Les nouvelles technologies pour l’enseignement des mathématiques
Intégration des TICE dans l’enseignement des mathématiques

MathémaTICE, première revue en ligne destinée à promouvoir les TICE à travers l’enseignement des mathématiques.

Innumérisme et chômage sont-ils liés ? (1/2)
Entre innumérisme généralisé et redressement économique, devrons-nous choisir ?
Article mis en ligne le 10 mars 2014
dernière modification le 17 février 2015

par Michel Vigier

L’article qui suit ne fait pas la part belle aux TICE. Nous le publions cependant car son thème est rarement abordé dans la littérature scientifique. Nous espérons qu’il lancera un utile débat sur les conséquences économiques et sociales de l’innumérisme.

Ce débat a commencé à l’intérieur du comité de rédaction de MathémaTICE. Il a été vif et sans concessions. Les objections méthodologiques soulevées en son sein ont conduit Michel Vigier à remanier profondément son projet initial et à le scinder en deux articles. Il est prêt à prendre en compte les critiques et les suggestions que la lecture de ce premier article suscitera parmi les lecteurs.

Il leur suffira d’utiliser la rubrique Réagir à cet article, au bas du document.

Hubert Raymondaud a réalisé à partir des données internationales une description de séries statistiques bivariées, au moyen de graphiques éloquents. Le document est téléchargeable au bas de l’article.

Jeanne Fine a procédé à une lecture critique de cet article.

Voici la deuxième partie de cet article

Cet article peut être librement diffusé et son contenu réutilisé pour une utilisation non commerciale (contacter l’auteur pour une utilisation commerciale) suivant la licence CC-by-nc-sa (http://creativecommons.org/licenses/by-nc-sa/3.0/fr/legalcode)

Première partie

Mots clés

Ces mots, à racine bien française, reviennent après un petit détour par l’anglais américain et le français du Québec :

  Littératie  : Ensemble des connaissances et compétences de base requises pour utiliser l’information écrite (en anglais, literacy ) ;
  Numératie   : Ensemble des connaissances et compétences de base requises pour conduire un calcul. (En anglais, numeracy ) ;
  Illettrisme  : Situation, susceptible d’évolution, des sujets dont la littératie est insuffisante ;
  Innumérisme   : Situation, susceptible d’évolution, des sujets dont la numératie est insuffisante ;

Prologue

Loi d’orientation et de programmation pour la refondation de l’École de la République :

Code de l’Éducation, Article 9, L. 121-2. : « La lutte contre l’illettrisme et l’innumérisme constitue une priorité nationale. Cette priorité est prise en compte par le service public de l’éducation ainsi que par les personnes publiques et privées qui assurent une mission de formation ou d’action sociale. Tous les services publics contribuent de manière coordonnée à la lutte contre l’illettrisme et l’innumérisme dans leurs domaines d’action respectifs » . JO 09/07/2013

Ce premier pas de l’État, l’Association pour la prévention de l’innumérisme (API), créée en 2009, l’appelait de ses vœux, après avoir convaincu le ministère de l’Éducation nationale (2010-2011), d’utiliser le terme « d’innumérisme » en lieu et place du mot « dyscalculie » , qui avait une connotation médicale évidente de pathologie incurable. Ainsi, madame Françoise Laborde, sénatrice de la Haute-Garonne et vice-présidente de la Délégation aux droits des femmes, membre de la Commission de la Culture, de l’Éducation et de la Communication, ancienne professeur des écoles, a permis l’introduction d’un amendement à la loi qui permet de nommer, enfin, officiellement ce mal, qui handicape très lourdement le pays, mais dont on peut guérir relativement facilement. Qu’elle en soit, ici, remerciée, au nom de tous ceux qui ont eu des difficultés avec les mathématiques et de ceux qui luttent pour en faciliter l’apprentissage.

Les enquêtes nationales et internationales

Jusqu’aux années 2000, nous sommes restés dans l’ignorance des réels savoirs et compétences atteints par les élèves français, les résultats des examens BEP et BAC n’ayant pas la fiabilité d’enquêtes scientifiques. On entendait, au café du commerce, mais aussi dans les salles de profs, comme déjà en leur temps les disciples de Socrate l’entendait de leur maître, que « les jeunes sont mal élevés » et que « ce n’est plus ce que c’était » et que « les niveaux sont en baisse ». Ces points de vue, à tout le moins, étaient peu étayés de preuves !

Heureusement, l’OCDE [1] , formée de 34 pays occidentalisés considérés comme les plus avancés, organise tous les trois ans depuis 2000 des enquêtes sur les niveaux culturels, en maths, en compréhension de texte, en sciences et, plus récemment, en résolution de problèmes dans un environnement TIC (Techniques de l’Information et de la Communication). Les enquêtés sont des élèves de 15 ans. Aux différents pays de l’OCDE, s’ajoutent 31 pays nouvellement industrialisés, qui sont des économies partenaires telles que certaines villes chinoises ou des pays associés. Ces enquêtes PISA (Programme international pour le suivi des acquis des élèves), débutent en 2000 ; l’organisation internationale a, depuis, imposé son approche en mesurant les niveaux culturels de ces jeunes. Même si on ne peut pas parler de métrologie des compétences en littératie et en numératie, les nombreux items et les mesures relatives entre les pays garantissent une bonne fiabilité des niveaux annoncés mais aussi des comportements individuels et des tendances nationales.

Les rapports Pisa triennaux, dont celui de 2012, concernent, donc, le niveau culturel des jeunes à 15 ans. Tout à fait logiquement, l’OCDE se penche, maintenant, sur les niveaux des adultes de 16 à 65 ans, à travers l’étude Piaac [2] (Programme international d’évaluation des compétences des adultes) publiée pour la première fois en 2013. Cette enquête concerne 23 pays de l’OCDE dont Chypre, qui n’est pas adhérent.

Ces enquêtes internationales permettent de ressortir deux études françaises auxquelles on avait omis de faire trop de publicité, compte tenu de leurs résultats : la première, publiée en 2008, a été effectuée par la Direction de l’Evaluation, de la Prospective et de la Performance (DEPP) au ministère de l’Education nationale [3] ; elle concerne les écoliers de CM2 qui ont été évalués en 1987, 1999 et 2007. L’autre, l’enquête IVQ (Information et Vie Quotidienne), effectuée par l’INSEE [4] s’intéresse aux compétences des adultes de 18 à 65 ans, en lecture, écriture et calcul.

Enfin, le sociologue américain Michael Handel vient de publier un travail de recherche [5], avec le soutien de l’OCDE, cette fois avec vue du côté de l’entreprise : « What do people do at work ? ». Quelles sont les compétences mathématiques requises au travail ?

