par Claire Meljac, Léonard Vannetzel, Louis-Adrien Eynard
Cet article a été repris dans Repères-Irem n° 81
Voir aussi l’article de Jean-Paul Fischer, déjà en ligne dans MathemaTICE
Malgré la place grandissante qu’occupent les discours sur la dyscalculie dans les domaines de la pédagogie, de la psychologie et des neurosciences, cette notion présente, en l’état des connaissances, des incertitudes théoriques majeures. Certains chercheurs l’envisagent comme un trouble spécifique du calcul, d’autres des mathématiques ou de l’arithmétique et les chiffres de prévalence varient sans consensus en la matière.
Ces insuffisances ont récemment été mises en évidence dans un numéro spécial Dyscalculie proposé par la revue ANAE [1], sous la coordination de Jean-Paul Fischer, Docteur en psychologie et en mathématiques.
Parmi les contributions proposées dans ce volume, une recherche prend le parti de se focaliser, non sur les enfants considérés comme « dyscalculiques » (pour éviter les incertitudes diagnostiques), mais plus largement sur ceux qui disent rencontrer des difficultés en mathématiques et qui en font mention dans un centre psychologique spécialisé dans les troubles des apprentissages (Vannetzel, Eynard & Meljac, 2009).
Les résultats de cette recherche menée sur 201 enfants à partir de 1558 dossiers d’enfants consultant dans ce centre sont pour le moins étonnants, et tranchent avec certaines considérations pourtant très répandues au sujet de la dyscalculie ; nous présenterons quatre cas d’enfants qui nous semblent significatifs des tendances observées.
Marie, 11 ans, décrite comme une élève appliquée et travailleuse, consulte pour des difficultés circonscrites aux mathématiques ; ses parents parlent de « dyscalculie ». L’année de CM2 s’est plutôt bien déroulée mais Marie rencontre, dès le premier trimestre de 6e, des incompréhensions massives en mathématiques, portant notamment sur les principes de proportionnalité et d’écritures fractionnaires. Alors que ses procédures de calcul sont de bonne qualité, il est presque impossible pour elle d’identifier les opérations arithmétiques à utiliser en situations de résolution de problèmes.
Un ensemble d’épreuves logico-mathématiques (test UDN-II), destiné à explorer ses compétences logiques lui est proposé. Les résultats de ce test mettent en évidence un retard de développement de la pensée logique (particulièrement marqué dans le domaine des invariants physiques, au sens piagétien du terme). En fait, Marie ne dispose pas de tous les « opérateurs » logiques requis pour mentaliser des situations-problèmes impliquant des notions abstraites ou des liens de causalités complexes. Les principes hypothético-déductifs lui sont inaccessibles, ce qui peut expliquer ses difficultés concernant les fractions et les proportions.
Le cas de Marie illustre bien certaines tendances observables chez les enfants consultant pour des difficultés en mathématiques : la famille évoque une dyscalculie (comme pour 16% des enfants de l’échantillon) alors que le problème est ailleurs. Les difficultés en mathématiques représentent, en quelque sorte la partie visible de l’iceberg. Marie rencontre des entraves développementales plus larges : elle ne peut se dégager suffisamment de l’aspect concret des situations physiques pour raisonner dans l’abstraction avec le recul suffisant. Marie aurait, durant une bonne partie du cycle primaire, compensé ses difficultés en travaillant beaucoup, et en aménageant des stratégies de contournement, mais le contenu du programme de 6e ne lui permet plus de telles procédures. Une aide logico-mathématique portant plus globalement sur le fonctionnement de sa pensée et sur le mécanisme d’abstraction réfléchissante lui est proposée (notion issue de la théorie de Piaget et dont l’implication dans certaines formes de dyscalculie est largement commentée par J.P. Fischer).
Ambre, 12 ans, en 5e, consulte pour des difficultés en mathématiques alors qu’elle obtient globalement de bons résultats dans les autres matières. Chétive et discrète, Ambre est, selon le corps enseignant, une élève très appliquée. Ses parents expliquent, lors de la consultation psychologique, qu’elle aurait tendance à éviter les situations où des données numériques interviennent ce qui, dans le cadre scolaire, la met évidemment en porte-à-faux.
Lors de l’examen psychologique, durant lequel Ambre se montre très anxieuse, on remarque qu’elle a tendance à éviter les notions numériques, y compris pour décrire des collections de jetons qui lui sont présentées (Épreuves d’Utilisation du nombre de l’UDN-II).
