Auteurs : Luc Trouche et les 37 élèves d’une classe Terminale S du Lycée Joffre de Montpellier. 1
Pour ceux, trop nombreux, qui ignorent que les travaux sur l’intégration des technologies à l’enseignement des maths ne datent pas d’hier, voici la présentation d’une brochure (parue en 1998) encore disponible à l’IREM de Montpellier qui pourrait être source d’inspiration pour la préparation de la future épreuve pratique…
Elle peut être consultée dans les bibliothèques des IREM
Rien dans cette expérience ne dépasse le niveau de Terminale S. Aucune des activités qu’elle propose ne s’écarte vraiment du programme de la classe. Et pourtant, tout y est si différent. D’abord l’esprit qui l’anime : les élèves qu’elle met en scène suivent des chemins peu orthodoxes et à peine balisés. Ils travaillent en binômes ou en groupes plus importants. Ils discutent et débattent librement. Et surtout, ils commentent et prolongent les activités proposées, au point de participer largement à la rédaction de l’ouvrage qui en rend compte. L’enseignant ensuite : il n’est pas le distributeur d’un savoir codifié qu’il est seul à maîtriser, mais le chef d’un orchestre remuant, travaillant d’arrache-pied, plein de vie et du plaisir de découvrir.
Cette expérience peut troubler ou irriter par son originalité. Elle peut aussi inspirer des changements nécessités par l’usage des technologies nouvelles et par les besoins d’une formation scientifique solide pour un monde en profonde mutation.
A l’issue d’une année de travail, Luc Trouche 2 et les élèves de la Terminale 5S du lycée Joffre de Montpellier ont conçu et rédigé un ouvrage passionnant de 310 pages publié par l’Irem de Montpellier. Il relate le travail d’une classe expérimentale de Terminale S dans un environnement informatique (une TI-92 pour chaque élève, une TI-92 rétroprojetable pour la classe). Il offre des éléments de réponse à une question que bien des enseignants se posent : comment faire des mathématiques vivantes et formatrices tout en préparant les élèves aux épreuves du baccalauréat ?
LES CINQ VOLETS DE L’EXPERIENCE.
1°) Les travaux pratiques.
Une heure par semaine, prise sur l’emploi du temps, leur est consacrée. Il s’agit de questions généralement brèves, comme celles qu’affectionnent les rallyes mathématiques. Ils sont conçus pour que la calculatrice soit une aide, pour peu qu’on sache reformuler le problème et utiliser ses potentialités. Les élèves travaillent en binômes, en toute liberté.
En voici deux exemples :
- Quel est le nombre de zéros qui sont à la fin de l’écriture décimale des nombres suivants : 10 !, 100 !, 1000 !, 1997 ! ?
-
Soit l’équation ${\sqrt{\sqrt{x}} =100\sin(x)$.
A-t-elle un nombre fini ou infini de solutions ?- Si c’est un nombre fini, combien et pourquoi ?
- Si c’est un nombre infini, pourquoi ?
Pouvez-vous donner un encadrement à $10^{-5}$ près de la $10^{ième}, 100^{ième}, 1997^{ième}$ solution ?
Dans les deux cas, l’utilisation naɯve de la calculatrice ne fournit aucune indication. De même, l’approximation d’une probabilité donnée par
$p(E) = 1 - (1 - 2.10^{-22})^{3.10^{22}$ se heurte aux limites de la machine et exige de solides connaissances théoriques pour aboutir (p 159 et suivantes).
Les solutions proposées par les élèves sont d’une grande variété. Elles n’aboutissent pas toutes, loin de là, mais elles manifestent une imagination qui s’exprime difficilement dans un cadre classique.
Les quatorze TP sont prolongés (pour les élèves volontaires) par une « question du lendemain ». Différentes solutions sont indiquées par l’enseignant et par les élèves qui proposent leurs remarques et suggestions à propos de chaque problème. Ces réflexions soulignent leur profonde implication dans l’expérience.
2°) Les défis.
