Dans la collection « impromptus du Pommier », Maurice Margenstern nous invite à nous promener en géométrie hyperbolique
par Alain Busser, Yves Martin
Maurice Margenstern est retraité de l’université où il enseignait l’informatique théorique. Ses recherches l’ont mené à se promener au pays de la géométrie hyperbolique, et il raconte ses promenades. Ce livre est donc un peu l’équivalent de ceux qu’amènent avec eux les randonneurs, à ceci près qu’une promenade se fait parfois au gré des improvisations, et en prenant le temps d’admirer le paysage.
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Après avoir longtemps travaillé sur les automates cellulaires hyperboliques - entre autres - Maurice Margenstern a souhaité rédiger un ouvrage non académique, explicitement « pour les amateurs de mathématiques » sur la géométrie hyperbolique, ouvrage qu’il a organisé sous forme de voyage.
À MathémaTICE, nous avons apprécié ce voyage, original, et avons souhaité en rendre compte en l’illustrant avec de la géométrie dynamique.
L’article est construit en onglets qui reprennent les chapitres du livre
• Le rêve. Introduction, bien entendu, proposée sous un angle très original. Mais aussi la balade la plus personnelle de l’auteur, qui fait naviguer l’auteur dans sa spécialité, avec de nombreuses illustrations couleur. Paradoxalement, c’est peut-être le chapitre le plus ardu, dans sa dernière partie (la collection de Léa), et bien entendu l’un des plus originaux de l’ouvrage. Le premier onglet revient longuement lui aussi sur ce chapitre.
• Voyage dans le temps. Chapitre sur l’histoire de l’avènement des géométries non euclidiennes, et en particulier de la géométrie hyperbolique. L’onglet correspondant détaille ce chapitre et propose des illustrations dynamiques sur le modèle de Beltrami.
• Voyage dans un monde hyperbolique. L’auteur propose un survol du monde hyperbolique en prenant le temps de détailler les constructions dans un modèle particulier, celui du disque de Poincaré, puis, dans une seconde partie, revient sur les automates cellulaires hyperboliques et fait le lien avec les figures du chapitre 1.
• Au coeur du monde hyperbolique. Ce chapitre reprend méticuleusement une construction axiomatique de ce que l’on appelle en général la géométrie absolue (celle qui est commune aux géométries euclidienne et hyperbolique, avant de les séparer). Parce qu’il est centré essentiellement sur la géométrie des configurations, comme le précédent, ce chapitre confirme que ce livre est bien, comme annoncé, un ouvrage destiné aux amateurs des mathématiques (et non pas aux spécialistes de la géométrie hyperbolique comme la fin du chapitre 1 aurait pu le laisser craindre).
• Impressions de voyages. L’ouvrage se termine par un bilan général de ce qui a été fait dans l’ouvrage, de la place de la géométrie hyperbolique en mathématique, mais aussi de la révolution philosophique qu’elle a provoquée. L’auteur aborde ensuite la place du chercheur et de la recherche dans la société.
Le rêve
Maurice Margenstern est comme un touriste, qui a exploré des pays peu connus, et qui lorsqu’il revient, veut partager les souvenirs de ces promenades effectuées dans le temps et dans des espaces hyperboliques. Mais pour évoquer un lieu particulièrement intéressant, il a besoin de mesurer la longitude et la latitude de ce lieu. Et là commencent les problèmes...
En effet, pour mesurer les coordonnées d’un point P du plan euclidien, on commence par mener, par ce point, la parallèle à l’axe des ordonnées (en bleu) et la parallèle à l’axe des abscisses (en rouge), qui coupent les axes en deux points ayant respectivement même abscisse et même ordonnée que P :
Une fois qu’on a réussi à graduer deux axes, la lecture des coordonnées sur les graduations est possible parce que le plan est archimédien. Mais au début de la construction, on devait mener par P la parallèle à l’axe des ordonnées : Oui mais laquelle ? En géométrie hyperbolique il y en a deux ! Voici une figure de Saccheri illustrant cela :
En bougeant le point M, on constate que la droite (AM) ne coupe pas forcément la droite verte : Quand ce n’est pas le cas, elles ont une perpendiculaire commune. Et les droites bleues, cas limites entre les droites ayant une perpendiculaire commune et les droites sécantes, sont les deux parallèles à la droite verte passant par A. Lorsque M est à la hauteur de A (et donc que la droite (AM) a une perpendiculaire commune avec la droite verte) et qu’on le fait aller progressivement vers l’une des deux parallèles, la perpendiculaire commune s’enfuit vers l’infini, ce que Saccheri estime « contraire à la nature d’une droite » [1] : En essayant de montrer par l’absurde que la géométrie est euclidienne, Saccheri a inventé, sans s’en rendre compte, une géométrie nouvelle : La géométrie hyperbolique.
