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MathémaTICE, première revue en ligne destinée à promouvoir les TICE à travers l’enseignement des mathématiques.

La préhistoire de l’informatique

Longtemps avant les ordinateurs ont émergé des concepts, que nous identifions désormais comme faisant partie de l’informatique. Cette préhistoire, inextricablement liée à l’histoire des mathématiques, est relatée ici. Elle est structurée le long de trois axes : les algorithmes, les machines à calculer, les machines à penser.

Article mis en ligne le 1er octobre 2021
dernière modification le 11 novembre 2022

par Bernard Ycart

On pourrait considérer que parler d’informatique avant les ordinateurs n’a pas vraiment de sens. Pourtant, les algorithmes vus comme automatisations de procédures de calcul, avec ou sans machines, sont apparus dès l’antiquité et sont indissociables de l’histoire des mathématiques. Il en est de même des automates. À mesure que les outils de calcul comme les automates gagnaient en sophistication, a commencé à émerger une problématique sulfureuse : la machine sera-t-elle un jour capable de remplacer l’homme ? Plus de détails sur la partie de son histoire que l’informatique partage avec les mathématiques, sont donnés dans le chapitre Informatique du site Histoires de Mathématiques.

Voir aussi Histoires de machines

Introduction

Préhistoire n’est pas histoire. La preuve : vous ne lirez pas ici qu’al-Khwarizmi a inventé les algorithmes, ni que Grace Hopper a baptisé les bugs. Vous n’apprendrez pas que le premier programme a été écrit par Ada Lovelace, ni que le premier ordinateur date d’après la seconde guerre mondiale. D’ailleurs, que viendrait faire l’histoire de l’informatique dans une revue de Mathématiques, fût-elle dédiée aux TICE ? Il se trouve que la préhistoire de l’informatique est partie intégrante de l’histoire des mathématiques. Non seulement parce que ceux qui l’ont développée, qu’ils se soient désignés comme « savants », « philosophes » ou « géomètres », n’avaient pas conscience de produire quoi que ce soit de différent de ce qu’ils avaient toujours fait ; mais encore parce que la plupart des concepts que nous considérons comme informatiques, ont été créés comme conséquence du développement interne des mathématiques. De quels concepts s’agit-il ?

En premier lieu, des algorithmes. Non, al-Khwarizmi ne les a pas inventés. Partout et depuis toujours, le fondement de l’enseignement mathématique a consisté à appliquer des procédures de calcul. C’était considéré d’ailleurs comme tellement évident, qu’avant le dix-huitième siècle, personne n’a songé à donner un nom spécifique à ce que l’on désignait jusque-là par « méthode ». Après les algorithmes, viennent les machines. S’il y a bien une constante chez les mathématiciens au fil des siècles, c’est la douloureuse constatation de leur propre faiblesse : calculer, c’est toujours perdre beaucoup de temps, et le plus souvent se tromper. Ah s’il y avait des machines pour automatiser le calcul ! Il faudra longtemps pour que le rêve se réalise. Au fur et à mesure que les machines gagnaient en sophistication, l’idée qu’elles pourraient suppléer l’homme dans d’autres fonctions que le calcul, a commencé à quitter le domaine du mythe. Le siècle des lumières en a fait une question philosophique, mais la problématique de la machine pensante n’est véritablement devenue concrète qu’au vingtième siècle.

Algorithmes, machines à calculer puis machines pensantes, ce sont les trois thèmes que nous allons aborder dans ce qui suit. La plupart des références renvoient au site Histoires de Mathématiques. La préhistoire de l’informatique y fait l’objet d’un chapitre à part. La véritable histoire de l’informatique n’est pas plus traitée dans ce site qu’elle ne le sera dans cet article. Pour l’aborder, le site de François Guillier est un bon point d’accès, ainsi que le livre de E. Lazardet et P. Mounier-Kuhn, Histoire illustrée de l’informatique, réédité en 2019.

