Alain Bentolila. Odile Jacob 2007. ISBN 978-2-7381-2010-6. 21.90 euro
Pour ne pas avoir à discuter la pensée et les propositions d’un interlocuteur, une stratégie habituelle et paresseuse consiste à l’affubler d’une de ces vilaines étiquettes (réactionnaire, raciste, etc.) qui le disqualifie durablement, fuyant ainsi de difficiles controverses. A voir la présence fréquente d’Alain Bentolila dans les médias, il semble bien qu’en ce qui le concerne, la tentative ait échoué. Tant mieux, car son livre « Urgence école, le droit d’apprendre, le devoir de transmettre » ne se contente pas d’analyser la crise de l’école, il dessine sous forme de préconisations et de propositions accompagnant chaque chapitre, une sortie de crise qui ne paraît pas inaccessible.
Impossible de résumer ce petit livre. Je me limiterai à en présenter quelques aspects essentiels qui intéresseront, j’en suis persuadé, les enseignants scientifiques. Car ils sont concernés au premier chef par les réflexions de ce professeur de linguistique, tant il est évident que la maîtrise de la langue est un préalable à tous les apprentissages, y compris ceux des mathématiques.
Mais d’abord, le livre recèle une proposition surprenante, rare dans les écrits émanant de la génération de l’auteur, et reprises à différents moments : la nécessité d’intégrer les outils de formation ouverte et à distance dans la formation initiale et continue des enseignants. Tout un chapitre est consacré à la formation en présentiel et à distance, cœur d’une formation nouvelle, plus efficace et moins gaspilleuse de moyens que celle des stages courts, facultative, très coûteuse et qui ne touche qu’une minorité d’enseignants. Tous ceux qui savent d’expérience la puissance des réseaux pour apprendre, même des mathématiques universitaires [1], ne pourront qu’applaudir à ces propositions qui ne tournent évidemment pas le dos aux stages classiques, mais qui les préparent, les prolongent et les approfondissent à distance et ENSEMBLE.
Le dernier chapitre du livre élargit le propos aux pays francophones émergents en imaginant la création de cyber-bases maillant les territoires, de bibliothèques numériques de formations et de tutorats à distance. On touche là à un thème qui sera nécessairement repris lors du colloque EMF à venir « Enseignement des mathématiques et développement : enjeux de société et de formation » (Dakar 6 -10 avril 2009). Un thème qui ne concerne pas que les pays émergents…
Venons-en à l’essentiel du propos, la maîtrise de la langue. L’étendue et la précision du vocabulaire sont essentiels : sans « mots pour la dire », la réalité est inaccessible. Comment acquérir ce vocabulaire ? Comment l’enrichir et le préciser au fil des ans, de la maternelle au Lycée ? Ces questions concernent évidemment les enseignants de sciences [2]
Plus importante encore, pour ordonner les mots et leur permettre de dire une réalité en devenir, pour organiser la pensée , la grammaire, indispensable et pourtant décriée, oubliée, maltraitée dans les classes. Voici à ce sujet un des passages les plus lumineux du livre :
II y a cinq siècles Nicolas Copernic, face à la vérité « autorisée », assénait, obstiné, mot après mot : « La terre tourne autour du soleil. » Et il fut compris au plus juste de ses intentions ; et s’il fut compris comme il entendait l’être, c’est parce que, au-delà du simple choix des mots, il utilisa les moyens grammaticaux que lui donnait la langue. En positionnant « terre » devant « tourne », Copernic imposait à ses interlocuteurs l’obligation d’en faire l’agent du procès « tourner ». L’agent et pas autre chose, quelque envie qu’ils en eussent ! En utilisant la locution prépositionnelle « autour de », Copernic donnait à « soleil » un rôle bien spécifique dans la scène que l’on devait reconstruire. Les indicateurs grammaticaux lui donnèrent ainsi l’assurance que, quelle que fût la mauvaise volonté de ses interlocuteurs, ils ne pourraient pas trahir ses intentions de parole.
Imaginons maintenant Copernic privé des outils de la grammaire. Il met dans un grand chapeau les trois mots : « tourne », « soleil », et « terre » ; il les mélange bien et les jette à la tête de ses auditeurs en leur disant : « Messieurs, faites donc du sens ! » Quelle mise en scène eût résulté de cette invitation ? Comme un seul homme, ses juges auraient attribué à « soleil » le rôle d’agent du verbe « tourner » et fait de « terre » le centre de la rotation du soleil. Sans le pouvoir de la grammaire, les mots glissent naturellement sur la plus grande pente culturelle ; c’est l’attendu qui guide leur arrangement, c’est le consensus mou qui préside à leur mise en scène. Une langue qui se priverait du pouvoir de la grammaire livrerait ainsi ses énoncés aux interprétations banales et consensuelles fondées sur l’évidence, la routine et le statu quo. La grammaire apparaît ainsi libératrice alors qu’on la dit contraignante. Elle permet à la langue d’évoquer contre le conservatisme ce qui n’est pas encore, mais sera sans doute un jour ; d’affirmer contre les préjugés ce que l’on ne constate pas de visu mais qui se révélera peut-être juste et vrai ; d’écrire contre le conformisme ce que l’on n’a pas encore osé formuler mais que les générations à venir trouveront d’une audace magnifique.
Grammaire et science ont partie liée : La grammaire permet de formuler des lois universelles, dégageant ainsi la vérité scientifique des contraintes du « ici et maintenant » pour lui faire atteindre le « partout et toujours ». La traduction dans les classes est immédiate : A nos enfants, nous devons apprendre qu’ils ont le droit de réfuter la vérité proférée, qui que soit celui qui la profère. Nous devons aussi leur montrer que lorsqu’ils décident eux-mêmes d’utiliser la grammaire du « partout et toujours » ils doivent s’attendre à devoir rendre des comptes, à devoir apporter les preuves qui fondent la valeur de leur proposition. Nous sommes là dans le combat quotidien des enseignants de mathématiques et à proximité immédiate de ce que Marc Legrand tentait d’introduire dans les classes : le débat scientifique
On le voit, Alain Bentolila tient ensemble les éléments fondamentaux de tout apprentissage et une vision prospective sans complexes. Plaidoyer pour un meilleur apprentissage du vocabulaire et de la grammaire, mais aussi pour l’usage des moyens les plus modernes dans la formation des enseignants, ce livre important s’offre à la discussion et à la réfutation. Ses préconisations et ses propositions méritent attention, réflexion et débat. Car rien ne serait pire que de prolonger la dangereuse situation actuelle : « De reculade en faux-semblants, on a laissé se creuser un fossé linguistique et culturel qui prive un cinquième de nos enfants de tout espoir de réussite scolaire et qui rend incertaine leur destinée sociale. Pire, après douze à quatorze années d’école, ceux-ci sont livrés à un monde dangereux où ils ne savent réfuter ni les explications obscures et magiques du monde, ni les propositions sectaires et discriminatoires, d’où qu’elles viennent. »
Gérard Kuntz