Auteur :
Jean-Claude Oriol [1]
Université Lyon2, Centre de recherche CERRAL
IUT Lumière, Département Statistique et Informatique Décisionnelle
1. Introduction
Durant mes activités d’enseignement [2] et dans un grand nombre de situations (formation continue, etc.) j’ai eu de nombreuses fois l’injonction de « faire un cours de logique », ce que j’ai fait avec plaisir et parfois même jubilation ; en revanche la plupart des commentaires qui accompagnaient les contenus demandaient que la logique étudiée serve dans la mathématique « du programme » et étaient difficiles à appliquer.
Et j’ai, bien sûr, fait comme tous ceux qui étaient confrontés à cette situation délicate : un cours de logique suivi de quelques applications sur un petit nombre de théorèmes particuliers et un cours de mathématiques avec l’espérance que la logique étudiée vienne nourrir et asseoir le raisonnement. Fol espoir, vaine espérance, la difficulté à construire cette jonction provoquait avec le temps le raccourcissement ou même la disparition du cours de logique en tant que tel, assorti de recommandations aussi vagues que difficiles à organiser comme de « faire de la logique quand cela serait opportun » encore moins formateur et moins satisfaisant que la première situation.
2. Des contraintes
Il y a environ une quinzaine d’années j’ai eu à assurer un cours intitulé « Bases de mathématiques », s’adressant aux bacheliers de toutes sections, de STG à S , et censé égaliser les connaissances (ou construire un socle commun), dans lequel étaient présents des éléments de logique.
Par ailleurs nos étudiants avaient besoin d’une bonne connaissance d’Excel et l’idée m’est venue d’utiliser l’un (Excel) pour mieux apprendre l’autre (la logique) et réciproquement..
J’ai décidé d’utiliser comme support de ces activités le chapitre 2 du livre de Raymond Smullyan (SMULLYAN 1984) ; ce chapitre intitulé « Une princesse ou un tigre ? » est structuré autour de douze épreuves chacune constituée ainsi :
- deux ou trois cellules,
- sur chaque cellule une affiche qui peut dire la vérité ou mentir
- dans une cellule une princesse
- dans les autres cellules un tigre ou rien
- un roi qui prononce une phrase (qui elle est toujours vraie)
- et enfin un prisonnier qui doit trouver la cellule où est la princesse pour avoir
-
- la vie sauve
- et en cadeau la princesse… (ne nous attardons pas sur le côté un peu machiste de l’histoire… car c’est une autre histoire)
-
Comme j’avais à faire à la fois un cours de logique mais aussi à enseigner certaines subtilités d’Excel à des étudiants de première année, j’ai eu l’idée d’avancer en même temps sur ces deux apprentissages.
3. Les outils
3.1. Le modèle d’apprentissage convoqué
J’ai développé par ailleurs et sur divers sujets mon a priori sur les apprentissages.
Mes études font régulièrement référence à des travaux dans la ligne de Piaget, Vygotsky et G. Vergnaud.
C’est à ce dernier que j’emprunte le fait que le couple « schème-situation » est porteur des apprentissages.
On a ainsi une représentation des situations d’apprentissage :
Figure 1 : Schème - situation selon Vergnaud
C’est sur ce modèle que j’appuie toutes les situations didactiques proposées, que l’on peut consulter chez ORIOL (2007) pages 38-42.
3.2. La logique avec Excel
Rappelons que le tableur Excel comporte la possibilité de travailler directement sur des variables pouvant prendre deux valeurs (VRAI ou FAUX) et comporte un certain nombre d’opérateurs ET, OU, SI, NON définis comme en logique classique.
4. Des gammes
Comme toujours avant de se lancer il vaut mieux faire quelques exercices d’échauffement. On peut proposer deux petits exercices en Excel qui n’ont rien de difficile et, exposés ci-dessous.
4.1. Opérateur unaire
Consigne donnée : « Vous devez générer à l’aide des opérateurs OU, ET et NON chacune des quatre colonnes du tableau ci-dessous comme une fonction de la première colonne »
p | p | Non(p) | Tautologie | |
FAUX | FAUX | FAUX | VRAI | VRAI |
VRAI | FAUX | VRAI | FAUX | VRAI |
4.2. Opérateurs binaires
« A partir des deux premières colonnes notées p et q, vous devez générer à l’aide des opérateurs OU, ET et NON chacune des colonnes numérotées de 1 à 16 du tableau ci-dessous avec comme convention 0 traduisant la valeur FAUX et 1 la valeur VRAI.