Algorithmes

En 1972, la Mésopotamie est entrée par la grande porte dans l’histoire de l’informatique, parrainée par un des meilleurs spécialistes de l’algorithmique au XXe siècle : Donald Knuth. Pour que ne subsiste aucune ambigüité, son article Ancient Babylonian Algorithms était sous-titré « The Earliest Programs ». Il avait raison : ce que l’on lisait dans les tablettes cunéiformes mathématiques depuis le début du vingtième siècle, c’était bien des algorithmes, des enchaînements de commandes. Ils étaient toujours instanciés, c’est-à-dire appliqués à des nombres particuliers. Cependant, exercice après exercice, l’intention pédagogique était claire : après un entraînement suffisant sur plusieurs instances particulières, l’élève serait capable de passer de la recette de cuisine à l’algorithme, de l’exemple particulier à la procédure générale. Pourtant, celle-ci était rarement formalisée, et surtout pas sous forme algébrique : rappelons que la manipulation des symboles n’a commencé à passer dans les mœurs en Europe qu’au XVIIIe siècle.

Ce que Knuth expliquait pour les tablettes Babyloniennes, il aurait aussi bien pu le dire pour les papyrus égytiens. Voici le problème 25 du papyrus Rhind : « une quantité et sa moitié ajoutées ensemble donnent seize ; quelle est la quantité ? » Le scribe Ahmès dit :

Supposons deux. Deux et sa moitié font trois. Autant trois doit être multiplié pour donner seize, autant deux doit être multiplié pour donner le nombre requis.

C’est la description instanciée d’un algorithme utilisé pendant des siècles pour résoudre les équations : la méthode de fausse position. Les Mésopotamiens et les Égyptiens n’ont pas été les seuls à écrire les mathématiques sous forme d’algorithmes. Les traces qui nous sont restées de la Chine ancienne, à commencer par les célèbres « Neuf chapitres sur l’art du calcul », sont des descriptions de procédures numériques, allant des opérations usuelles aux procédures itératives, comme les algorithmes d’approximations de racines. Karine Chemla a bien montré que, au moins chez Liu Hui, l’énoncé des procédures s’accompagnait d’un authentique souci de démonstration de leur validité. Les Indiens aussi étaient de grands spécialistes d’algorithmes : voyez à titre d’exemple les méthodes indiennes de calcul, décrites par François Patte. Observons à ce propos l’apparition en Inde d’algorithmes binaires, dès le second siècle avant notre ère. Parmi les grands succès de l’algorithmique indienne, on doit aussi mentionner au moins le kuttaka, ou pulvérisateur, utilisé à partir d’Aryabhata (476-550) pour des calculs astronomiques d’un volume impressionnant. Le pulvérisateur résout des équations linéaires en nombres entiers. Un peu comme notre algorithme d’Euclide en somme.

Précisément, l’algorithme d’Euclide, parlons-en. Toujours selon Donald Knuth il serait « le grand-père de tous les algorithmes, car c’est le plus vieil algorithme non trivial qui ait survécu jusqu’à aujourd’hui ». Rappelons que la suite de divisions, dites euclidiennes, que nous qualifions d’algorithme d’Euclide, n’est pas tout à fait ce qu’utilise Euclide. Lui préconisait plutôt l’algorithme des différences : étant données deux quantités, diminuer la plus grande de la plus petite, et itérer. Si les quantités de départ sont deux entiers (Livre VII, Proposition 2), l’algorithme trouve le PGCD des deux. Si ce sont deux longueurs commensurables, il trouve la plus grande commune mesure. Mais si l’algorithme ne se termine pas, les deux longueurs sont incommensurables (Livre X Proposition 2). C’est le principe de l’anthyphérèse qui est la base du traitement des quantités irrationnelles. Certains algorithmes, dont il est tout aussi impossible de tracer l’origine, se retrouvent chez d’autres auteurs de la Grèce ancienne. Le plus célèbre est l’algorithme de Héron pour l’approximation des racines, qui était déjà pratiqué du temps d’Archimède, et sans doute bien avant.