Voici, dans le modèle du disque de Poincaré, la même figure que ci-dessus : Le bord du cercle clair ne fait pas partie du plan hyperbolique : C’est l’horizon et il est à l’infini. Le disque de Poincaré permet donc de montrer tout le plan hyperbolique et les droites hyperboliques sont visibles en entier. En particulier les deux parallèles à la droite verte passant par A touchent visiblement la droite verte sur l’horizon, donc à l’infini...
En bougeant M ci-dessus, on voit qu’il y a deux zones, en haut et en bas par rapport aux deux droites bleues, où M peut se situer pour que la droite AM (en rouge) coupe la droite verte (en un point marron). Et deux autres zones, à gauche et à droite, où M se situe lorsque les droites rouge et verte ne sont ni parallèles ni sécantes. Dans ce cas, leur perpendiculaire commune est en marron, et on voit nettement sa fuite vers l’infini lorsque M se rapproche d’une des droites bleues.
Maurice Margenstern analyse, avec des références à des évènements vécus, la dépendance des chercheurs au « poids de l’autorité » [2] : En ces temps d’évaluation par compétence, Saccheri n’aurait pas la compétence « critiquer une démarche, un résultat »...
Revenons à notre touriste désirant montrer où sont les endroits qu’il a visités : Ne pouvant définir de coordonnées dans le plan hyperbolique, deux choix s’offrent à lui :
- Décrire un chemin sur un pavage, en décrivant à chaque pas, vers quel pavé se diriger ;
- Dessiner dans le plan hyperbolique une grille ; sauf que pour la raison évoquée ci-dessus, la grille n’est pas formée de droites parallèles.
Le deuxième choix est lui-même décliné en deux versions :
-
- on peut mener des perpendiculaires à un axe (en bleu) et des équidistantes au même axe (en rouge), ce qui dans le disque de Poincaré, donne ceci :
Si on choisit deux droites bleues, elles ont une perpendiculaire commune (puisqu’elles ne sont ni sécantes ni parallèles). Cette perpendiculaire est précisément l’axe noir choisit au départ. Par contre les lignes rouges ne sont pas des droites mais des équidistantes, qui sont une manière possible de généraliser la notion de droite dans le plan hyperbolique. Une autre généralisation possible est l’horicycle :
-
- On peut aussi mener (en bleu) des perpendiculaires à un horicycle (en noir) défini par deux points, et des horicycles (en rouge) concentriques à celui-ci : Là aussi on a une grille, décrite par Maurice Margenstern dans le chapitre 4 :
Les droites bleues, toutes perpendiculaires à l’horicycle noir, sont parallèles entre elles, ce qui veut dire qu’elles se coupent en l’infini (sur l’horizon). Leur point d’intersection est le centre commun de tous les horicycles, qui sont donc concentriques. Cela généralise la notion de droites horizontales.
Voici les figures CaRMetal montrant ces grilles non euclidiennes :
Ainsi, pour établir une carte du plan euclidien, Maurice Margenstern préfère des arbres aux grilles. Dans cet article [3], Etienne Ghys fait la remarque que les triangles hyperboliques tendent à avoir la forme de la lettre « Y » (le cercle marron c’est l’horizon, il ne fait pas partie du plan hyperbolique) :
S’il y a des « Y », il ne faut donc pas s’étonner qu’il y ait des arbres binaires. En fait il y a aussi des arbres ternaires, dont un exemple est décrit ici.