Avec une aide et des encouragements adaptés, Ambre parvient cependant à surmonter ses peurs et à « fréquenter » le nombre de manière appropriée sur des temps de travail relativement courts. Ses difficultés scolaires, semblent donc davantage relever d’une crainte du nombre (dont les raisons seraient à analyser) que d’obstacles de compréhension
Le cas de Ambre a été choisi, à la suite de celui de Marie pour :
– d’une part illustrer le fait que les consultations pour des difficultés en mathématiques concernent davantage les filles que les garçons, ce qui semble du à des stéréotypes sociétaux (idée selon laquelle les filles seraient moins efficientes dans les matières scientifique ; voir également à ce sujet une publication récente [2]).
– D’autre part, Ambre montre bien une autre tendance fréquemment observée dans les consultations pour troubles des apprentissages : les enfants avec des difficultés en mathématiques présentent souvent des dysfonctionnements affectifs qui dominent le tableau, parfois de manière très invalidante, ce qui relègue au second plan la dimension pédagogique.
Harold, 13 ans, double sa 5e sans présenter d’améliorations scolaires notables. Ses parents parlent d’un échec scolaire généralisé mais insistent particulièrement sur la question des mathématiques, secteur où, selon eux, les difficultés seraient particulièrement prégnantes.
Les résultats de l’examen psychologique montrent qu’Harold présente d’importantes difficultés de mémorisation, de planification et de manipulation mentale (mémoire de travail), autant de fonctions centrales dans tout apprentissage. Son niveau cognitif global (QI) est très inférieur à ce qui est attendu pour son âge et pour son niveau scolaire.
Le cas de Harold illustre bien une des principales tendances observables chez les enfants concernés : alors que seules des difficultés en mathématiques sont signalées, ces dernières sont en fait plus large et s’expliquent en premier lieu par des insuffisances cognitives globales, à considérer en tant que telles et auxquelles, sous certaines conditions, il est possible de remédier. Il est évidemment plus facile pour les parents de l’enfant - et parfois pour ses enseignants - d’évoquer une « dyscalculie » que de considérer la complexe et souvent douloureuse réalité de difficultés plus larges. Par ailleurs, la littérature scientifique montre bien les corrélations importantes entre développement cognitif général et apprentissage des mathématiques, au moins dans les classes primaires où les acquisitions de base sont dispensées (ce qui ne signifie évidemment pas que les enfants en difficultés en maths souffrent d’un retard cognitif global).
Sidney, 10 ans, CM2, consulte pour des échecs massifs en mathématiques, qualifiés d’incompréhensibles et insurmontables par son enseignant et ses parents. Décrit comme un bon élève dans la plupart des matières, on constate après examen psychométrique, que Sidney dispose, de capacités cognitives globales satisfaisantes (QI dans la moyenne).
Sidney réussit globalement bien toutes les épreuves proposées à l’exception de l’épreuve Arithmétique du WISC-IV qui implique des procédures de calcul. Le principe d’addition est acquis mais, les items impliquant des soustractions sont presque inabordables : Sidney est totalement désarmé pour utiliser la soustraction en situation de raisonnement. Ces éléments sont confirmés lors des épreuves de Gaston Mialaret (ensemble de petits problèmes mathématiques impliquant les 4 opérations élémentaires). De même, la multiplication est inabordable malgré une bonne connaissance des tables (la mémoire est intacte).
Sidney est un cas très particulier : avec un niveau cognitif global moyen, des entraves massives sectorisées au domaine du calcul, et sans trouble affectif associé, il est le seul enfant de l’échantillon (sur 201) à remplir tous les critères de la dyscalculie. Une remédiation logico-mathématique spécifiquement centrée sur la (re)découverte du nombre et de son utilisation lui est proposée.
En conclusion et très schématiquement, les enfants qui consultent pour des difficultés en mathématiques présentent des profils psychologiques particulièrement variés. Les causes et conséquences de ces difficultés apparaissent comme très diversifiées, et ne peuvent être envisagées sous un seul et même modèle explicatif. Prudence et souplesse interdisciplinaire sont donc de rigueur pour comprendre et remédier efficacement aux difficultés de ces élèves. A propos de la dyscalculie, le débat est ouvert… et actuel.
Auteurs, titres et affiliations :
• Louis-Adrien Eynard, psychologue, Université Paris Ouest-Nanterre
• Léonard Vannetzel, psychologue, Université Paris Descartes, Service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, GH Pitié-Salpétrière, 47-83 Bld de l’Hôpital, 75013
• Claire Meljac, Docteur en psychologie, Unité de Psychopathologie de l’Enfant et de l’Adolescent, CH Sainte-Anne, 1 rue Cabanis, 75014 ; Association DEEP, 7 rue Clisson, 75013