L’ancienneté et l’universalité des algorithmes sont donc des évidences. Mais alors pourquoi Donald Knuth a-t-il jugé nécessaire de les rappeler ? Pourquoi, au moins depuis la Renaissance en Europe, l’idéal euclidien de démonstrations géométriques abstraites a-t-il imposé son hégémonie tant aux chercheurs qu’aux enseignants ? C’est une question épistémologique intéressante, que nous ne ferons qu’effleurer. Un premier élément de réponse est la contingence de la transmission des documents anciens. Les Métriques de Héron d’Alexandrie n’ont été connues en Europe qu’en 1896. Nous n’avons conservé qu’une partie de l’œuvre d’Archimède, dont on connaît par ailleurs le sens pratique et la virtuosité de calculateur. Qui nous dit que dans l’œuvre d’Archimède, ou d’autres auteurs dont les traités ont été perdus, on ne trouverait pas des méthodes d’algorithmique numérique ? Peut-être, mais cela n’aurait sans doute pas suffi à rétablir l’équilibre. En plus de ses célébrissimes Éléments de Géométrie, Euclide a aussi écrit un traité d’astronomie, et un d’optique, qui nous sont parvenus. Ils n’ont pas eu le même succès que les Éléments. Pour comprendre pourquoi, rappelons la constitution du quadrivium préconisé par Platon, et largement adopté par ses successeurs comme plan de travail et d’éducation en mathématiques : l’arithmétique et la géométrie, sciences de l’étendue et de la quantité, suivies de l’astronomie et de la musique, qui combinent les précédentes avec le temps. Le pendant applicatif de la géométrie était la géodésie ; celui de l’arithmétique, était appelé la « logistique » : la science du calcul concret. Mais pour l’idéalisme néo-platonicien, la primauté devait être accordée aux sciences purement intelligibles (géométrie et arithmétique) plutôt qu’à leurs applications aux quantités sensibles. Le lecteur intéressé par ces questions philosophiques pourra se reporter à l’article de Bernard Vitrac : Les classifications des sciences mathématiques en Grèce ancienne.

Que, pour les Arabes puis les Européens, les mathématiques aient été dominées par des préjugés hérités de Platon et d’Euclide, n’a pas empêché les mathématiciens de rester conscients des besoins en calculs des applications. Petit à petit, ils ont inventé des méthodes qui permettaient d’augmenter la précision, tout en rendant les opérations plus rapides et plus fiables. Nous n’allons pas tenter une énumération exhaustive de tous les algorithmes numériques. La plupart ont été inventés bien avant les ordinateurs, qui les utilisent encore. Une bonne partie d’entre eux ont été motivés par les besoins de l’astronomie : ceci a déjà été évoqué dans L’héritage astronomique des mathématiques. Nous nous contenterons donc ici de quelques jalons dont on peut considérer, a posteriori, qu’ils ont marqué la préhistoire de l’informatique.

Le calcul des tables de cordes de Ptolémée, précises au demi-degré, était certes un exploit impressionnant. Mais en ce qui concerne l’ingénierie numérique, il n’avait guère nécessité que des calculs de racines carrées. Le reste consistait en des applications répétées de théorèmes géométriques. Cependant Ptolémée s’était heurté à la corde de 1°, qui est solution d’une équation du troisième degré. Il avait contourné la difficulté par une interpolation linéaire. Des siècles plus tard, les Arabes avaient mis au point des méthodes de résolution approchée des équations polynomiales, proches de ce que nous appelons la « méthode de Newton ». Cette évolution sera couronnée par les exploits retentissants de Jamshid al-Kashi (1380-1429), sur les calculs de π d’une part, du sinus de 1° d’autre part, avec une précision de l’ordre de 10−17, précision qui ne sera surpassée par les Européens qu’au XVIIe siècle. Même si le détail de ses opérations reste assez difficile à suivre, la présentation qu’il en donne sous forme de tableau ne laisse aucun doute sur le fait que sa démarche était bien algorithmique.

L’invention des logarithmes par Napier en 1614 a révolutionné les calculs astronomiques, au point de rendre possibles des avancées qui n’étaient pas imaginables jusque-là ; la plus spectaculaire étant la troisième loi de Kepler, à peine cinq ans plus tard. Les logarithmes ont encore amplifié l’utilisation des tables numériques, soulignant ainsi la nécessité de disposer de méthodes de calcul fiables pour établir ces tables. L’ampleur de la révolution newtonienne en mécanique et en analyse a quelque peu occulté les intuitions géniales de Newton en analyse numérique ; lui-même se considérait comme un calculateur compulsif. Parmi les algorithmes qu’il a inventés, son « Methodus Differentalis », que nous appelons « méthode des différences divisées » : pendant les deux siècles qui ont suivi, cette méthode a présidé à la construction des tables numériques. C’est pour automatiser la production de tables numériques par les différences divisées, que Babbage a conçu sa « Machine aux Différences ».