Au nombre de cinq, les défis sont proposés à la classe sans limitation de durée. Ceux qui le souhaitent s’en emparent, communiquent des éléments de solutions à la classe, en débattent, remettent l’ouvrage sur le métier jusqu’à l’obtention d’une solution globale. Il s’agit d’un travail de recherche, où les élèves s’investissent en fonction de leur intérêt et du temps disponible. Cette activité modifie profondément la perception qu’ils ont des mathématiques.
En voici un exemple très riche et largement développé dans la brochure :
On définit la fonction Prox (« plus proche entier de »). Ceci permet-il de définir la suite u telle que u(n)=Prox($n + \sqrt{n}$) ? Existe-t-il une commande permettant de l’écrire sur la TI-92 ? Qu’est-ce que l’observation des premiers termes permet de conjecturer ? Peut-on le prouver ?
3°) Les pochettes surprises.
Ces activités, proches des défis, relèvent de la seule initiative des élèves. Elles naissent d’une curiosité historique et culturelle (nombre d’or, approximation de $\pi$), d’une potentialité de la calculatrice peu exploitée (fractales) ou d’une réponse étrange ou paradoxale de la calculatrice (l’astroɯde).
4°) Les devoirs surveillés.
Ils sont conçus de manière à mettre en évidence les compétences mathématiques de l’élève et son aptitude à utiliser la calculatrice dans sa démarche intellectuelle. C’est à ce prix que l’évaluation prend son sens : le seul usage de la calculatrice ne procure aucun avantage à un élève mathématiquement incompétent.
5°) (Auto) Evaluation.
Cette partie est particulièrement intéressante : on y rencontre des élèves qui réfléchissent au processus d’apprentissage qu’ils sont en train d’expérimenter. On relève l’évolution (très nette) de leurs points de vue d’Octobre à Mars. On se réjouit de leur enthousiasme. Mais on est frappé par certaines résistances (certes minoritaires, mais révélatrices) : « J’aimerais savoir à quoi servent des problèmes hors programme pour le bac. Ne serait-il pas souhaitable de passer du temps sur des points précis du bac, même si on doit les refaire plusieurs fois ? ». D’une façon générale, la tonalité est positive et la notion de plaisir est souvent évoquée.
6°) Les aspects saillants de l’expérience.
Deux facettes de l’expérience méritent d’être soulignées :
-L’aspect collectif du travail (en binôme lors des TP, en équipe pour les « pochettes surprises »). Ce dispositif de co-tutelle a permis de bousculer les hiérarchies habituelles dans la classe, de remettre en question les « bons élèves », de redonner confiance aux autres. C’est aussi l’effet du dispositif de rétroprojection de la calculatrice d’un élève qui fait de celui-ci une sorte de porte-parole et de stimulant du débat dans la classe.
– L’explicitation des démarches : l’élaboration d’un rapport de recherche lors de chaque TP a permis la rédaction commune de la brochure et la présentation par la classe d’un atelier au colloque de la Grande Motte.
Défricher en commun, élaborer des solutions, les rédiger et les communiquer à d’autres, expliquer la perception qu’on a de sa propre démarche (métaréflexion), n’est-ce pas ainsi que l’on travaille aujourd’hui dans les entreprises et dans la société toute entière ?
UNE EXPERIENCE QUI DONNE A REFLECHIR. 3
Préparer au baccalauréat ou former les élèves ?
Cette question iconoclaste s’impose quand on lit la brochure. Elle est soulignée par les réticences de l’élève qui conteste ces problèmes « hors programme » et réclame la « répétition » d’exercices d’examen. Il exprime l’attente de nombreux élèves actuels et de leurs parents (de plus en plus puissants dans les lycées). Former des élèves à la réflexion personnelle, à la démarche scientifique, pour une meilleure insertion sociale et professionnelle, ce projet affiché par l’institution se heurte à une demande insistante de bachotage en vue de la seule « réussite » à l’examen. Un enseignant d’exception peut, dans une classe brillante, mener à bien les deux projets. Qu’en est-il dans une situation plus courante ?