Cinq enquêtes complémentaires qui éclairent d’un jour nouveau la situation culturelle de la France en mettant en pleine lumière nos faiblesses et nos handicaps sur lesquels nous devrons agir !

Pisa ou la (bonne ?) cuisine de l’OCDE

En mathématiques, Pisa 2000 et 2003 étaient à la mode anglo-saxonne. Beaucoup ont, alors, critiqué cette orientation. En 2006, 2009 et 2012 les spécialités asiatiques s’imposent. 2015 devrait consacrer le retour des mets allemands mijotés depuis 15 ans. Et la France ? Le résultat est indigeste et son déclassement par l’OCDE se poursuit depuis le début. Il n’est plus question d’étoile ! Après la catastrophe, une stabilisation en 2015 et un sursaut en 2018 sont-ils envisageables ? Oui, si c’est l’affaire de tous et pas seulement de la cuisine.

En littératie, donc en compréhension de texte et en français, le niveau moyen se maintient depuis 2000 : il est très bas par rapport à nos principaux partenaires et, suivant les catégories, les disparités s’accroissent dans la population scolaire. Tout le monde sait bien qu’il faudra attendre quinze ans au moins pour commencer à déceler dans les statistiques le début d’un éventuel petit redressement.

En numératie, donc en maths, ce n’est pas une stagnation, mais une dégradation importante des résultats qui est constatée entre Pisa 2000 et Pisa 2012. L’autre enquête de l’OCDE, Piaac 2013, publiée juste avant Pisa en novembre dernier, est passée, relativement inaperçue. Les résultats des mesures du niveau culturel de la France, cette fois chez les adultes, surprennent car ils relèguent le pays aux derniers rangs des pays concernés par l’enquête. Les conséquences économiques, bien que difficiles à cerner précisément, semblent graves, à la fois pour les individus et pour le pays ; l’Organisation le souligne.

Que disent vraiment les enquêtes ? L’interprétation faite par les médias, est-elle juste ? Quel relation l’Organisation de coopération et de développement économique établit-elle entre l’économie et la culture ? Existe-t-il une dépendance étroite ? Dans le recul constant de la compétitivité française, ces dernières années, existerait-t-il un lien avec un éventuel déficit culturel de la population ? Quelles sont les causes des rigidités sociales et politiques, de la peur de l’avenir, que nous reprochent tous les commentateurs internationaux ? Quelle est la responsabilité de notre système éducatif ? La nouvelle loi de refondation apporte-t-elle des solutions ? Réagir, expérimenter, former et réformer est-ce possible en France ? Redresser la situation d’ensemble à moyen terme, est-ce une utopie ? Les prochaines enquêtes Pisa 2018 Piaac 2019 mettront-elles en évidence les premiers résultats des actions éventuelles qui pourraient être menées ?

Pisa 2012

La France a décroché et n’arrive pas à se rétablir

Cette enquête ayant été largement commentée, nous ne soulignerons que les résultats principaux et renvoyons à l’étude de l’Association pour la Prévention de l’Innumérisme (API [6], p. 2 à 7) pour plus de détails. La France, avec un score de 495 dans l’enquête Pisa 2012, se situe dans la moyenne de l’OCDE, qui est de 494 hors pays associés, et se place au 25ème rang sur 65 (OCDE + pays associés). C’est vrai, que nous faisons mieux que certains pays de l’OCDE qui sont en-dessous de la moyenne. Le Mexique, le Chili, la Turquie, la Grèce sont respectables mais leurs économies et leur stade de développement ne sont pas comparables avec les nôtres. Par contre, les pays qui sont devant nous sont nos partenaires directs ou nos voisins européens : la République tchèque, le Danemark, la Slovénie, l’Irlande, l’Autriche, la Belgique, la Suisse, les Pays-Bas et bien sûr l’Allemagne. Dans ces conditions, devancer en moyenne nos voisins latins n’est pas satisfaisant et le score moyen annoncé est trompeur. En effet, le classement importe plus que ce score qui est défini de façon relative par rapport à l’ensemble des résultats des 500 000 jeunes de 15 ans qui ont passé les épreuves ; la moyenne de 500 points et l’écart type ont été définis lors de l’épreuve de 2003. Les épreuves ne sont pas, non plus identiques d’un échantillon à l’autre. Ainsi, l’OCDE, associe toujours un groupe de pays de même niveau, « dont le score moyen ne s’écarte pas de son score dans une mesure statistiquement significative » , comme elle le précise (Pisa 2012, Fr, fig. 1.2.13, p. 47). Cette présentation permet, aussi, de ne pas stigmatiser un pays adhérent financeur de l’organisation. Le classement du pays et son évolution par rapport aux années 2000 ou 2003, priment, donc ; le score n’est plus qu’un repère par rapport aux autres pays.

Depuis l’enquête de 2000, la France est le pays dont le score baisse le plus, avec la Suède et l’Islande, si on ne prend pas en compte les pays dont la chute des résultats est importante mais qui restent, néanmoins, devant nous (graphique du milieu). L’inflexion, qui semble se dessiner (graphique de droite), indique peut-être, que l’on ne descendra pas plus bas à l’avenir, ce qui est heureux pour la réputation du pays des Lumières. Dans les pays qui progressent, notons bien sûr notre voisin, l’Allemagne, mais aussi l’Italie ...

Figure 1 : Trajectoires [7] , (Pisa 2012, Fr, fig.1.2.16, p.55)

Comparaison défavorable avec le dynamisme allemand retrouvé

L’Allemagne, en 2000, était globalement derrière la France dans l’ensemble des classements Pisa. Cela a été un choc pour la sensibilité et la fierté de ses habitants, choc salutaire selon le tableau et les graphiques ci-dessous qui montrent les évolutions comparées (étude API (note 7), p. 7) :

Tableau 1 : Comparaison Allemagne et France, dans les enquêtes Pisa, depuis 2000

Année France Allemagne OCDE (*)
Score Rang (**) Score
2000 517 11ème 490
2003 511 13ème 503
2006 496 17ème 504
2009 497 15ème 513
2012 495 18ème 514

(*) Moyenne ajustée prenant en compte les 34 pays de l’OCDE en 2012

(**) Rang parmi les 34 pays de l’OCDE en 2012

Le volontarisme de notre voisin a donc eu des résultats convaincants, mesurables et rapides au fil des enquêtes sur douze ans.

Niveau national : La France dans la moyenne ?

