Olivier Jaccomard creuse son sillon dans MathémaTICE autour du thème TICE et pédagogie différenciée.
Une révolution qui se déroule sous nos yeux est sans doute celle de nos échanges. Il suffit pour cela de remarquer comment ceux-ci ont évolué à tous points de vue : en rapidité, distance, interactivité et volume.
Or, parallèlement, pour différentes raisons (massification, complexification des métiers...), notre enseignement a lui aussi évolué : d’une simple transmission à sens unique hier, il est bien aujourd’hui plus dans l’interactivité et le débat contradictoire.
Voila peut-être pourquoi de nombreuses expériences sont tentées pour utiliser les avancées de l’un des domaines pour améliorer l’autre, à savoir utiliser les nouvelles techniques d’échanges de notre époque (ordinateurs, vidéoprojecteurs, TBI, tablettes), pour améliorer les nouvelles conceptions de l’enseignement qui émergent depuis deux siècles (Freinet, Montessori, pédagogie différenciée, Main à la Pâte,...).
Malheureusement, l’utilisation de ces nouvelles technologies n’est pas toujours couronnée de succès, loin de là. Peut-être parce que déjà, au niveau de l’enseignement, nous ne savons pas vraiment ce qui permettrait de favoriser une acquisition des connaissances satisfaisante. Peut-être aussi parce que nous ne savons pas suffisamment comment fonctionne le cerveau. En exagérant, nous pourrions reprendre à notre compte l’expression « comme une poule devant un couteau », à double titre : pour notre faible connaissance du cerveau, et pour l’utilisation judicieuse ou non de ces nouveaux outils que sont la tablette ou l’ordinateur.
Il faut donc, avant de penser à expérimenter des technologies nouvelles, se poser la question : dans l’idéal, que voudrions-nous que la technologie nous permette, et pourquoi ?
Pour ma part, suite à ma vingtaine d’années d’expériences diverses et variées, en tant que simple enseignant de mathématiques en Collège, dans une optique d’outils techniques à mon service, voilà ce que je souhaiterais :
- 1°) La gestion d’une pédagogie différenciée au niveau du rythme : le temps d’assimilation de chaque élève doit être respecté et contrôlé.
« Respecté » : en effet, pour établir un parallèle, nous ne lisons pas tous à la même vitesse. Cela ne veut pas dire que ceux qui lisent le plus lentement ne comprennent pas le sens de ce qui est écrit. C’est parfois ceux qui ont lu trop vite qui commettent un contre-sens. Il en est de même dans notre rythme d’assimilation de nouvelles notions.
« Contrôlé » : il faut pouvoir intervenir en tant qu’enseignant, si un élève est bloqué à un endroit, pour l’aider à surmonter l’obstacle. Mais il faut qu’il ait le sentiment d’avoir réussi par lui-même.
- 2°) La gestion d’une pédagogie différenciée au niveau du contenu : il est surprenant de constater combien de fois une même notion est vue au cours de la scolarité (un exemple : la notion de fractions). Certains élèves ont donc besoin de revoir des notions que d’autres ont assimilées depuis longtemps. De plus, le contenu à enseigner peut être différent, en fonction des capacités d’assimilation du moment : exercices complexes pour les uns, exercices d’application pour les autres. L’idéal serait de permettre aux uns et aux autres d’étudier selon leurs besoins.
- 3°) La gestion d’évaluations « repassables » : le sentiment de réussite et d’estime de soi de chaque élève est essentiel : c’est fondamental pour obtenir une motivation, elle même essentielle pour une bonne mémorisation. Il doit donc être préservé, ou, le cas échéant, reconstruit. Et le fait d’évaluer une notion une fois, de façon définitive non seulement peut battre en brèche cette estime de soi, mais elle ne présume en rien de l’acquisition ou non de cette notion par l’élève : il peut très bien être malade ce jour-là, ou mieux comprendre après le contrôle parce qu’il a fait d’autres exercices sur d’autres supports, etc. La conséquence est que beaucoup d’élèves, et notamment en mathématiques, s’estiment « nuls en math », dès le départ. Il faut donc d’une part, donner la possibilité de repasser un contrôle, et d’autre part, plutôt thésauriser les réussites que les échecs, en notant essentiellement comme acquis les objectifs atteints.
- 4°) La gestion de groupes : l’interactivité entre élèves peut permettre à chacun de progresser, et surtout de mieux comprendre ce qu’est une démarche scientifique en confrontant son point de vue avec celui des autres.
Il faut donc, en pédagogie différenciée, que nous puissions très rapidement établir des groupes entre les élèves qui planchent sur le même problème, de façon à équilibrer les temps individuels (qui sont utiles pour l’assimilation personnelle) et les temps collectifs (qui sont utiles pour la confrontation et l’élaboration de nouvelles idées).