Voici par exemple comment obtenir la colonne 2 : le tableau de gauche comporte les résultats et celui de droite les formules :
5. La première histoire… et un corrigé
5.1. Les consignes
Voici les consignes données aux étudiants :
« Les histoires suivantes sont extraites de l’ouvrage « Le livre qui rend fou » de Raymond Smullyan. Un prisonnier doit choisir entre deux cellules, chaque cellule pouvant contenir une princesse ou un tigre. S’il tombe sur le tigre il est dévoré, s’il délivre la princesse il est gracié. Sur chaque cellule, Il y a une inscription qui peut être vraie ou fausse. Le roi dit une phrase qui est vraie.
Créer un classeur Excel permettant de résoudre les problèmes suivants (une feuille par problème). »
5.2. Un exemple pour comprendre
Afin de donner quelques outils on propose une solution au premier problème.
Affiche 1(sur la cellule 1) | Affiche 2 (sur la cellule 2) | Le roi dit : |
Il y a une princesse dans cette cellule et un tigre dans l’autre. | Il y a une princesse dans une cellule et il y a un tigre dans une cellule. | « Une des affiches dit la vérité, l’autre ment. » |
Une première approche peut consister à remplir à la main le tableau suivant :
En s’aidant des opérateur d’Excel
On va alors essayer de traduire avec les fonctions d’Excel ce que nous venons de faire.
– Les deux premières lignes sont des constantes qui recouvrent tous les cas possibles
– La ligne trois nous donne la valeur de vérité de l’affiche 1, si l’on est dans la cellule C7 on peut l’écrire comme
« =ET(C5=« princesse » ;C6=« tigre ») » et tirer vers la droite.
– D’une façon analogue la ligne 4 du tableau précédent peut s’écrire (on est alors en C8) :
« =OU(ET(C5=« princesse » ;C6=« tigre ») ;ET(C5=« tigre » ;C6=« princesse »)) » et tirer vers la droite.
– Ce que dit le roi est à peine plus compliqué
_ « =OU(ET(C7 ;NON(C8)) ;ET(NON(C7) ;C8)) »
– Ce qui donne finalement :
Conclusion : on suppose que le roi dit la vérité donc il y a une princesse dans la cellule 2 et un tigre dans l’autre..
6. Une première série d’épreuves
Smullyan développe une série d’épreuves pouvant être résolue avec la même stratégie que celle présentée ci-dessus.
6.1. Deuxième épreuve
Affiche 1 (sur la cellule 1) | Affiche 2 (sur la cellule 2) | Le roi dit : |
Une au moins des deux cellules contient une princesse. | Il y a un tigre dans l’autre cellule. | « Les affiches sont sincères toutes les deux, ou bien elles sont fausses toutes les deux ». |
Voici des éléments de solution :
6.2. Troisième épreuve
Affiche 1 (sur la cellule 1) | Affiche 2 (dsur la cellule 2) | Le roi dit : |
Il y a un tigre dans cette cellule ou il y a une princesse dans l’autre. | Il y a une princesse dans l’autre cellule. | « Les affiches sont sincères toutes les deux, ou bien elles sont fausses toutes les deux ». |
Et oui, ici il y a deux princesses… (Mais que cherche donc le roi ?)
7. Utilisation d’un SI
La quatrième épreuve va permettre d’utiliser la fonction logique SI déjà rencontrée dans le paragraphe « Gammes ».
Affiche 1 (sur la cellule 1) | Affiche 2 (sur la cellule 2) | Le roi dit : |
Les deux cellules contiennent des princesses. | Les deux cellules contiennent des princesses. | « L’affiche collée sur la cellule 1 dira la vérité quand il y aura une princesse dans cette cellule et mentira quand ce sera un tigre. Pour la cellule 2 ce sera exactement le contraire ». |
7.1. Quatrième épreuve
L’énoncé de ce que dit le roi est ici difficile à analyser (problème de traduction peut être ?). Aussi je l’ai remplacé par celui-ci : « La valeur de vérité de l’affiche collée sur la cellule 1 est la bonne valeur lorsqu’il y a une princesse dans cette cellule et c’est la valeur inverse lorsqu’il y a un tigre dans cette cellule. Pour la cellule 2 ce sera exactement le contraire ».