Le classement, présenté par l’OCDE pour Pisa 2012, tient compte du score moyen des enquêtés. Nous avons vu qu’avec un score de 495, la France figure à la 25ème place sur 65 pays, et se trouve dans la zone des pays qui ne s’écartent pas trop de la moyenne de l’OCDE (494). Cette présentation fait dire à de nombreux commentateurs que « les résultats sont en baisse, mais nous restons dans la moyenne ». Ce raccourci est simplificateur et un peu fallacieux. Si la liste est longue après la 25ème place, rappelons, en effet, que de nombreux pays figurant parmi les 65 sont des pays émergents, comme le Pérou, l’Indonésie, le Qatar, la Colombie, la Jordanie, la Tunisie, etc. Rappelons que nos partenaires dont les économies sont comparables, obtiennent généralement de biens meilleurs résultats. Mais, c’est oublier aussi que les disparités, très fortes entre les différents niveaux, donnent, somme toute, une moyenne rassurante. Précisons les choses !

Élèves en très grande difficulté en calcul (ETGDC), le vrai problème :

Pour l’OCDE, cette catégorie correspond aux enquêtés dont les performances sont inférieures au niveau 1, [<1] .

Le tableau correspondant (étude API (note 7), p. 3) donne la principale information des dernières publications Pisa : nos élèves, figurant dans cette catégorie, sont vraiment très en difficulté. La France stagne à un niveau très, très bas dans le classement, au 33ème rang sur 65 ; Dans l’environnement plus restreint de l’OCDE, à la 24ème place, nous figurons dans le dernier tiers de nos trente quatre partenaires développés. La Russie (27ème sur 65) est maintenant mieux placée que la France, ce qui apparaissait dans la tendance des courbes en 2009 et que nous avions alors prévu. Le Viêt Nam, nouveau pays associé, est devant son ancien colonisateur, ici, mais aussi dans les autres classements. Cette population des ETGDC est proche de 10 % en France. Compte tenu du niveau de cette catégorie, on peut vraiment parler d’exclusion du système scolaire de ces jeunes qui font partie et grossissent le flot des décrocheurs, 150 000 officiellement par an.

Les autres niveaux ? Guère mieux

Tableau 2 : Comparaison Allemagne-France, suivant les niveaux

Année Compétence Niveau OCDE API(au moins) France Allemagne
Taux (%) Rang (*)
2012 Numératie <1 ETGDC 8,7 33ème
<1 et 1 EGDC 22,4 28ème
<1, 1 et 2 EDC 44,5 25ème
5 et 6 B 12,9 21ème
6 TB 3,1 22ème

(*) Rang parmi les 65 pays de l’OCDE et associés en 2012

(**) Rang parmi les 34 pays de l’OCDE en 2012

Dans le tableau précédent, les différents niveaux de l’OCDE sont regroupés ainsi [<1, 1 et 2], soit, pour nous, les élèves, au moins en difficulté en calcul (EDC) qui sont « fragiles » selon l’Éducation nationale ; à ce niveau des « au moins EDC » , nous parlons alors d’un jeune sur deux (étude API 7, p. 3 -7).

Nous avons tous entendu des commentateurs (peu informés ou peu objectifs ?), affirmer dans les médias que si la France était mal classée pour les élèves en difficulté en calcul, nos meilleurs élèves côtoyaient les meilleurs des pays asiatiques. C’est vrai que notre enseignement, du fait d’un environnement social et familial défavorable pour un grand nombre, est à deux vitesses, et ce, dans les mêmes écoles ! Serait-il, donc, possible que l’élite ne soit pas trop touchée par la baisse des niveaux ? Beaucoup de professeurs de mathématiques de classes préparatoires ne sont pas tout à fait d’accord avec cette idée ... Qu’en est-il des mesures correspondantes de Pisa ?

Pour les bons élèves de niveau [5 et 6], les classements s’améliorent légèrement et la France se situe dans le milieu du classement de l’OCDE ; mais nos partenaires et l’Allemagne, en particulier, nous distancent toujours. On ne peut pas crier victoire, au pays de Pascal et de Descartes. L’Allemagne moderne est, par contre, plus digne de ses illustres anciens Kepler ou Leibnitz. Le classement, en ne tenant compte que du niveau [6] des très bons élèves, ne change rien ; la France ne s’améliore pas, au contraire ; l’Allemagne est, par contre, toujours aussi bien classée.

Dans le classement des 65 pays, notons que les européens sont, ici, tous, largement distancés par les pays asiatiques. Aurons-nous, encore, des Cédric Villani [8] ou des Sylvia Serfaty [9] européens, sinon français, dans quelques années ?

Autres domaines culturels : le grand écart

En littératie, la France se maintient1 (Pisa 2012, Fr, p. 182 et 200) à un niveau moyen, acceptable depuis 2000. Cependant la situation de la France se dégrade dans le classement par niveaux [<1b, 1b et 1a], ce qui confirme l’école à deux vitesses. Dans ce domaine aussi, le fossé se creuse : l’écart entre les meilleurs jeunes, niveaux [5 et 6], et les moins bons, niveaux [<1b, 1b et 1a], augmente en France.

En sciences1 (Pisa 2012, Fr, p. 223 et 239), la France se maintient à un niveau moyen depuis 2006. Là aussi, le classement par niveaux [<1 et 1], confirme l’école à deux vitesses.

Plus généralement, le pourcentage d’élèves déclarant se sentir bien à l’école place la France au … 40ème rang [10] !

Pour la discipline, c’est pire [11], nous nous situons dans les derniers rangs de l’OCDE. Enseignants, sommes-nous surpris ?

Conclusion : acceptons nos faiblesses pour mieux les réparer

La France est, dans tous les domaines, dans le bas du tableau, loin habituellement de l’Allemagne ; les résultats moyens baissent ou stagnent depuis l’année 2000.

Mais, ce qui est dramatique, c’est que la France semble être le seul pays au monde où le fossé se creuse avec un tel écart entre les meilleurs jeunes, issus de milieux aisés, et les moins bons, issus de milieux défavorisés : l’augmentation du taux des niveaux [5 et 6] est concomitante de l’augmentation du taux des niveaux [<1 et 1], à la fois en littératie et en numératie. Cette situation d’inégalité devant le savoir est véritablement explosive pour la paix sociale. L’OCDE, ne peut pas stigmatiser un pays adhérent mais dans les rapports, elle tire la sonnette d’alarme, en termes diplomatiques. Donnons lui la parole, pour décrire une situation générale [12]... :

« Les pays où un grand nombre d’élèves peinent … resteront vraisemblablement à la traîne, à l’avenir. »

« Le niveau de compétence en mathématiques est une variable prédictive probante de l’évolution des jeunes adultes... »

...ou pour décrire la situation française [13] :

« Par rapport à 2003, … en France, beaucoup plus d’élèves [sont] en difficulté,... ce qui sous-entend que le système s’est dégradé, principalement par le bas entre 2003 et 2012. »

« Le système d’éducation français est plus inégalitaire en 2012 qu’en 2003... »

Si l’on prenait en compte uniquement « les performances en mathématiques des élèves les plus favorisés (ceux du premier quartile de l’indice), la France se classerait en 13ème position sur les 65 pays … Si l’on compare uniquement les performances en mathématiques des élèves les plus défavorisés (ceux du dernier quartile de l’indice), la France n’arrive qu’en 33ème position sur les 65 pays ». Soit 20 places d’écart !