Mais là encore, il convient de nuancer : le bachotage n’est-il pas une réaction de « sauve qui peut » des élèves dépassés par les événements, accablés par la masse de connaissances qu’ils n’ont pas le temps de comprendre et d’assimiler ? Un redoublant exprime (page 300) à ce sujet des idées fort intéressantes : « La méthode de travail mise en place cette année m’a beaucoup plu. Elle m’a permis de m’intéresser un peu plus aux maths du fait d’un travail moins scolaire (du genre on copie au tableau et on part). Je pense que cela devrait être étendu à d’autres matières car cela permet un dialogue et un échange élève/prof qui est selon moi très appréciable. De plus, le fait de nous mettre au pied du mur (en TP) permet de s’interroger vraiment sur un problème, d’explorer. C’est cet aspect qui a été plus ou moins mon moteur. »
Une formation scientifique à repenser à partir de l’école élémentaire.
A lire les élèves, ils ont découvert dans cette Terminale particulière que les mathématiques pouvaient être une science « vivante » ! Ils en avaient une vision figée, celle d’une science achevée qu’il convenait d’ingurgiter pour réussir. Comment expliquer qu’un corps enseignant de grande qualité, animé d’un projet généreux et ambitieux arrive à un tel fiasco ? Il faudrait repenser l’enseignement scientifique depuis le départ pour que les élèves s’y impliquent et développent leur rationalité, plutôt que de mémoriser des notions qui les dépassent et qui sont fortement volatiles. Mais cette école de la vraie réussite se heurte à celle de la réussite statistique réclamée par la société...
Les remarques subtiles exprimée à la fin du paragraphe précédent contiennent des clés pour redonner à de nombreux élèves le goût d’apprendre et de réussir vraiment, dès l’école élémentaire.
Les mathématiques sont-elles une science expérimentale ?
La brochure n’a pas le projet de définir la nature profonde des mathématiques. Elle se contente de présenter l’enseignement de la discipline qui repose sur une dialectique d’observation, de conjecture, de preuve, de réfutation, sur le balancement essentiel entre l’expérimentation et la preuve.
Les calculatrices actuelles permettent à l’élève qui en connaît les potentialités d’expérimenter : simuler un phénomène et en dégager des propriétés, réaliser des figures et y déceler d’éventuels invariants. Il génère ainsi des idées, des propriétés qu’il s’emploie à démontrer par la suite. Les problèmes proposés dans ce cadre sont beaucoup plus brefs et moins directifs que les énoncés habituels. L’outil informatique permet à l’élève de trouver certaines pistes qu’il fallait baliser auparavant.
Mais qu’on ne s’y trompe pas : l’expérimentation n’est pas une démarche élémentaire. Un physicien interroge la nature au moyen des expériences qu’il réalise : il faut une question préalable, l’idée de liens possibles pour que l’expérience puisse être envisagée et prenne sens.
Quand on suit l’expérimentation des élèves, on y trouve d’abord une bonne dose d’imagination et d’intuition qui permet d’interroger utilement la calculatrice. Laurent Schwartz en souligne l’importance (p 145). L’échange à propos de ces idées et le débat en constituent un autre temps fort. Dommage que cet aspect, qui traverse le livre et lui donne force et vie, soit absent du titre : « Imaginer, débattre, expérimenter et prouver » aurait mieux rendu compte du projet et du contenu de la brochure.
Mais le sous-titre « 38 variations sur un thème imposé », qui fait un parallèle entre une classe et un orchestre (avec son travail, ses improvisations, son harmonie... et ses couacs) traduit bien l’esprit de l’expérience de Montpellier.
1 Date : Mai 1998. Editeur : Irem de Montpellier, Université Montpellier 2, place Eugène Bataillon cc 040, 34095 Montpellier cedex 05. 310 pages en format A4. ISBN 2-909916-286.
2 Aujourd’hui professeur à l’INRP
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On pourra mettre ces réflexions en parallèle avec celles qui sont développées dans l’article « Point de vue sur l’enseignement des mathématiques » (G.Kuntz, bulletin de l’Apmep, Avril-Mai 1998, pages 193 à 200).