- 5°) La gestion de problèmes à plusieurs solutions ou dont la solution n’est pas évidente à première vue : la nécessité de tâches complexes, de problèmes ouverts, etc. n’est plus à démontrer : elle apprend à mobiliser des connaissances différentes ensemble, des savoir-faire, et aussi à se retrouver dans ce laps de temps inconfortable pour les enfants (car non sécurisé) où l’on cherche sans trouver.
- 6°) La gestion de supports variés : la variété des supports (texte, son, image, vidéo) améliore aussi la compréhension (par exemple, une vidéo qui montre comment tracer une parallèle à une droite passant par un point, et qui tourne en boucle, augmente le nombre d’élèves capable de refaire eux-mêmes la construction) et gomme les handicaps.
Mettre en place une telle pédagogie sur une heure de cours, « à la main », pendant toute une année scolaire, relève de la gageure : le temps d’enseignement dans le secondaire est trop rapide. En revanche, à l’école primaire, le fonctionnement par atelier et l’évaluation repassée, par exemple, sont monnaie courante.
Voilà donc un domaine où la technologie peut prendre tout son sens : elle est au service d’un meilleur enseignement (et non l’inverse), et permet d’automatiser certaines tâches.
Mais est-elle techniquement à la hauteur de nos ambitions ? Personnellement, je pense qu’elle n’en est plus très loin, et que, au pire, d’ici une dizaine d’années, elle répondra au moins aux trois quarts de nos attentes.
Reprenons les six points précédents évoqués précédemment, et examinons-les en cherchant ce que l’informatique peut nous apporter :
- 1°) la différenciation du rythme : il suffit de pouvoir mémoriser, heure par heure, où en est l’élève dans un parcours. Ainsi, au cours suivant, l’élève peut reprendre à l’endroit où il en était au cours précédent, nonobstant le travail personnel éventuellement fait entre temps. Actuellement, si la progression est suffisamment linéaire, cela peut se faire simplement, en prévoyant des espaces pour l’écriture manuscrite, dans un document numérique, et un cochage (ce que propose la plupart des traitements de texte, sous forme de formulaire).
De façon plus sophistiquée, dans un avenir proche, on peut imaginer un logiciel qui repère en temps réel où en est un élève, dans un graphe de parcours. Et si, en plus, ce logiciel indique tout ceux qui en sont rendus à ce même point dans le graphe, on peut gérer des groupes « à la volée », et améliorer le point 5 (la nécessité d’un travail commun, pour apprendre à confronter des points de vue et à argumenter).
- 2°) la différenciation des contenus : ici, il faut pouvoir varier les contenus en fonction des connaissances des élèves. C’est possible, à condition de faire des exercices diagnostiques. En l’état actuel, deux obstacles : difficile de diagnostiquer des connaissances complexes ou transversales (exemple : savoir démontrer en plusieurs étapes une propriété dans une figure géométrique complexe) ; difficile de proposer des exercices de remédiation adaptés (dans notre exemple : proposer d’autres figures complexes ? Plutôt morceler en guidant à travers les étapes ?).
Mais on peut déjà, pour des notions simples (démonstration à une étape, techniques de calcul,...) proposer des « graphes » de parcours. Autant cela est difficile (mais pas infaisable) à gérer sur le papier, autant le guidage sur ordinateur est-il parfaitement réalisable, à condition d’avoir le logiciel ad hoc. Sésamath travaille actuellement sur l’élaboration d’un tel modèle.
- 3°) la gestion des évaluations : là encore, actuellement, il est possible, par logiciel, de générer des évaluations possédant à la fois un peu d’aléatoire technique, mais aussi un choix au hasard parmi une série d’exercices complexes par exemples. Pour cela, des macro-commandes dans un traitement de texte suffisent. Par exemple, prévoir un caractère générique spécial (genre « µ ») qui sera remplacé, quand on lance une macro-commande, par un chiffre aléatoire entre 0 et 9. Ou encore, prévoir une commande du type /exo1 ;exo2 ;..., qui insère aléatoirement « exo1 » ou « exo2 » dans le document quand on lance la macro-commande.
La tendance actuelle : sur une machine (portable, tablette,...), on peut aussi évaluer l’élève avec une meilleure « aléatoirisation » et une plus grande variété des supports : c’est, par exemple, l’environnement de LaboMEP.
Cliquez pour atteindre la page d’accueil de LaboMEP
- 4°) la gestion de groupes : dans le cadre d’une classe avec des activités qui « partent dans tous les sens », on peut penser que le travail de groupe ne soit pas possible. Pourtant, on peut palier de manière classique à cet inconvénient : un temps collectif systématique (les « questions rapides » en début de séance), des ateliers de recherche à disposition, que l’élève peut rejoindre quand il le désire, ou encore une heure de cours institutionnalisé par semaine. On peut aussi, là encore, imaginer d’utiliser l’informatique pour mieux gérer la classe : si un logiciel connaît à chaque instant où en est chaque élève, il peut proposer en temps quasi réel, des groupes rassemblant les élèves planchant sur les mêmes exercices.