Quand le surnom d’al-Khwarizmi, déformé en « algorithme » a-t-il pris le sens que nous lui connaissons ? Très tard. Il a commencé par désigner la numération indienne, qu’un manuscrit d’al-Khwarizmi avait contribué à populariser. Vers la fin du dix-septième siècle, il a pris le sens plus général de « calcul », comme nous parlons de « calcul symbolique » ou « calcul différentiel ». Il n’a véritablement pris le sens actuel qu’au XIXe, encore est-il resté longtemps peu employé. Pour ne donner en exemple que trois textes parmi les plus célèbres, ceux de Charles Babbage, Ada Lovelace, Alan Turing, aucun des trois ne contient le mot « algorithm ». La première occurrence imprimée que je connaisse du mot dans son sens moderne, est due à Euler, qui a donné ce titre à un mémoire, probablement écrit en 1757 et publié en 1764.

Machines à calculer

Tout comme les premiers algorithmes numériques étaient destinés aux calculs astronomiques, les toutes premières machines à calculer ou à prédire étaient des machines analogiques, reproduisant par des engrenages le mouvement des planètes. Des traces avaient été conservées dans la littérature antique, mais la découverte du mécanisme d’Anticythère, probablement conçu par Archimède, a permis de mesurer le degré de sophistication auquel les Grecs avaient poussé les engrenages. Les Arabes, pourtant grands spécialistes d’astronomie autant que de machines, ne semblent pas avoir connu les réalisations d’Archimède. Par contre, ils ont fortement développé les appareils de mesures astronomiques, en particulier l’astrolabe. À la Renaissance, la tradition arabe des appareils astronomiques a été reprise et prolongée par les savants européens : citons en particulier l’Astrarium de Dondi, les nombreux instruments équipant l’observatoire de Tycho Brahe, jusqu’à l’Eclipsarium d’Ole Rømer.

Des dispositifs de calcul mécanique plus génériques que les machines astronomiques n’ont commencé à être fabriqués qu’à partir du dix-septième siècle. Dans la lignée des logarithmes de Napier, la règle à calculer était un prolongement logique ; elle sera utilisée jusqu’au XXe siècle. Un autre dispositif, qui mérite à peine le nom de machine, l’avait précédée : il s’agit des bâtons du même Napier, qui matérialisent les tables de multiplication. À peine six ans après leur invention, Schickard automatise complètement le procédé, et construit la première calculatrice de l’histoire, en 1623. C’est l’année de naissance de Pascal. Lui n’utilisera pas un codage des tables de multiplications, mais des engrenages. Du coup les multiplications ne peuvent être que des additions répétées. Malgré une grande notoriété et le privilège royal de 1649, la pascaline ne sera jamais un succès commercial. Pas plus d’ailleurs, que la machine arithmétique à laquelle Leibniz a consacré une grande partie de son existence. Concevoir des machines faisait partie de son grand rêve d’automatisation de la pensée.

Il est indigne en effet que les heures d’hommes éminents soient perdues à un travail servile de calcul qui, si l’on emploie la machine, peut être tranquillement rendu accessible au commun des mortels.

En plus de sa machine arithmétique, Leibniz a inventé une machine à résoudre les équations algébriques, une autre pour les équations différentielles, une machine dyadique pour calculer en base 2, et une machine cryptographique, l’ancêtre d’enigma. Et ce n’était pas tout :

Je réfléchis souvent à une Machine Combinatoire, ou encore Analytique, grâce à laquelle le calcul littéral aussi pourrait être effectué. Tout comme s’il y a un certain nombre d’équations, et le même nombre d’inconnues, il s’agit d’éliminer dans l’ordre toutes les inconnues jusqu’à la dernière.

Qui sait jusqu’où Leibniz serait allé sur la voie de l’ordinateur s’il avait eu le temps et les moyens technologiques ? Ces derniers étaient peut-être le facteur le plus limitant. Il est significatif que la première machine arithmétique commercialement viable ait attendu le XIXe siècle : c’est l’arithmomètre de Charles Xavier Thomas. Malgré sa puissance visionnaire, les moyens et le temps qu’il a investis, Babbage n’a jamais pu construire une machine fonctionnelle. En 1878, une commission d’experts pourtant toute acquise à sa cause, était obligée de conclure :

Nous ne considérons pas comme une certitude que cette machine pourrait être contruite et assemblée de manière à fonctionner correctement, et faire le travail qu’elle est censée faire. Nous pensons qu’il est encore moins possible de se former une opinion sur sa résistance et sa durabilité que sur sa faisabilité ou son coût. Au regard de ces considérations, nous sommes arrivés, non sans regret, à la conclusion que nous ne pouvons pas recommander à la British Association une quelconque action pour arriver à la contruction de la machine analytique de M. Babbage et la fabrication de tables par ce moyen.