« La France se classe parmi les pays de l’OCDE où la discipline est le moins respectée... »

Ces remarques confirment le constat, de tous les obsevateurs attentifs depuis les premières publications, mais aussi nos impressions d’enseignants de terrain depuis les années 2000.

Question primordiale : ce recul a-t-il commencé en 2000, avec la première étude Pisa ?

Étude DEPP 2008

La baisse a-t-elle commencé plus tôt ?

L’Éducation Nationale [14] remonte plus loin encore avec l’étude portant sur l’évolution en CM2 des niveaux des écoliers entre 1987 et 2007. La Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP), au ministère, compare les performances en français et en calcul des élèves de CM2 en 1987, 1999 et 2007.

Le tableau, (étude API7, p. 8) et les graphiques reproduits, ci-dessous, résument, à eux seuls, et déjà en 2008, les enquêtes Pisa de 2009 et 2012. Notons que les figures 2 et 3 sont les reproductions de figures de la DEPP et non des graphiques construits. Ces présentations peu rigoureuses scientifiquement (pas de désignation sur les axes) semblent destinées à une diffusion limitée ...

Tableau 3 : Le calcul en CM2, DEPP 2008, Thierry Rocher

Désignation198719992007
Moyennes par rapport à l’écart type16 1987 0 -0,65 -0,84
Ecart-type de chaque étude 1 1,19 1,15
Taux d’écoliers dans le 1er décile 1987 10,00% 28,00% 32,00%
Taux d’écoliers dans le 1er quartile 1987 25,00% 51,00% 57,00%
Taux d’écoliers < la Médiane 1987 50,00% 75,00% 80,00%
Taux d’écoliers dans le 3ème quartile 1987 25,00% 13,00% 10,00%
Taux d’écoliers dans le 9ème décile 1987 10,00% 8,00% 4,00%

Figure 2 : Le calcul en CM2, moyenne générale, DEPP 2008, Thierry Rocher

Note de l’auteur : Essayons d’expliciter un peu cette reproduction de la DEPP : En abscisse, est notée la moyenne des scores autour de 0, l’écart type étant de 1 ; les valeurs négatives indiquent l’écart des valeurs inférieures à la moyenne et les valeurs positives l’écart des valeurs supérieures à la moyenne ; En ordonnée, sont notés en pourcentage les effectifs de chaque décile des populations enquêtées. L’année 1987 est prise comme référence. Les courbes obtenues sont représentées sur l’axe de 1987 en les faisant glisser.

Figure 3 : Le calcul en CM2, par catégories socioprofessionnelles, DEPP 2008, Thierry Rocher

Note de l’auteur : Il s’agit, là aussi d’une reproduction d’une figure de la DEPP. En abscisse, sont notés les années des enquêtes ; En ordonnée, sont notées les variations des moyennes de chaque catégorie d’appartenance à une « profession ou une catégorie sociale », par rapport à la moyenne générale de 1987, notée 0 et qui est prise comme référence.

Comment interpréter les résultats de cette étude ? Alors que les niveaux en français, entre 1987 et 2007 diminuent peu, ce que constatent aussi les études Pisa entre 2000 et 2012, en calcul , la figure ci-dessus indique une très forte baisse des niveaux ; les courbes, reproduites dans la figure 2, montrent bien un véritable effondrement des niveaux en 20 ans. La baisse de la moyenne (μ, traits rouges verticaux) est très importante entre 1987 et 1999 ; la situation s’est encore dégradée entre 1999 et 2007 mais moins fortement. La DEPP, constate que la moyenne des performances des écoliers de CM2 a baissé dans les niveaux de presque un écart-type initial (0,84 ). Ainsi « ce serait presque une année d’apprentissage que les élèves de CM2 ont perdu entre 1987 et 1999 » selon Rémi Brissiaud [15], enseignant chercheur à Paris 8, qui a ressorti, en 2012, cette étude passée inaperçue lors de sa publication, en 2008. « Il est légitime de s’inquiéter à partir de 20 % ... », précise-t-il. Or il s’agit de 84 % de baisse entre 1987 et 2007 !

Cette enquête peut être considérée comme une expérimentation en double aveugle, selon ce même auteur, d’où son importance comme preuve irréfutable de l’effondrement des niveaux. La raison, invoquée par ce dernier, tiendrait dans l’introduction de l’apprentissage du comptage-numérotage en maternelle dans les années 1980. Cette erreur pédagogique est probablement une des explications. L’abandon de la règle de trois, à partir du début des années 1980, en primaire, en est une autre.

Nous voyons aussi clairement apparaître l’école à deux vitesses : malgré l’incertitude des mesures évoquées par l’auteur de l’étude DEPP, le dédoublement de la courbe de Gauss est un signe … Cette étude aurait dû faire bondir nos responsables.

1987 serait, donc, le début de la chute. Les enfants de 12 ans ont aujourd’hui 39 ans ; ils forment, avec leurs cadets, la moitié de la population active. Peut-on déjà vérifier les conséquences de cette baisse de niveau à l’école, chez les adultes cette fois ?

INSEE 2012

Compétences des adultes, que savons-nous ?

Les enquêtes Pisa mesurent une dégradation des résultats nationaux depuis 12 ans et une relégation dans les classements. L’étude de la DEPP fait remonter la baisse des niveaux à trente années en arrières. L’INSEE [16] (IVQ 2011, publiée en 2012) que nous rapportons (étude API7, p. 9), étudie le niveau de compétences des adultes, à l’écrit, à l’oral et en calcul, dans un échantillon de 14 000 personnes de 16 à 65 ans ; cette enquête réalisée une première fois en 2004 nous donne les premières indications. Mais les résultats sont tellement surprenants que l’on a du mal à y croire ; l’on refait ses calculs, et, les lecteurs, surpris, ont comme premier réflexe de mettre en doute les résultats.