Et maintenant que le touriste hyperbolique sait comment expliquer où il était, il peut raconter ses activités touristiques, comme par exemple ses parties de billard et ses observations astronomiques...
Voyage dans le temps
Voyage dans le temps
Ce voyage est organisé en trois moments, classiques pour un voyage temporel, le passé, le présent et le futur, le tout bien entendu, avec comme origine temporelle la découverte de la géométrie hyperbolique.
Le passé - premiers résultats partiels
Le passé remonte à Euclide. L’auteur, spécialiste de la géométrie hyperbolique est aussi spécialiste de son histoire, mais surtout, en tout cas pour ce livre, il a aussi décidé d’en être un conteur - ou encore un rêveur selon le titre de l’ouvrage. Donc il nous conte les différents errements d’avant la découverte de la géométrie hyperbolique et par exemple insiste sur cette difficulté conceptuelle qu’en géométrie plane euclidienne le contraire de sécante est parallèle - ce qui donne une définition du parallélisme : des droites qui ne sont pas sécantes - alors que cela ne va être le cas dans le plan hyperbolique. Car en euclidien, pour deux droites, être parallèles c’est équivalent à avoir une perpendiculaire commune. Or justement, la branche euclidienne « parallèles » se scinde en deux feuilles distinctes « avoir une perpendiculaire commune » et être « parallèles ».
C’est ce qui a fait craquer Saccheri qui était allé trés loin sur la géométrie hyperbolique, en montrant que deux droites non sécantes ont une perpendiculaire commune. Pour lui, ce que l’on appelle depuis « les parallèles » - les droites qui « se coupent à l’infini » auraient du avoir une perpendiculaire commune à l’infini. Au lieu d’y voir une rupture de branche - un nouveau type de droites - il y a trouvé la contradiction qu’il cherchait et conclu que cela « nuit à la nature de la droite », ainsi Euclide a-t-il été « lavé de toutes tâches » (titre de l’ouvrage de Saccheri).
L’auteur aborde ensuite, entre autre, les travaux de Lambert qui est le premier à voir que si « la géométrie de l’angle aigu » existe, alors les longueurs sont absolues. Dit autrement, il n’existe pas de similitudes, ce qui reste, à cette époque, difficile à concevoir.
Le présent - la découverte
Comme ce qui précède cette partie est particulièrement agréable à lire, on y voit la découverte, quasi simultanément, de Lobatchevsky, et Janos Bolyai, mais aussi l’ombre omniprésente de Gauss sur ce sujet.
Les deux « découvreurs » de la géométrie hyperbolique (elle ne s’appelle pas encore comme cela) ont produit des travaux souvent très proches, y compris pour l’équivalence entre la non contradiction de la géométrie euclidienne et cette nouvelle géométrie en passant, tous les deux, par la dimension 3.
Sur certains sujets, ils diffèrent par leurs centres d’intérêts. Par exemple Bolyaï s’est beaucoup intéressé à la constructibilité des objets. Il a montré que la quadrature du cercle est réalisable en géométrie hyperbolique (ceci indépendamment des modèles). Il a donné les longueurs du rayon du cercle d’aire π et du carré de même aire, et montré que les deux sont constructibles « règle et compas ».
Le futur - les modèles et la reconnaissance.
L’après de la découverte a été d’abord un rapide oubli, puis la résurgence, par Beltrami, qui en fait cherchait d’abord autre chose : des surfaces dont les projections des géodésiques sur un plan seraient des droites. C’est sa bonne compréhension - encore rare à l’époque - de la géométrie intrinsèque des surfaces de Gauss et sa connaissance des travaux de Lobatchevsky qui lui a permis de faire le lien. Il étudiait la surface à courbure constante négative la plus simple (elle s’appelle la pseudosphère), et il s’aperçut assez rapidement que la géométrie intrinsèque de la pseudosphère était celle de Lobatchevsky. Voici un triangle et ses médianes sur la pseudosphère de Beltrami.
Manipulations de la figure
• Quand aucun outil n’est sélectionné en bas, la pseudosphère se manipule avec la souris (ou un doigt sur tablette). Si un outil est sélectionné - peut arriver selon le navigateur ou le système - le déselectionner.