Le premier à réaliser une machine du type de celle de Babbage, à se rendre compte de l’impasse d’une solution uniquement mécanique, puis à comprendre que l’avenir passait par l’électricité, est Leonardo Torres y Quevedo (1852-1936), l’homme qui a franchi à pas de géant le siècle qui séparait Babbage de l’ordinateur. Voici un des multiples dispositifs mécaniques qu’il a inventés : celui-ci est un transformateur logarithmique, un peu l’équivalent d’un cercle à calculer.

Machines à penser

Imiter la vie, donner de l’âme, animer. Les poupées et les marionnettes existent peut-être depuis le début de l’humanité. On en a retrouvé dans des tombes égyptiennes d’il y a plus de 3000 ans. Depuis au moins le temps de Pythagore, il en existe dont les mouvements sont autonomes : des automates. Mais quel rapport avec l’informatique ?

Voici un oiseau et un loup qui s’abreuvent alternativement, l’oiseau chante quand le loup boit. Rien d’exceptionnel ; des mécanismes hydrauliques ont été inventés bien avant les Grecs : les clepsydres existaient déjà en Égypte. On imagine des mouvements saccadés, une simplicité monotone : pas de quoi s’émerveiller en somme. Erreur ! Cette illustration est issue d’un magnifique manuscrit des œuvres de Héron d’Alexandrie (Ier siècle après J.-C.). Il décrit des spectacles beaucoup plus impressionnants, des pièces de théâtre complètes, avec jeux de scène et sonorisation, le tout entièrement automatisé.

De notre temps, les constructeurs ont introduit sur les théâtres d’automates des sujets attrayants, qui comportent des manœuvres multiples et variées. […] À l’ouverture du début, le théâtre représentait douze personnages, rangés en trois groupes. Ils figuraient autant de Grecs, travaillant à construire des navires, près du rivage où ils devaient les mettre à flot. Ces personnages se mouvaient, les uns sciant, les autres fendant du bois, ceux-ci jouant du marteau, ceux-là de la mèche rotative et d’autres du trépan.

Une fois contruits, les navires sont mis à l’eau et voguent pendant que des dauphins les suivent en bondissant… et cetera. Comment tout cela fonctionne-t-il ? Le mouvement est contrôlé par la chute d’un poids retenu par une corde, mouvement rendu uniforme par un système d’écoulement dans un réservoir de grains de millet. Ce premier mouvement en entraîne d’autres, autant que nécessaire, par l’intermédiaire de cordons enroulés sur des axes. Des picots sur ces axes inversent parfois le sens de rotation, permettant ainsi d’imiter des mouvements alternatifs. Vous voyez le poids en bas à gauche de l’image, et deux cordons d’entraînement, dans un cas particulièrement simple.

Imaginez : le poids est relevé en position haute, les cordons enroulés d’une façon précise autour de leurs axes respectifs, la représentation peut commencer. Elle va se dérouler jusqu’à son terme, et pourra ensuite être exactement reproduite, en suivant le programme établi. C’est bien un programme, n’est-ce pas ? D’ailleurs, les cordons enroulés, les picots sur les axes qui changent leur sens de déroulement, tout cela ne formerait-il pas un langage de programmation ? En tout cas, Héron se montre parfaitement conscient de la généralité de l’outil.

Telles sont les diverses combinaisons des jeux de scène de la pièce. La translation des personnages, aussi bien que leurs gestes secondaires, s’effectue par les mêmes moyens. Le même mécanisme produit à la fois les mouvements des personnages et la translation des objets. Tous les théâtres d’automates sont agencés de la même manière ; ils ne diffèrent entre eux que par les sujets de représentation.