Cette étude, mêlant des données sur l’illettrisme et l’innumérisme, est présentée d’une façon que l’on pourrait qualifier, à minima, de peu claire, en ce qui concerne le calcul. Un lecteur non averti ne retient que les résultats mis en avant par l’auteur. On peut donc s’interroger légitimement, là aussi, sur la volonté réelle de l’auteur dans cette communication. Des chiffres raisonnables sont ainsi mis en avant et les résultats illettrisme et innumérisme apparaissent dans le même tableau.

Voici le « vrai » graphique reconstruit par nos soins, à partir des données INSEE :

Graphique 1 : Personnes adultes en difficulté en calcul selon l’INSEE

En 2011 (en rouge), l’étude montre que 70 % des adultes, en moyenne (ensemble), de 18 à 65 ans ont des compétences médiocres ou préoccupantes en maths et que la situation s’est dégradée depuis 2004 (en bleu), les taux augmentant. Il n’y aurait donc que 30 % d’adultes, en moyenne (en jaune), à l’aise en calcul et capables de maîtriser la proportionnalité, dont les pourcentages et les fractions.

Le questionnaire IVQ, lui-même, comprenant 22 items seulement, ne recouvre que les trois quarts des notions fondamentales que l’on devrait tester. Les fractions, les formules, la lecture de tableaux ou d’une figure, la numération sexagésimale, ne sont pas testées.

Piaac 2013

Une étude beaucoup plus sérieuse qui ne nous ménage pas

L’OCDE étudie avec le Programme international d’évaluation des compétences des adultes (Piaac), comme dans Pisa, les niveaux de littératie et de numératie. Le rapport Piaac de 2013 dépeint une situation française où les compétences fondamentales sont mal maîtrisées par comparaison avec nos partenaires de l’OCDE (ici, 23 pays). Dans la note par pays et le résumé correspondant, l’OCDE donne le ton : « Les compétences en littératie et en numératie des Français se situent parmi les plus basses des pays participant à l’évaluation. » S’agissant du premier rapport, l’évolution récente n’apparaît pas.

Numératie

La France, parmi les 23 pays de l’OCDE étudiés, occupe systématiquement, quel que soit le critère mesuré, une des cinq dernières places avec l’Italie, l’Espagne et Chypre. Tous nos autres partenaires sont devant et le score moyen des adultes français est très « significativement » en-dessous de la moyenne des autres pays, comme le souligne l’OCDE.

L’OCDE utilise ici 6 niveaux en calcul correspondant, avec des mots, à la terminologie suivante (étude API 7, p. 14) :

Tableau 4 : C orrespondance entre les niveaux Piaac et les niveaux API

Niveaux Piaac < 1 1 2 3 4 5
Niveau API En très grande difficulté en grande difficulté en difficulté à l’aise expérimenté expert

L’enquête confirme l’ordre de grandeur de 30 %, obtenu par l’INSEE : 38 % des adultes sont, au moins, de niveau [3], c’est à dire à l’aise en calcul et donc 62 % sont en difficulté petite, grande ou très grande [<1, 1 et 2] (étude API 7 , p. 17).

Graphique 2 : Personnes adultes en difficulté en calcul selon l’OCDE

N.B. de l’auteur : Le classement sur les niveaux [<1, 1 et 2] et sur les niveaux [3, 4 et 5] devrait être le même ; en fait, la catégorie « pas de réponse » perturbe quelque peu cette règle. Pour la plupart des États, le taux correspondant est voisin ou inférieur à 1. Cependant pour les États-Unis, 4,2 %, la Flandre, 5,2 % (et non la Belgique) et Chypre, 17,7 %, cela peut induire une petite variation dans la comparaison des classements.

Michael Handel, Northeastern University, 2013

Grâce aux enquêtes, nationales et internationales, nous connaissons, maintenant, l’évolution des niveaux des enfants de CM2, des jeunes à 15-16 ans et des adultes de 18 à 65 ans. Mais revient l’éternelle question : A quoi ça sert les maths ? A développer sa culture générale, à apprendre à raisonner ? Le but est-il encore utilitaire ?

A quoi ça sert les maths à la maison, aujourd’hui ?

Dans la vie de tous les jours, on a l’impression qu’avec les cartes bancaires, les chèques pré remplis, les impôts déjà calculés, on n’a plus l’occasion de calculer. C’est la réalité d’aujourd’hui. Mais que peut-il donc rester des notions d’ordre de grandeur même si l’environnement quotidien y pourvoit ?

Et au travail, aujourd’hui ?

A cette question, on ne pouvait pas répondre précisément, jusqu’au début de 2013. Les philosophes ont, c’est sûr, longuement débattu sur l’utilité des mathématiques. Mais, dans les entreprises, en 2013, nous n’avions pas d’éléments précis.

L’étude américaine, de Michael Handel [17], commanditée par l’OCDE et la Northeastern University de Washington, apporte une réponse rigoureuse, en mars 2013. Elle étudie près de 5 000 personnes à leur poste de travail et et elle montre que les calculs de base, jusqu’à la proportionnalité, leur sont indispensables. Les mesures indiquent que 68 % à 94 % des postes de travail requièrent des compétences de base. Pour les mathématiques plus complexes, les taux sont bien moindres (étude API7, p. 18).

Tableau 5 : Taux d’utilisation des notions mathématiques requises au travail

Notions mathématiques Taux requis au travail (%)
Numération, ordre 94
Addition - Soustraction 86
Multiplication - Division 78
Proportionnalité (%, fractions, ...) 68
Autres notions plus complexes < 22

Graphique 3 : Étude « What do people do at work ? », Michael Handel,

Ces taux concernent les compétences requises au travail aux Etats-Unis. Ils définissent des conditions idéales et, certainement, universelles en 2013. Ce sont les mêmes, à n’en pas douter, en Europe. Comment fait-on, donc, en France où seulement 30 % des adultes selon l’INSEE ou 38 % selon Piaac, maîtrisent la proportionnalité (dont les pourcentages, les fractions, ...) alors que les postes de travail, similaires aux postes américains, en nécessiteraient 68 % ? Et bien, la réponse qui vient à l’esprit immédiatement, c’est que l’on fait tant bien que mal, mais, en tous cas, sûrement, un peu plus mal que nos partenaires plus cultivés en maths. Sinon, à quoi cela servirait d’aller à l’école ?

Compétences requises et compétences offertes comparées

Pour établir une correspondance entre les niveaux requis au travail selon l’étude de Mickael Handel, et les résultats de PIAAC, nous regroupons les quatre opérations (addition, soustraction, multiplication, division) dans le même niveau de compétence. Ce choix est imposé par la définition des niveaux faite par l’OCDE, alors que Handel les sépare avec juste raison (tableau 5). Dans ces conditions, le taux retenu est le majorant des deux catégories fusionnés, 86% et 78 %, soit 86 %.

