènes soient d’ailleurs observables.

Cartographie de fin de chapitre


Des fondements de la logique jusqu’à l’apocalypse.


Ce chapitre s’attache à montrer que les mathématiques, éprises d’harmonie et de symétrie comme nous l’avons vu, s’organisent autour de la logique. Celle-ci est d’emblée sensée garantir l’impossibilité d’aboutir à des arguments susceptibles de remettre en cause ses fondements. La logique (étymologiquement logos) est indépendante des travaux numériques et géométriques. Elle s’appuie sur des axiomes simples, indémontrables mais nécessaires à la poursuite de l’œuvre. L’auteur retient comme axiomes fondamentaux :
 le principe d’identité ;
 le principe du tiers exclu ;
 le principe de non contradiction.

Ce premier principe est étudié en détail par Antoine Houlou-Garcia dans un paragraphe qui ouvre vers l’ethnomathématique de Marcia Escher. L’exemple des Navajos sert la thèse que dans les populations sans écriture c’est le chemin pour parvenir au résultat qui est privilégié (une démarche taoïste) et que cette invitation au logos s’approche à ce que l’enseignant demande à l’élève. Le modèle de pensée des Navajos est d’ailleurs mis en exergue car tout peut y interagir avec tout et évoluer perpétuellement, ce qui en mathématiques est l’essence même de la structure de groupe (Galois, XIXème siècle). Le groupe vit par l’intermédiaire d’une loi de composition interne qui à partir de deux éléments en forme en troisième. Pourtant le dynamisme de ce concept dans les mathématiques actuelles (cristallographie..) ne permet pas de masquer la grande stabilité d’un groupe et ne permet pas de fabriquer des éléments d’une autre nature. Pour expliquer ce « défaut », Antoine Houlou-Garcia montre comment le sanskrit obtient de nouvelles lettres en faisant interagir deux consonnes par l’opération de ligature. Dans son analyse, il nous livre alors que les mathématiques sont statiques dans leur esprit, ce qui les distingue des autres disciplines.

Dans les deux paragraphes suivants, ce sont les principes du tiers exclu et de non contradiction qui sont mis en lumière sur le refrain du « être ou ne pas être ». Le problème de la logique mathématique, c’est alors d’être binaire : soit un énoncé est vrai, soit il est faux. Ce manque de nuance va à l’encontre de la réalité. Et puisque les mathématiques dans leur construction idéale ne parviennent pas à représenter autre chose que le monde réel dans sa vision parfaite, pourquoi ne pas s’affranchir de certaines règles et sortir du cadre de la théorie comme l’a proposé le logicien Gödel ?

Ces remarques n’empêchent pas l’usage fréquent de la démonstration par l’absurde qui, selon l’auteur, « n’est qu’une reformulation du principe du tiers exclu » : soit une proposition A est vraie, soit c’est sa négation nonA qui est vraie, c’est-à-dire que A ou nonA est vraie. Ce principe est pourtant remis en cause au début du XXème siècle par Bertrand Russel ce qui ouvre la voie à des logiques dites polyvalentes (Lukasiewicz vers 1920) qui rompent avec le caractère bivalent (soit vrai, soit faux). Ces système de logiques qui délaissaient l’axiome du tiers exclu sont qualifiés d’étranges par Antoine Houlou-Garcia (ils ont leurs applications, signale-t-il avec la notation polonaise de certaines calculatrices, nous pensons, nous, à la logique intuitionniste qui permet de démontrer le théorème des 4 couleurs via l’assistant de preuve Coq ou à la logique floue utilisée dans les appareils photo numériques par exemple). Mais le système de logique classique (avec ses puissantes démonstrations par l’absurde ou par contraposée, mais aussi avec « les problèmes qu’il peut créer ») a été conservé car comme l’affirme David Hilbert : priver le mathématicien de cet axiome « serait enlever à l’astronome son télescope, au boxeur le droit de se servir de son poing » .

Mais la logique amène à considérer qu’un énoncé faux peut mener à un autre énoncé dont il est impossible de connaître le degré de vérité. De là à imaginer une méthode et un automate qui partent d’énoncés notoirement faux et en déduisent toutes les assertions logiquement possibles qu’il conviendrait ensuite de tester pour en déterminer la véracité, il n’y a qu’un pas qu’Antoine Houlou-Garcia franchit dans les toutes dernières lignes de ce chapitre. Il y voit une façon de découvrir de nouvelles vérités totalement insoupçonnées.

Cartographie de fin de chapitre


Conclusion en contre-pied


Antoine Houlou-Garcia referme son livre en laissant à son lecteur tout le loisir d’aller plus loin dans son parcours au cœur de l’univers mathématique. Il affirme ne pas avoir pris partie tout au long de son essai et avoir simplement présenté les points de vue successifs des différents penseurs. Loin de se vanter d’un savoir exhaustif, il revendique ses choix de parler de tel mathématicien et d’en avoir ignoré d’autres. Son projet était bien de proposer et d’organiser ses pensées d’une manière originale, de montrer l’esthétique des mathématiques, tout en ouvrant des perspectives sur les autres sciences notamment humaines. C’est au lecteur de décider s’il a atteint son but.


Les dernières pages de l’ouvrage offrent une bibliographie très fournie composée d’ouvrages mathématiques ou issus d’autres domaines, des sciences humaines et de la littérature, une table des illustrations et la table des matières.


En conclusion, il convient de noter que l’essai d’Antoine Houlou-Garcia se distingue du reste de la littérature mathématique par son approche résolument transversale à l’heure où l’histoire de cette discipline est souvent envisagée de manière chronologique ou de manière conceptuelle. Les multiples allers retours entre l’Antiquité grecque et les mathématiques quasi-contemporaines servent son propos, quitte parfois à offrir des raccourcis audacieux.

Les spécialistes des mathématiques ou les enseignants apprendront peu de choses sur l’histoire de cette science. Mais la grande force de l’ouvrage est de mettre en perspective les concepts mathématiques avec la philosophie qui les sous-tend, tout en montrant leur implication dans un domaine artistique grâce à de nombreuses citations ou extraits d’œuvres. L’auteur est évidemment très cultivé. Son attrait pour la poésie, la littérature, la peinture et les arts en général fait indiscutablement mouche, ce qui attirera les lecteurs érudits en mal de compréhension du langage mathématique. En outre, étudiants, amateurs et néophytes pourront trouver leur compte d’anecdotes et d’histoires inconnues pour parfaire leur connaissance de cette discipline.

Antoine Houlou-Garcia nous livre donc ses idées sous la forme d’un dialogue avec le lecteur, présentant son point du vue, sans insistance, en laissant l’interlocuteur faire son chemin. C’est avec cet état d’esprit qu’il entama dès la mi-mars une série de conférences sur ce sujet. Également invité à intervenir dans des lycées, il a parrainé la Semaine des mathématiques à Oloron-Sainte-Marie.