Voici à titre d’exemple une proposition de solution :
La princesse est donc dans la cellule 2.
7.2. Cinquième épreuve
Affiche 1 (sur la cellule 1) | Affiche 2 (sur la cellule 2) | Le roi dit : |
Une cellule au moins contient une princesse. | L’autre cellule contient une princesse. | « La valeur de vérité de l’affiche collée sur la cellule 1 est la bonne valeur lorsqu’il y a une princesse dans cette cellule et c’est la valeur inverse lorsqu’il y a un tigre dans cette cellule. Pour la cellule 2 ce sera exactement le contraire ». |
Ce n’est qu’une variante du problème précédent. Voici quelques éléments de solutions :
La princesse est donc dans la cellule 1.
7.3. Sixième épreuve et une difficulté apparente
Avec la sixième épreuve arrive une nouvelle difficulté ; en effet sur cette affiche est écrit : « Choisis n’importe quelle cellule ça n’a pas d’importance » ; mais après quelque instants de réflexion cette affiche se traduit, avec les notations précédentes, par : =SI(E5=E6 ; VRAI ; FAUX).
Affiche 1 (sur la cellule 1) | Affiche 2 (sur la cellule 2) | Le roi dit : |
Choisis n’importe quelle cellule ça n’a pas d’importance. | Il y a une princesse dans l’autre cellule. | « La valeur de vérité de l’affiche collée sur la cellule 1 est la bonne valeur lorsqu’il y a une princesse dans cette cellule et c’est la valeur inverse lorsqu’il y a un tigre dans cette cellule. Pour la cellule 2 ce sera exactement le contraire ». |
Ce qui donne avec nos notations :
La princesse est donc dans la cellule 2.
7.4. Septième épreuve
Affiche 1 (sur la cellule 1) | Affiche 2 (sur la cellule 2) | Le roi dit : |
Choisis bien ta cellule, ça a de l’importance. | Tu ferais mieux de choisir l’autre cellule. | « La valeur de vérité de l’affiche collée sur la cellule 1 est la bonne valeur lorsqu’il y a une princesse dans cette cellule et c’est la valeur inverse lorsqu’il y a un tigre dans cette cellule. Pour la cellule 2 ce sera exactement le contraire ». |
Quelques éléments de correction sont donnés en annexe.
8. Affiches décollées
Nouvelle difficulté avec la huitième épreuve : on ne sait pas sur quelle porte sont collées les affiches !
Huitième épreuve
Affiche 1 (sur la cellule ?) | Affiche 2 (sur la cellule ?) | Le roi dit : |
Les deux cellules contiennent des tigres. | Cette cellule contient un tigre. | « La valeur de vérité de l’affiche collée sur la cellule 1 est la bonne valeur lorsqu’il y a une princesse dans cette cellule et c’est la valeur inverse lorsqu’il y a un tigre dans cette cellule. Pour la cellule 2 ce sera exactement le contraire ». |
Quelle stratégie adopter ? (Une solution est en annexe !)
9. Une princesse, deux tigres et trois cellules
On complique un peu à partir de la neuvième épreuve en ayant trois cellules avec une princesse et deux tigres.
Que l’on résoudra avec des tableaux de ce type
9.1. Neuvième épreuve
Affiche 1 (sur la cellule 1) | Affiche 2 (sur la cellule 2) | Affiche 3 (sur la cellule 3) | Le roi dit : |
Il y a un tigre ici. | Cette cellule contient une princesse. | Il y a un tigre dans la cellule 2. | « Une princesse dans une cellule et un tigre dans chacune des deux autres. Une seule de ces trois affiches est sincère ». |
9.2. Dixième épreuve
Affiche 1 (sur la cellule 1) | Affiche 2 (sur la cellule 2) | Affiche 3 (sur la cellule 3) | Le roi dit : |
Il y a un tigre dans la cellule 2. | Ici il y a un tigre. | La cellule 1 contient un tigre. | « Une princesse dans une cellule et un tigre dans chacune des deux autres. L’affiche collée sur la porte de la princesse dit la vérité et qu’une au moins des deux autres est fausse ». |
Ici aussi les deux solutions sont en annexe.