• On déplace les points par leur altitude ou par le point lui-même sur l’ellipse parallèle à l’équateur (en mauve). Ces ellipses sont aussi des horicycles pour cette surface (définition abordée plus loin).
• Dans cette figure on ne peut déplacer les points que d’un tour sur les horicycles.
Cercle inscrit et cercles exinscrits à un triangle sur la pseudosphère (ouvrir dans un nouvel onglet - à éviter sur tablette, un peu lourd)
Mais si la géométrie de la pseudosphère est hyperbolique, elle n’est pas une représentation de tout le plan hyperbolique, elle n’en est qu’une partie, avec en particulier un seul point à l’infini. Or pour son étude, Beltrami utilise ce qu’il appelle un cercle limite, là où les projection des géodésiques de la pseudosphère sont des droites, son sujet d’étude initial. Klein, travaillant sur la géométrie projective depuis longtemps, voit tout de suite, dans cet outil intermédiaire, ce « cercle limite », un modèle - projectif - de tout le plan hyperbolique, qu’on appelle depuis le modèle de Klein-Beltrami.
L’auteur poursuit avec son approche de conteur. Abordant les modèles plus récents, il reprend ainsi la célèbre révélation de Poincaré sur la géométrie hyperbolique en prenant le bus, puis poursuit par la reconnaissance que Klein et Poincaré ont donnés, à cette géométrie. Le disque de Poincaré est abordé en détail au chapitre suivant ... dans le prochain voyage de l’auteur.
Voici quelques autres illustrations de géométrie dynamique sur la pseudosphère
Cercle circonscrit (quand il existe) à un triangle sur la pseudosphère (ouvrir dans un nouvel onglet)
Hauteurs d’un triangle sur la pseudosphère (ouvrir dans un nouvel onglet)
Médianes d’un triangle sur la pseudosphère (ouvrir dans un nouvel onglet)
Voyage ... hyperbolique
Voyage dans un monde hyperbolique
Avec ce chapitre, on commence à mieux comprendre la structure de l’ouvrage. Le voyage proposé est dans un monde hyperbolique, c’est-à-dire dans un modèle, le plus pratique, le disque de Poincaré. Plus pratique parce qu’il est borné (il tient entièrement dans l’écran) et conforme (les angles droits ressemblent à des angles droits).
Ce chapitre est organisé en deux parties. Une partie géométrique où l’on présente les constructions dans ce modèle et l’exploration des objets hyperboliques dans ce modèle. On voit bien la dimension didactique de cette démarche - et mathématiquement non usuelle dans les ouvrages de mathématiques sur le sujet : on va découvrir de nouveaux objets qui vont avoir, dans ce modèle, des représentations particulièrement simples. C’est donc une approche « dans un modèle », ce qui justifie en soi ce chapitre à part.
La critique mathématique de cette démarche est connue : on pourrait facilement confondre un objet mathématique et sa représentation dans le modèle. Outre que ce n’est pas le cas avec ce modèle particulièrement lisse, la démarche reste didactiquement pertinente pour une approche non technique de la géométrie hyperbolique.
La seconde partie, plus algorithmique, aborde plus en profondeur la notion d’automate cellulaire, et en particulier dans le contexte hyperbolique.
Partie géométrique
Ce qu’il y a de remarquable dans cet ouvrage, et c’est en cela qu’il est réellement « grand public » certes averti, matheux, mais facile d’accès, c’est qu’il reste, volontairement, au niveau des configurations, avec des preuves abordables sans effort, et qui plus est, avec des illustrations en couleur. Le voyage y est quasiment poétique, même s’il est quand même mathématique.
Une partie de ce chapitre est néanmoins consacrée aux transformations, essentiellement parce que c’est l’approche la plus simple pour définir les différents cycles que sont le cercle, l’équidistante et l’horicycle.
Quelques mots sur l’horicycle. Même si ce n’est pas sa définition, une bonne représentation de l’horicycle est celle d’un cercle centré en un point à l’infini et passant par un point du plan. En géométrie euclidienne, c’est une droite passant par le point du plan, orthogonale à la direction dans laquelle se situe le point à l’infini (considéré comme intersection de deux droites parallèles - on est dans le plongement projectif naturel du plan affine). En géométrie hyperbolique ce n’est pas une droite, ni bien entendu un cercle, mais un objet mathématique nouveau, nommé donc, horicycle.