En France,

En se référant à l’étude API7 p. 15 et 17, on peut construire le tableau suivant liant les taux d’incompétence et de compétence, soit pour la France :

Tableau 6 : Calcul du taux de compétence adultes, en France, données Piaac

Niveaux Piaacet notions <1Numération <1 et 1Les 4 opérations <1, 1 et 2La proportionnalité
Compétences API A B C
Taux d’incompétence (Piaac) 9,10% 28,00% 61,80%
Taux de compétence 90,10% 71,10% 37,30%
Pas de réponse 0,80% 0,80% 0,80%
Total 100,00% 99,90% 99,90%

On peut ensuite rapprocher, dans le tableau suivant, les données de Michael Handel (tableau 5), avec celles de Piaac, ci-dessus.

Tableau 7 : Compétences réelles et compétences requises en France

Numération
Les 4 opérations|Proportionnalité
Compétences API A B C
Taux de compétence (Piaac) 90,10% 71,10% 37,30%
Taux requis au travail (Handel) 94,00% 86,00% 68,00%

Graphique 4 : Compétences réelles et compétences requises en France

En France, les compétences A et B des personnes sont inférieures ou très inférieures, pour la catégorie C aux compétences requises (-45 %).

Et chez quelques uns de nos partenaires et néanmoins concurrents,

Tableau 8 : Compétences réelles et compétences requises au Japon

Numération
Les 4 opérations|Proportionnalité
Compétences API A B C
Taux de compétence 97,60% 90,60% 62,60%
Taux requis au travail 94,00% 86,00% 68,00%

Au Japon, les compétences A et B des personnes sont supérieures à celles requises ou presque en adéquation pour les compétences C(- 8 %).

Tableau 9 : Compétences réelles et compétences requises aux Pays-Bas

Numération
Les 4 opérations|Proportionnalité
Compétences API A B C
Taux de compétence adultes (PIAAC) 94,20% 86,10% 56,40%
Taux requis au travail (M. Handel) 94,00% 86,00% 68,00%

Aux Pays-Bas, les compétences A et B des personnes sont pratiquement en adéquation avec celles requises. Elles sont proches, compétences C, de celles requises (- 17 %).

Tableau 10 : Compétences réelles et compétences requises en Allemagne

Numération
Les 4 opérations|Proportionnalité
Compétences API A B C
Taux de compétence adultes (PIAAC) 94,00% 80,10% 49,20%
Taux requis au travail (M. Handel) 94,00% 86,00% 68,00%

En Allemagne, les compétences A et B des personnes sont pratiquement en adéquation avec celles requises. Pour les compétences C, elles sont assez proches (- 28 %).

Tableau 11 : Compétences réelles et compétences requises en moyenne dans les 23 pays OCDE

Numération
Les 4 opérations|Proportionnalité
Compétences API A B C
Taux de compétence adultes (PIAAC) 93,80% 79,80% 46,80%
Taux requis au travail (M. Handel) 94,00% 86,00% 68,00%

Dans l’OCDE, en moyenne des 22 pays participant à Piaac (hors Chypre), les compétences A et B des personnes sont en adéquation avec celles requises. Les compétences C sont assez proches du niveau requis (- 21 %).

Le décalage constaté dans tous les pays entre les compétences C requises et celles des adultes tient au fait que les compétences des adultes au travail (non mesurés) doivent être bien meilleures que les compétences de tous les adultes, travailleurs, chômeurs, inactifs, mesurées par Piaac.

Et les TIC, les calculs au tableur ?

Outre la littératie et la numératie, l’OCDE a étudié dans Piaac 2013, la résolution des problèmes dans un environnement TIC. Las ! La France n’ a pas participé à cette partie de l’enquête, avec l’Italie et l’Espagne. Cet évitement est lourd de sens. Même si le tableur n’est pas le seul outil TIC, son emploi au travail est incontournable, quelque soit le poste. Un adulte ne maîtrisant pas les fondamentaux du calcul et la proportionnalité, ne sera pas en mesure d’utiliser les fonctions principales du tableur. Cette absence de données, n’augure pas d’une bonne utilisation des TIC en France dans les entreprises.

Comparaison avec notre sémillante voisine

L’économie allemande distance la France et s’impose à l’export. La production manufacturière (étude API, p. 27) décline en France et croît en Allemagne. Pourtant, l’Allemagne a un coût horaire [18] dans l’industrie manufacturière de 37,27 € et la France de 37,11 €. A cela s’ajoute le fait que la France forme 33 000 ingénieurs et 12 000 étudiants en masters sciences, soit, au total, autant de scientifiques que l’Allemagne. Une différence notable entre les deux pays : la bonne santé des entreprises allemandes permet d’affecter des budgets conséquents à la Recherche et au Développement, et donc à la formation, au contraire de la France. C’est une première explication partielle.

Graphique 5 : Productions manufacturière comparée entre la France et l’Allemagne (OCDE)

Ce graphique, en ciseaux, des productions manufacturières comparées (indice 100 en 2005) où l’Allemagne progresse et la France décroît peut être rapproché de l’évolution comparée des deux pays mesurée par les enquêtes Pisa (tableau 1). En numératie, l’Allemagne progresse sans cesse et nous régressons sans cesse depuis 2000 chez les jeunes de 15 ans. L’impact est maintenant visible chez les adultes, où le niveau allemand est proche du niveau requis, ce qui n’est pas le cas en France. Dans nos déconvenues économiques, mettre en cause le niveau culturel en maths de la population scolaire ou adulte serait-il insensé ?

Chômage et innumérisme

Ce n’est pas vraiment déraisonnable de faire ce rapprochement 

Au début du siècle dernier, on pouvait dire qu’au-delà de l’argent investi, seul le niveau culturel moyen de la population expliquait les différences entre les économies de subsistance africaines et asiatiques, et les économies industrieuses européennes et américaines. Aujourd’hui, sous prétexte que les pays de l’OCDE ont des performances très resserrées, ne pourrait-on plus invoquer le facteur culturel dans le développement économique ? L’un des principaux indicateurs économiques étant le taux de chômage, se pourrait-il qu’il soit totalement indépendant du niveau culturel de la population concernée ?

Dans les pays étudiés par le programme Piaac, examinons la dépendance du chômage par rapport à un taux d’innumérisme modifié. Ce nouveau taux est calculé à partir des pourcentages mesurés du niveau PIAAC [<1, 1 et 2], pour obtenir un taux modifié moyen de 10, proportionnel au taux moyen initial de 52 % (graphique 4 et Étude API 2, p. 17). L’inverse du coefficient multiplicateur est donc de 5,2 (pourcentage divisé par 5,2 = taux d’innumérisme modifié). Ce taux, proportionnel au taux initial, est introduit pour une lecture graphique plus facile, sans que cela altère la signification mathématique.