Si vous n’avez pas été convaincu par ce qui précède, lisez Héron d’Alexandrie : ses textes étonnants ont été traduits par Victor Prou qui y a ajouté de nombreuses explications techniques. Et les Arabes alors ? On sait que déjà du temps de Haroun al-Rachid, la sophistication de leurs horloges et de leurs automates impressionnait leurs contemporains européens qui n’imaginaient pas que de tels miracles soient possibles. L’image ci-dessous est extraite du « Livre des procédés mécaniques ingénieux » écrit au début du XIIIe siècle par al-Jazari. C’est un détail d’une horloge, qui représente un véritable spectacle musical, avec plusieurs sortes d’instruments trompettes, tambours, cymbales.

Mais nous l’avons vu, les Grecs eux aussi étaient capables de faire se mouvoir plusieurs personnages de façon synchronisée. N’y aurait-il donc eu aucun progrès entre Héron d’Alexandrie et al-Jazari ? Il y en a eu au moins un, dans le langage de programmation. Les cordons enroulés sur des axes ont été remplacés par le cylindre à picots. Vous le connaissez, il équipe encore certaines boîtes à musique, enfin au moins celles qui ne sont pas électroniques. La première description d’un « instrument qui joue par lui-même » grâce à un cylindre à picots est due aux frères Banu Musa. Elle est extrêmement précise.

Nous fabriquons un cylindre rond, fermé aux deux extrémités, de longueur correspondant au moins à la distance des huit trous du tuyau. […] Nous mettons sur la surface de ce cylindre des cercles en face des huit leviers par lesquels les trous du tuyau seront ouverts ou fermés comme expliqué plus haut. Sur chacun de ces cercles sur la surface du cylindre, de petites dents sont fixées, avec des bordures en arc de cercle. Sur chaque cercle en face d’un trou, on place autant de ces dents que de notes dans la mélodie, correspondant à ce trou. Et nous faisons en sorte que la longueur de chaque dent en face d’un trou corresponde à la durée de la note dans la mélodie.

Non seulement chaque note est codée de façon binaire, mais sa durée est également enregistrée. Les frères Banu Musa sont parfaitement conscients que ce « langage de programmation » est tout à fait générique, et peut coder bien plus qu’une simple mélodie.

Alors si nous souhaitons changer cet orgue pour jouer une autre mélodie que celle qu’il joue actuellement, ceci peut être fait en agrandissant le cylindre jusqu’à ce qu’un demi-tour donne la mélodie actuelle répétée deux ou trois fois, et l’autre demi-tour, une autre mélodie, jouée deux ou trois fois. […] Par la même méthode, on peut fabriquer un personnage qui joue du luth ou un autre intrument à cordes, de sorte que les deux intruments se conforment l’un à l’autre. Et il est également possible de fabriquer des personnages qui dansent en suivant l’orgue et l’instrument à cordes.

Passé en Europe par l’intermédiaire des croisades, le cylindre à picots a commencé par équiper les carillons d’église. Il pouvait être tellement monumental, qu’on a rendu les picots mobiles de manière à pouvoir changer la mélodie sans déménager le cylindre : la mémoire était devenue programmable. L’image suivante est tirée d’un livre de 1624 : Les raisons des forces mouvantes.

Outre la musique, le dispositif a servi à coder toutes sortes d’automates, jusqu’au XIXe siècle. Ce sont des cylindres qui équipent les célèbres automates de Vaucanson, y compris son ineffable canard digestif. Pourtant, quand Vaucanson a construit ses automates, un autre dispositif de codage existait déjà : la carte perforée. Inventée par un Lyonnais du nom de Basile Bouchon, elle a équipé les métiers à tisser de Vaucanson lui-même, et bien sûr, de Jacquard, à qui Babbage attribuait à tort l’invention.

Parler de langage de programmation ou de dispositif de codage comme nous venons de le faire, est parfaitement anachronique. Nous cherchons dans le passé, des analogies ou des antécédents aux inventions récentes. Comment les anciens pensaient-ils leurs automates ? On ne saurait mininimiser l’aspect transgressif d’une telle réflexion. Le pouvoir de créer la vie, et surtout l’âme est, depuis toujours, un attribut divin. Du Golem à Frankenstein en passant par Pygmalion, celui qui tente d’animer un automate commet un sacrilège. La réflexion rationnelle sur le sujet a commencé au XVIIe siècle. Descartes est celui qui a exprimé le plus nettement la théorie de l’animal-machine. Pour la résumer, il ne voyait pas de différence essentielle entre un animal et un automate. Voici ce qu’on lit dans le Discours de la Méthode (1637).