Voici une version dynamique de quelques illustrations de l’ouvrage. Quand les médiatrices d’un triangle ont une perpendiculaire commune (en vert), la courbe associée passant par les trois points est une équidistante, définie par la perpendiculaire commune et l’un des points du triangle..
Comme on l’a dit au chapitre précédent, la façon, commune aux deux découvreurs de la géométrie hyperbolique, pour montrer la consistance de cette nouvelle géométrie a été de montrer qu’elle est est équivalente à celle de la géométrie euclidienne. En effet - en raccourci - en 3D, la géométrie intrinsèque d’une horisphére privée de son point à l’infini est la géométrie euclidienne. Bolyai le trouve en montrant Thalès dans le plan hyperbolique sur des arcs d’horicycles de même point à l’infini.
Autre figure dynamique dans le disque de Poincaré :
Pavages P45 et P54 (de carrés à 72° ou de pentagones orthogonaux) (en animation automatique, ouvrir dans un autre onglet)
Automates cellulaires hyperboliques
Dans la seconde partie de ce chapitre, l’auteur revient, plus en détail, avec des définitions générales sur les automates cellulaires et leur utilisation pour les parcours (en général complexes) de pavages hyperboliques. Ce n’est pas explicitement proposé ici, mais on peut en déduire des constructions récursives des pavages hyperboliques réguliers. Cette partie donne à mieux comprendre la dernière partie du chapitre 1. Cela a déjà été détaillé dans le premier onglet.
Au cœur du monde hyperbolique
Au coeur du monde hyperbolique
Aprés avoir survolé, au sens du voyage, un modèle hyperbolique précis, l’auteur « pose son module » sur le monde plan hyperbolique.
C’est le chapitre de construction axiomatique des géométries euclidienne et hyperbolique. Quand on a une axiomatique qui permet de rendre compte de ces deux géométries, on parle de géométrie absolue.
Là encore, l’auteur construit son discours, et l’organise même typographiquement, pour ne pas perdre son lecteur au fil du chapitre. Les idées générales sont exprimées dans le corps du texte, les démonstrations, dans une typographie plus petite, le lecteur étant invité à les passer dans un premier temps (comme dans un guide touristique, on cherche d’abord où sont les monuments, leur histoire est lue après les avoir contemplés).
Les résultats généraux - et le cas euclidien
Fondamentalement, il reprend la démarche, et les groupes d’axiomes de Hilbert dans ses célèbres « Fondements de la Géométrie » (1899) mais d’une part en l’adaptant pour présenter la géométrie absolue, et d’autre part, en rendant le discours plus accessible, utilisant des analogies, bref, en conservant quand même son projet de conteur d’un voyage, même s’il est au cœur de la problématique.
On le voit par exemple magistralement, quand il présente son axiome I.9 et la figure 72 associée. Les habitués de cette histoire reconnaitront l’axiome de Pasch, qui d’une certaine façon a déclenché toute cette aventure - des fondements - en étant le premier, de l’école de Hilbert, à ré-analyser Euclide en profondeur en 1882 après que la construction de R fut achevée (1872).
Cet axiome est essentiel pour définir les demi-plans qui eux-mêmes permettent de définir les angles [7]. Clairement si on veut retrouver très rapidement une construction simple, abordable, sans trop entrer dans les détails des constructions de Hilbert, la lecture de ce chapitre est particulièrement efficace.
La construction de l’ensemble est particulièrement structurée : ainsi une propriété utilisée pour la construction du cercle dans le modèle du disque de Poincaré est démontrée à ce chapitre, dans la rubrique sur le cercle euclidien, afin de ne pas ralentir le voyage précédent ...
Les axiomes spécifiquement hyperboliques
En fait, il n’y en a qu’un, l’extension à deux demi-droites (qui ne sont pas sur une même droite) de l’axiome des parallèles comme dans le cas euclidien. Sauf que cette définition est nécessairement plus compliquée. Elle doit faire référence, sans le dire directement, à l’angle de parallélisme de Lobatchevsky.