Tableau 13 : Taux d’innumérisme et taux de chômage (sources Eurostat) en novembre 2013

Pays OCDETaux d’innumérisme modifiéTaux de chômage (%)
Japon 7,0 4,0
Belgique 7,9 8,4
Pays Bas 8,0 6,9
Finlande 8,1 8,4
Norvège 8,3 3,3
Suède 8,3 8,0
Danemark 8,6 6,9
Slovaquie 8,8 14,0
Autriche 9,1 4,8
Tchéquie 9,2 6,9
Allemagne 9,5 5,2
Estonie 9,7 9,0
Australie 10,0 5,8
Canada 10,4 6,9
Royaume Uni 11,1 7,2
Corée 11,2 2,9
Pologne 11,8 10,2
États-Unis 11,8 7,0
France 11,9 10,8
Irlande 12,2 12,3
Italie 13,6 12,7
Espagne 13,6 26,7
Moyenne 10,0 8,6

Graphique 6 : Taux de chômage et d’innumérisme comparés dans l’OCDE en novembre 2013

 

 

Les deux courbes suivent des évolutions « parallèles ». La corrélation entre les deux semble forte. Effectivement, le coefficient de corrélation de Pearson calculé, r, est de 0,57. C’est une bonne corrélation et si l’on ne tient pas compte de la Corée [19] , de la Slovaquie [20], de l’Espagne [21] qui ont des écarts plus ou moins atypiques parfaitement explicables, le coefficient bondit à 0,70 et la corrélation est, alors, forte.

Nous entendons les critiques s’élever ...

S’il y avait une corrélation forte, dans le temps, entre le nombre de cigognes en Alsace et le taux de natalité [22], ce serait donc un indicateur et non une preuve. Nous n’aurions pas la certitude que les bébés alsaciens aient été déposés par les cigognes. Si dans 20 régions du monde différentes, la même corrélation forte était établie entre le nombre de cigognes et le nombre de naissances, nous n’aurions toujours pas une condition nécessaire et suffisante pour prouver ce mode de transport des bébés, mais nous aurions une condition nécessaire, avec une bonne probabilité. Alors les cigognes seraient un indicateur fort, suggérant qu’il existe un lien, pour une raison ou une autre, entre elles et la natalité des bébés. Elles seraient le témoin d’un environnement favorable à la natalité humaine, dont il faudrait déterminer les causes précises. Le taux d’innumérisme, ou plus largement le niveau culturel, est bien un témoin de la bonne santé, ou non, d’une économie développée.

Exemples de terrain

Quelques perles de mes élèves de lycée professionnel nous éclairent sur les compétences de certains jeunes arrivant au seuil de la vie active.
 A la question « 350 + 10 », Aurélie, dix-sept ans, en CAP, répond « 370 » et n’en démord pas, confirmant son calcul en répondant « 70 » à la nouvelle question plus simple « 50 + 10 »...
 A la question orale, « tu as seize ans, et dans vingt ans, quel âge auras-tu ? » Élise aussi en apprentissage, ne peut pas répondre ; la question est donc simplifiée :
 « Dans un an, quel âge auras-tu ?
 Dix sept ans.
 Et dans deux ans ?
 Dix-huit ans (en comptant sur ses doigts).
 Et dans trois ans ? »

… La réponse n’est jamais venue.
 Le malade hospitalisé, au téléphone, demande à la jeune aide-soignante qui vient lui prendre la tension :

 « Quel est mon numéro de chambre ? »

La jeune fille ressort et regarde sur la porte :

 « Soixante deux-mille cinquante cinq. »

Le patient fait répéter :
 « Soixante deux-mille zéro cinquante cinq ? »

A ce moment-là, une collègue plus âgée intervient :

 « Six mille deux-cent cinquante-cinq ».

Ces jeunes en difficulté représentent 10 % de la population, selon Piaac et l’INSEE.

Et encore, chez ces étudiants :
 Une jeune fille de 20 ans, en classe préparatoire scientifique, répond : « Heu … 20 mètres ? » à une question sur la hauteur de la Tour Eiffel … Les ordres de grandeur lui font défaut. L’intervenant note que, s’agissant de traverses métalliques, 2 pots de peinture verte de 10 kg devraient suffire et qu’un peintre expérimenté pourrait effectuer les travaux en, disons, 15 jours. La jeune fille a alors commencé à se rendre compte de l’absurdité de la situation...
 Entendu au lycée, mais aussi à la fac, lors d’un contrôle en maths : « Si j’ai droit à la calculette, je suis sauvé, sinon je suis perdu » .

Nos responsables, eux-mêmes, sont en situation d’innumérisme.
 Deux ministres successifs de l’Éducation nationale, Xavier Darcos et Luc Châtel, ont été pris en flagrant délit d’incompétence en calcul : 10 objets coûtent 22 €, combien coûtent 15 objets ? A cette question, posée par Jean-Jacques Bourdin sur RMC, Luc Châtel répond 16,50 € (???). Monsieur Darcos, invité du Grand Journal sur Canal +, en 2008, à un problème similaire de proportionnalité sur le prix de crayons, a répondu à la journaliste : « Mais je ne sais pas faire ça, moi ! » et il s’est esquivé.
 http://lemonde-educ.blog.lemonde.fr/2011/06/07/regle-de-trois-quand-les-ministres-sechent/
 
 Valérie Pécresse, ancienne ministre de l’Enseignement supérieur, constate en mars 2011 au Petit Journal de Yann Barthès sur Canal + que les impôts locaux de la Seine-Saint-Denis augmentent sous la gauche : « 30 % pour le département et 58 % pour la région. Pof ! 88 % au total ! ». Ce n’est pas l’erreur qui est critiquable, mais la logique naturelle qui est suivie, qui montre bien que la personne en cause ne maîtrise pas du tout les pourcentages, niveau troisième de collège.
 http://www.ozap.com/actu/valerie-pecresse-compter-petit-journal-yann-barthes/405258

Les journalistes ne sont pas en reste : en octobre 2012, Le Nouvel Observateur publie une étude de 10 pages sur le bonus-malus écologique de la loi de finances 2013 où les augmentations annoncées, en pourcentage, sont toutes fausses !