Ce qui ne semblera nullement étrange à ceux qui sachant combien de divers automates, ou machines mouvantes, l’industrie des hommes peut faire, sans y employer que fort peu de pieces […] considéreront le corps comme une machine, qui ayant été faite des mains de Dieu, est incomparablement mieux ordonnée, et a en soi des mouvements plus admirables, qu’aucune de celles qui peuvent être inventées par les hommes.

Mais il en est tout autrement de l’homme, doué de raison, et surtout doué d’une âme divine.

s’il y avait de telles machines, qui eussent les organes et la figure extérieure d’un singe, ou de quelque autre animal sans raison, nous n’aurions aucun moyen pour reconnaître, qu’elles ne seraient pas en tout de même nature que ces animaux. Au lieu que s’il y en avait qui eussent la ressemblance de nos corps, et imitassent autant nos actions que moralement il serait possible, nous aurions toujours deux moyens très certains, pour reconnaître qu’elles ne seraient point pour cela de vrais hommes.

D’ailleurs la réflexion sur les premières machines arithmétiques va dans le même sens. Il n’y a pas de manifestation d’intelligence, tant qu’il s’agit de dérouler une suite d’opérations prédéfinies. À propos de sa machine, Pascal (1623-1662) dit :

La machine d’arithmétique fait des effets qui approchent plus de la pensée que tout ce que font les animaux ; mais elle ne fait rien qui puisse faire dire qu’elle a de la volonté, comme les animaux.

Deux siècles plus tard, Ada Lovelace, après avoir dévoilé le potentiel immense de l’invention de Babbage, ajoute :

La Machine Analytique n’a aucune prétention à initier. Elle peut faire n’importe quoi qu’on lui ait donné l’ordre de faire. Elle peut suivre l’analyse ; mais elle n’a pas le pouvoir d’anticiper une quelconque relation ou vérité analytique.

La réflexion sacrilège sur l’homme-machine et la nature de l’intelligence, avait progressé au siècle des Lumières. Vaucanson, et plus encore l’abbé Mical avec ses têtes parlantes, avaient démontré que n’importe quelle action humaine pouvait être imitée, jusqu’à la parole. L’homme était-il donc différent de la machine ? Dans « Le rêve de d’Alembert » (1782) Diderot base sa réflexion sur la « serinette », la boîte à musique la plus répandue à l’époque.

La serinette est de bois, l’homme est de chair. Le serin est de chair, le musicien est d’une chair diversement organisée ; mais l’un et l’autre ont une même origine, une même formation, les mêmes fonctions et la même fin.

Il y avait de quoi troubler les esprits. D’autant que depuis une dizaine d’années, une attraction sensationnelle faisait beaucoup parler d’elle : l’automate joueur d’échec de Wolfgang von Kempelen (1769). Était-il donc possible qu’un automate batte les meilleurs joueurs humains ?

La première avancée significative sera due, encore une fois, à Leonardo Torres y Quevedo. En 1910, deux avant la naissance de Turing, Torres construit un automate joueur d’échecs. Oh, certes, le sien n’est pas capable de battre un humain sur une partie complète. Il ne joue que des fins de partie : les blancs ont une tour et doivent donc gagner par échec et mat, quels que soient les mouvement du roi noir, manipulé par un humain.

Et ça marche ! Pour la première fois, la démonstration est faite qu’un automate peut décider face à une situation imprévue, et non plus simplement dérouler une séquence d’instructions. Torres publie alors sa conception de l’automatisme, dans un article magnifique, qu’il a traduit en français. La vision d’avenir qu’il y décrit est impressionnante de lucidité.

Il faut en outre — et c’est là principalement le but de l’Automatique — que les automates soient capables de discernement ; qu’ils puissent à chaque moment, en tenant compte des impressions qu’ils reçoivent, ou même de celles qu’ils ont reçues auparavant, commander l’action voulue. Il faut que les automates imitent les êtres vivants en réglant leurs actes d’après leurs impressions, en adaptant leur conduite aux circonstances.
[…] Il est toujours possible de construire un automate dont tous les actes dépendent de certaines circonstances plus ou moins nombreuses, suivant des règles qu’on peut imposer arbitrairement au moment de la construction.

La voie de l’intelligence artificielle est ouverte. Turing va entrer en scène, l’histoire de l’informatique peut commencer.