Vous trouverez un embryon de ce que l’on peut faire actuellement en matière de suivi et d’évaluations ici : http://scolamath.free.fr/suivi.xlsm et http://scolamath.free.fr/modele.doc
- 5°) la confrontation de démarches différentes, dans des problèmes ouverts (solution non évidente) ou complexes (solution à plusieurs étapes) : Dans ce domaine, le fonctionnement actuel, sur papier, peut être simplement reproduit à l’identique, sur support numérique. Le seul intérêt en ce cas est de pouvoir s’y référer plus tard (grâce à la fonction d’enregistrement et la capacité de stockage) et de pouvoir le projeter instantanément à toute la classe, plus facilement qu’avec un support papier (par exemple en reliant téléphone portable en tant que Webcam, ordinateur portable et vidéoprojecteur – sous Android, un tel logiciel existe déjà : IP Webcam).
On peut aussi imaginer un travail à plusieurs sur un même document de synthèse, ce que fait un logiciel comme Etherpad. La plus-value pédagogique réside dans le fait que chaque élève voit ce qu’écrivent les autres d’une part (et peut donc intervenir), et peut mieux apporter sa « griffe » à l’édifice final : c’est donc un travail qui peut se révéler beaucoup plus collaboratif qu’avec un secrétaire qui reporte toutes les paroles du groupe.
En revanche, pour que l’enseignant puisse visualiser un travail fini, il faut qu’il en soit averti. L’idéal serait donc d’être automatiquement averti en cas de mise à jour d’un fichier. De cette façon, il serait possible pour l’enseignant de mieux gérer le travail de chaque groupe, d’éventuellement le vidéo-projeter, etc.
- 6°) La diversité des supports : ici, tout est déjà disponible. Une tablette est capable de diffuser texte, son, animation et vidéo, ce qu’est évidemment incapable de faire un simple papier. C’est donc un apport indéniable, et c’est même ce qui a très certainement contribué à introduire ces techniques dans nos manières d’enseigner. On peut même penser que cela va modifier totalement la façon de communiquer entre nous, un document multimédia étant véritablement considéré comme tel s’il utilise à bon escient ces différents supports (son, image, vidéo, texte). Il suffit de voir des sites comme Futurascience ou rue89 pour s’en convaincre.
Certaines des attentes techniques mentionnées ci-dessus existent déjà (traitement de texte et tableur, macro-commandes, portails de travail, exercices aléatoirisés...). D’autres sont à venir.
Il est en tout cas clair que certaines d’entre elles nécessiteraient, pour fonctionner que, dans une classe, tous les élèves soient équipés d’une tablette tactile avec stylet fonctionnel [1], qui leur permettent donc d’écrire, sans connaissance particulière (par exemple, sans utiliser les fonctions spécialisées pour écrire un texte mathématique dans un traitement de texte – même si les élèves, actuellement, utilisent facilement un traitement de texte, rares sont ceux qui l’utilisent pour écrire des formules mathématiques). Ceci permettrait, à minima, de tout centraliser sur un même support, et non sur de multiples livres et cahiers.
Il faudrait aussi que, pour le travail collaboratif et le contrôle de la progression des élèves, toutes les tablettes puissent communiquer entre elles ou avec un serveur sur internet ou intranet. Nous n’en sommes plus très loin : les débits en Wifi par exemple, augmentent fortement ces derniers temps. Et les outils pouvant être utilisés pour du travail collaboratif sont de plus en plus conviviaux (réseaux sociaux, blogs...).
Il faudrait enfin que tous les élèves puissent voir tout type de support (y compris, donc, des vidéos) éventuellement tous différents. A ce sujet, le langage de base des navigateurs Internet évolue fortement (html5, javascript), et répond de mieux en mieux aux besoins. De même, les réseaux de fibre optique, même s’ils ne couvrent encore qu’une petite partie du territoire, pourront répondre à la demande.
On voit donc que, en terme de progrès pédagogique (c’est à dire la capacité pour l’enseignant à mieux faire progresser chaque élève, en tenant compte en permanence de l’état dans lequel est l’individu), les techniques informatiques peuvent vraiment changer la donne, et permettre ce qui était jusque là de l’ordre de la science fiction ou de l’utopie.
Mais on voit aussi que si ces techniques sont utilisées sans avoir réfléchi sur leur finalité, elles sont pédagogiquement inefficaces.
Il est quasi certain que les études relativement récentes sur le cerveau en phase d’apprentissage, par imagerie à résonance magnétique [2] changerons encore nos façons d’enseigner, et qu’alors, la grande étendue des possibilités qu’offrent les ordinateurs nous permettra de mieux nous adapter aux stratégies qu’utilisent nos élèves pour comprendre, souvent encore surprenantes à nos yeux.