Les définitions sont nécessairement un peu complexes et surtout les preuves assez longues. C’est le prix à payer d’une approche résolument dans le champ des configurations. Mais c’est aussi un très bel effort, dans un langage qui reste volontairement abordable, au retour à l’approche originale de Lobatchesky et Bolyaï : définir d’abord des paralléles (demi-droites puis droites) pour pouvoir ensuite montrer l’existence d’une troisième situation, celle des non sécantes ayant une perpendiculaire commune.
Là encore, même s’il est plus ardu que les autres chapitres, parce qu’on aborde la situation, comme aux origines, ce chapitre est lui aussi un très beau voyage.
Les triangles hyperboliques
Après avoir abordé les constructions (absolues, hors modèle) des bissectrices et des médiatrices, et de nombreuses conséquences sur le parallélisme (car la relation n’est pas transitive), les triangles rectangles égaux, vient le moment des propriétés des droites remarquables du triangle.
Le cas de bissectrices, dans ce contexte, est facile à étudier, elles sont toujours concourantes. Le cas des médiatrices est bien plus intéressant puisque, comme illustré au chapitre précédent, elles peuvent être concourantes, avoir une perpendiculaire commune, ou être parallèles. Là encore, c’est démontré, avec des arguments de configuration.
Est ensuite abordé le cas des hauteurs : ce qui précède, sur les médiatrices, montre, avec le triangle double - comme dans le cas euclidien - des triangles dont les hauteurs peuvent être des trois types. Mais contrairement au cas euclidien, tout triangle n’est pas le triangle des milieux d’un autre triangle.
Dans la figure ci-dessus, les droites roses forment, à l’ouverture, et dans le cas général, non pas un triangle mais un trilatère. L’auteur a fait le choix - judicieux - de ne pas aborder cette notion. En fait l’approche par les configurations ne permet pas d’aborder de manière efficace, les propriétés générales des trilatères. Nous en reparlerons dans le prochain bloc à la fin de cet onglet.
Les cycles hyperboliques
Pour définir correctement les horicycles, intrinsèquement, l’auteur est amené à reprendre la notion de « bout » de Hilbert et Bolyaï, qui est représenté dans le disque de Poincaré, le point à l’infini des droites parallèles. Cette partie se lit néanmoins plus facilement que le début de ce chapitre.
Le chapitre se termine par un bilan avec retour sur l’analyse des erreurs historiques et une dernière propriété, celle qui fait le lien entre l’hyperbolique et l’euclidien : le théorème de Thalès sur les horicycles dont voici une illustration dynamique.
Manipulations
En déplaçant M et N on voit que les valeurs numériques ne bougent pas, cela signifie que les rapports sont bien des propriétés des horicycles.
En déplaçant A, B ou C, on modifie les horicycles associés.
Terminer ce chapitre par cette propriété essentielle pour la consistance de cette nouvelle géométrie, du point de vue de Lobatchevsky et Bolyaï est remarquable.
En accompagnement de ce chapitre deux propositions pour aller plus loin (que le livre : Ces exemples ne sont pas traités dans le livre car ils s’apparentent plus à de la grande randonnée qu’à des promenades) :
Et quelque chose de moins fun, plus théorique
Impressions de voyage
Impressions de voyage
Le dernier chapitre est l’occasion d’un bilan général : de ce qui a été fait dans ce livre, mais aussi en mathématique à propos de la géométrie. C’est aussi un chapitre plus personnel dans lequel l’auteur prend position sur l’organisation de la recherche et la position des chercheurs dans la société.
Ainsi l’auteur commence par faire une expérience de pensée sur la base de la fameuse phrase de Coxeter « Euclide a peut-être été le premier géomètre non euclidien », largement argumentée, chez Coxeter comme dans ce dernier chapitre.
Cela m’a fait penser qu’avant de mourir, dans le Agora (film) [8], Hypatie a l’intuition que le soleil est le foyer de l’ellipse trajectoire de la terre autour du soleil. On sait que cela n’a aucune réalité historique ... les artistes peuvent se permettre une vue artistique même de l’histoire. Là ce n’est pas la même chose, car justement on ne sait pas et on ne peut pas savoir, mais c’est un peu la même démarche ...