Dire que le calcul et les maths ne servent plus à rien, c’est ne jamais avoir eu en face de soi ces professionnels qui vous avouent :
  « Je suis contrôleur des impôts et j’ai été obligé de réinventer le calcul à 32 ans et de me mettre au produit en croix... après avoir passé et réussi le concours ».
  « Je suis cadre au Conseil régional et j’ai découvert le sens de la division sur les bancs de l’Université à 25 ans, en maîtrise de Météorologie ».
  « Je suis professeure des écoles, j’ai 26 ans et j’ai découvert le sens des retenues dans les soustractions à ... l’IUFM ! »
  « Je suis chef de chantier en électricité et j’ai découvert le produit en croix à 33 ans quand j’ai été obligé de remplacer mon chef ».
  « Je suis maire d’une petite commune, et un des cantonniers a préféré attendre l’élu responsable pour estimer le nombre de camions nécessaires à l’évacuation d’un tas de gravats, retardant l’enlèvement et perturbant ainsi la circulation ; en plus de la proportionnalité, il fallait tenir compte d’un petit calcul de volume ! »
  « Je suis directeur commercial et je me suis rendu compte que les calculs de mes commerciaux (Bac + 2 minimum) étaient souvent fantaisistes. Chaque fois que je recrute de nouveaux commerciaux, sous un prétexte commercial, je les forme aux calculs de pourcentage ... »
  « J’ai 44 ans, je suis cadre dans une société d’édition et chaque fois que je dois calculer un pourcentage, je fais appel à l’un de mes collègues. »
  « Je suis cadre dans une entreprise spécialisée en énergies nouvelles, de 50 salariés, en cours de liquidation. Un contrat de centrale solaire de 700 000 € déjà livré, a été annulé, suite à une erreur de calcul dans le document contractuel de départ ».
 Un jeune négociateur français dans une réunion internationale, il y a quelques années, a demandé s’il pouvait utiliser sa calculatrice de poche, devant des Asiatiques médusés.
 Ces témoignages d’adultes sont rapportés par nos adhérents (associations pour la prévention de l’innumérisme).

Nous parlons ici, en citant ces exemples, de deux Français sur trois (Piaac 2013). Comment peut-on penser qu’il n’y aurait pas d’impact, dans les entreprises, sur la rapidité d’exécution du travail, la justesse des décisions, en un mot, leur bonne marche ?

L’échec en math, c’est souvent l’échec tout court. Comment un jeune qui a été dévalorisé à l’école, stigmatisé par ses résultats en maths, peut-il, une fois dans la vie active, créer son entreprise alors qu’il ne connaît rien aux pourcentages ? Comment le salarié d’une TPE, peut-il reprendre la « boîte de son patron » qui part à la retraite, alors que depuis toujours, il sait que ses compétences en maths (les pourcentages, encore une fois), sont insuffisantes. Même s’il se sait bon technicien, il pense ne pas avoir les atouts pour reprendre les rênes de l’attelage comprenant les salariés, les contraintes administratives et commerciales, les difficultés prévisibles. Souvent, ce manque de confiance en lui, l’empêchera de franchir l’obstacle psychologique.

 

Lier innumérisme et économie, un raisonnement absurde ?

Les constats scientifiques internationaux sont posés. La comparaison de la situation française avec celle de ses partenaires proches est établie. L’éclairage du terrain est instructif. Est-ce insensé d’avancer l’idée que l’économie d’un pays, comme il y a un siècle, dépendrait, en partie, du niveau culturel moyen de sa population ? Non, le chômage est une des mesures du niveau de dynamisme d’une économie et dans les pays étudiés par l’OCDE, son taux est, donc, semble-t-il, dépendant du taux d’innumérisme des adultes (graphique 6). De quelle manière, alors, cette cigogne, la compétence en calcul, pourrait-elle faire le printemps économique ? La compétition entre des économies de niveaux comparables pourrait-elle être arbitrée par le niveau culturel moyen des habitants de ces pays, toutes choses étant égales par ailleurs ? Cette condition serait donc nécessaire mais non suffisante, bien sûr, pour figurer en haut du podium.

Qu’est-ce à dire ? S’il s’agit bien d’une condition nécessaire, la situation, décrite ci-dessous et espérée par nos dirigeants, est fortement improbable, à moins de découvertes, en mer d’Iroise ou au large de la Guyane, de réserves pétrolières gigantesques immédiatement exploitables, à moins d’exploiter tous les gisements de gaz ou d’huile de schiste de métropole dans les années qui viennent, à moins qu’Airbus prenne l’intégralité du marché mondial de l’aviation, Boeing disparaissant, à moins que ...

Rêvons donc un peu comme nos dirigeants : le plein-emploi, avec 5 % de chômeurs et un niveau d’innumérisme inchangé (il le restera jusqu’à la prochaine mesure de Piaac 2016) donnerait la courbe suivante :

Graphique 7 : Hypothèse du retour au plein emploi 

La France serait dans la position de la Corée19 et de la Norvège, riche de son pétrole de la mer du Nord. Elle serait toujours 19ème au classement de l’innumérisme, mais bondirait de la 18ème à la 4ème place, pour ce qui est du chômage. Le coefficient r en serait fortement abaissé (0,51 au lieu de 0,57). La corrélation serait, ainsi, moins forte. Ce scénario est, donc, très, très improbable.

Agir contre le chômage, c’est contrôler les facteurs habituels, investissements, recherche, Mais,lorsque « tout aura été essayé » une fois de plus, depuis cette affirmation présidentielle datée d’il y a trente ans, il faudra bien envisager que le déficit culturel moyen en maths de la population puisse être un des freins. Il faudra alors le débloquer.

Au dix-neuvième siècle, l’industrie avait seulement besoin d’argent et d’une élite pour diriger. Le travail était fourni par une main d’oeuvre de journaliers peu éduqués. Ce temps n’est plus !

En l’état, tout ce que l’on peut espérer, c’est de suivre le mouvement de l’OCDE avec une amélioration en taux correspondant, au mieux, à l’amélioration de nos partenaires

Quelles solutions ?

La question revient dans tous les débats politiques : « Que faut-il faire ? »

Nous rapprochons le déficit culturel du taux d’innumérisme. Nous verrons, que seul ce taux peut être abaissé rapidement contrairement à celui de l’illettrisme. Les associations locales et nationales pour la Prévention de l’Innumérisme proposent donc une solution globale « culturelle » en complément des leviers économiques classiques, pour sortir de cette situation. Elles avancent un modèle pédagogique. Les outils ont été expérimentés avec succès, en collège, CFA et LP. Un « démonstrateur » national se met en place pour l’année 2014-2015. Un plan d’action sera ainsi présenté dans une deuxième partie, pour une objectif à court-moyen terme.

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Michel Vigier,
Ingénieur ENSC Clermont Ferrand (20 ans dans l’industrie)
Professeur de mathématiques (depuis 1993)
Président Association pour la Prévention de l’Innumérisme (depuis 2009)