10. Autre variante : Une princesse dans une cellule et un tigre une autre et la dernière est vide
Onzième épreuve
Affiche 1 (sur la cellule 1) | Affiche 2 (sur la cellule 2) | Affiche 3 (sur la cellule 3) | Le roi dit : |
La cellule 3 est vide. | Le tigre est dans la cellule 1. | Cette cellule est vide. | « Une princesse dans une cellule et un tigre une autre et la dernière est vide. L’affiche de la princesse disait la vérité, celle du tigre mentait ». |
Que l’on pourra résoudre à partir du tableau suivant :
Comme dans les cas précédents une solution est en annexe.
11. Conclusion
Dans ces activités on comprend aisément que l’apprenant est obligé d’adapter ses schèmes d’actions à des situations nouvelles ; par conséquent ces activités sont bien porteuses de divers apprentissages concernant la logique. De plus la plupart des étudiants sont satisfaits de voir que la logique leur donne des outils pour résoudre des problèmes de difficultés croissantes.
Les bénéfices collatéraux sont multiples : utilisation des fonctions booléennes, apprentissage d’Excel pouvant être réinvestis dans diverses situations concernant l’algorithmique, la bureautique et l’informatique.
Au fait pour ceux que cela intéresse, le chapitre en question comporte une douzième épreuve avec 9 cellules mais je laisse cette étude aux passionnés.
Le livre lui même comporte dix huit chapitres et au moins deux ont nourri des activités, en direction des étudiants, du même type que celles proposées dans cet article.
De ces expériences j’ai tiré l’opinion suivante : des activités de ce type dans lesquelles on donne des ordres à un logiciel (dans notre exemple un tableur) constituent un support efficace à des enseignements d’initiation à la logique propositionnelle. On pourra à partir de cette activité envisager un apport plus complet et plus formel sur la logique des propositions, les opérateurs principaux, leurs propriétés, etc., apport théorique qui entrera en résonance avec la clé des apprentissages : l’activité de l’apprenant.
12. Bibliographie sommaire :
ASZALOS L., BAKO M. BOGNARD K., L’enseignement de la logique à l’école et au lycée, IRIT Toulouse, IREM Toulouse, Université de Debrecen, http://www.inf.unideb.hu/ aszalos/dn/pub/logique.pdf
BLANCHẾ Robert.1970, La logique et son histoire d’Aristote à Russell, Colin, ISBN 2-200-31204-0
CORI René., LASCAR D. 1993, 2003, Logique Mathématique - Tome 1, Calcul Propositionnel, Algèbre De Boole, Calcul Des Prédicats ISBN : 2-225-84079-2 (Masson) et ISBN : 210005452X (Dunod)
DURAND-GUERRIER V., Un exemple d’enseignement de la logique en DEUG scientifique, http://people.math.jussieu.fr/ jarraud/colloque/durand.pdf
ORIOL J-C 2006, Bases de mathématiques, polycopié du cours Statique et Informatique Décisionnelle, première année téléchargeable à http://sites.google.com/site/jeanclaudeoriol/
ORIOL J-C. 2007, Formation à la statistique par la pratique d’enquêtes par questionnaires et la simulation : étude didactique d’une expérience d’enseignement dans un département d’IUT, http://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00191166/fr/
SMULLYAN Raymond. 1984, Le livre qui rend fou, Dunod, ISBN 2 04 015556-2.
SMULLYAN Raymond. 1993, Ca y est, je suis fou, Dunod, ISBN 2 10 001963 5.
13. Annexe : quelques éléments de solutions
13.1. Septième épreuve
13.2. Huitième épreuve
13.3. Neuvième épreuve
13.4. Dixième épreuve
13.5. Onzième épreuve
(Ici on utilise une particularité de la fonction ET, c’est à dire ET(VRAI ; « Chaîne ») renvoie la valeur VRAI.).