L’auteur poursuit en argumentant, solidement, que la découverte de la géométrie hyperbolique, c’est aussi l’échec de Kant dans sa description de l’espace (comme intuition).
Le fait qu’il y a plusieurs géométries, euclidienne et non euclidiennes, et qu’aucune d’entre elles ne soit plus cohérente que les autres, est intéressnt non seulement en soi, mais parce que d’une part il est arrivé des phénomènes similaires par la suite, et d’autre part la réflexion initiée par Hilbert sur ce sujet est à l’origine de l’informatique théorique, via la théorie des modèles. En effet la théorie des modèles est basée sur des démonstrations sans sémantique, comme l’avait proposé Hilbert, avec ces axiomes :
- Par deux chopes de bière il passe une chaise ; de plus celle-ci est unique
- On dit que trois chopes de bière sont alignées si elles sont sur une même chaise ;
- Deux chaises ont au plus une chope de bière en commun ; si c’est le cas on dit qu’elles sont sécantes.
- Axiome d’Euclide : Par une chope de bière C non située sur une chaise d, il passe une unique chaise non sécante à d.
Avec l’axiomatisation de l’arithmétique par Dedekind et Peano, l’accent au début du XXe siècle était mis sur le fonctionnement des règles de déduction et non sur l’interprétation des théorèmes obtenus. L’une des premières questions posées sur les aspects sémantiques de ces axiomatisations (géométrie, arithmétique, analyse, théorie des ensembles, etc) a été le second des problèmes de Hilbert en 1900 :
Peut-on démontrer la cohérence de l’arithmétique ? |
C’est pour tenter de résoudre ce problème que Wilhelm Ackermann a établi des résultats dans l’arithmétique de Presburger, avant que la réponse négative fût donnée par Kurt Gödel. Le même Ackermann, avec Hilbert, a posé la question dite problème de la décision :
Existe-t-il un algorithme permettant de savoir, en regardant une affirmation de la logique des prédicats du premier ordre, si elle est vraie ou pas ? |
C’est pour tenter de résoudre ce nouveau problème de Hilbert que des gens comme Emil Post, Jacques Herbrand, Kurt Gödel, Alonzo Church, Stephen Cole Kleene et Alan Turing ont inventé l’informatique théorique.
Un cas très similaire à celui des géométries est apparu au début du XXe siècle avec la logique intuitionniste qui est plus « faible » que la logique classique, parce que par exemple le principe du tiers exclu n’y figure pas. En fait, on peut faire de la logique classique en logique intuitionniste si on admet quelques axiomes supplémentaires comme le tiers exclu. Mais réciproquement, des modèles de la logique intuitionniste ont été établis par Valery Glidenko, Kurt Gödel, Alfred Tarski et d’autres, permettant ainsi de montrer la réciproque : La logique intuitionniste est cohérente si et seulement si la logique classique est cohérente.
On peut donc supposer que la prochaine (ou les prochaines) promenade se dirigera vers histoire de l’informatique, « science de l’algorithmique formelle ». C’est d’ailleurs ce que laisse entendre l’auteur dans ce dernier chapitre.
Nous serons là aussi au rendez-vous...
Conclusion
On l’aura compris, la lecture cet ouvrage, bien différent de ce qui existe déjà sur le sujet, y compris en français, souvent ouvrage d’enseignement, est un bon choix pour qui a envie de découvrir les tenants et aboutissants de la géométrie hyperbolique, sans trop d’investissements conceptuels abstraits, dans une démarche, historique, celle de la découverte par les configurations. Mais aussi pour qui s’intéresse à l’épistémologie, la géométrie hyperbolique pouvant être vue comme une étude de cas dans ce domaine.
Autres liens
Deux jeux hyperboliques de David Madore : Hyperbolic Maze et Hyperbolic Maze 2
issus de ce site (voir à la date du 30 avril)
Pour les personnes utilisant iOS (iPad) ou MacOS, on peut télécharger gratuitement cet iBook de figures dynamiques sur les GNE dont sont extraites certaines figures dynamiques de cet article.