Quelques raisonnements liés au tracé d’une hauteur dans un triangle sont passés en revue. Ils font partie du patrimoine mathématique depuis de nombreux siècles, et se sont révélés extrêmement fertiles au fil de l’histoire. Ils sont encore sources d’exercices et d’activités pédagogiques utilisables à tous les niveaux.
Un triangle, une hauteur, quoi de plus simple ? Il est possible que ce soit le sujet des tout premiers raisonnements mathématiques de l’histoire. On en trouve la trace à des époques très reculées en Mésopotamie, comme en Inde et en Chine. Les plus anciens concernent le triangle rectangle isocèle, coupé en deux moitiés symétriques par sa hauteur. Étendue à un triangle rectangle quelconque, la figure a accompagné l’émergence de la notion de similitude, ainsi que les premiers calculs de rapports de longueurs et d’aires. Les hauteurs d’un triangle isocèle ont constitué la base des calculs trigonométriques, chez les Grecs comme chez les Indiens. Ces figures et les raisonnements qu’elles sous-tendent, sont sources d’activités pédagogiques, qui pourront faciliter l’acquisition de nombreuses notions géométriques. Les liens renvoient au site Histoires de Mathématiques.
L’article peut se lire avantageusement en lien avec Histoires de Grecs et Autour de √2 : promenade historique
Introduction
Quel a été le tout premier raisonnement mathématique de l’histoire ? La question n’a pas vraiment de sens : les mathématiques ont émergé dans différentes civilisations, dont chacune a développé des argumentations irréfutables, sur des sujets qui n’ont pas tous été conservés. À partir des quelques exemples connus, on peut toutefois conjecturer que, à part les décomptes arithmétiques, les plus anciens raisonnements rigoureux ont été des découpages géométriques. Que les morceaux d’une figure plane conservent la même aire totale, quel que soit leur agencement, a toujours été considéré comme irréfutable. Une infinie variété de conséquences, souvent extrêmement astucieuses, peuvent en être déduites. Un triangle coupé en deux par une de ses hauteurs, est un des exemples les plus simples et les plus anciens. Nous allons suivre successivement des avatars de cette figure, dans trois de ses cas particuliers.
La logique historique suggère de commencer par la figure la plus simple, qui est la plus ancienne : un triangle rectangle isocèle, soit la moitié d’un carré coupé par une de ses diagonales. La hauteur abaissée à partir de l’angle droit le partage en deux moitiés isométriques : deux autres triangles rectangles isocèles. Plusieurs indices accréditent l’antiquité de cette figure : traces archéologiques en Mésopotamie, Sulba Sutras en Inde, lunules d’Hippocrate, dialogue de Platon. La partie suivante sera consacrée au cas d’un triangle rectangle quelconque, coupé par la hauteur issue de l’angle droit, en deux triangles semblables au premier. Cette figure, recyclée dans plusieurs problèmes grecs, était encore utilisée deux millénaires plus tard, pour traduire par l’orthogonalité, les racines carrées de nombres négatifs. Le cas des triangles isocèles quelconques est traité dans la troisième partie. Le découpage d’un tel triangle par une hauteur est lié au développement de la trigonométrie d’une part, au calcul d’approximations de π par la méthode d’exhaustion, d’autre part.
Chacune des situations dont l’aspect historique sera développé dans ce qui suit, peut être déclinée en une séance liée au programme de géométrie, pouvant aller du cycle 2 jusqu’au lycée. Nous ne développerons pas cet aspect, car pour la plupart, elles ont déjà fait l’objet de multiples implémentations didactiques, dont on trouve facilement les références en ligne. On consultera en particulier Passerelles : enseigner les mathématiques par leur histoire en Cycle 3 (M. Moyon et D. Tournès eds., 2018) et les nombreuses pistes qui y sont données.
Triangle rectangle isocèle
S’il fallait voter pour la plus ancienne base de raisonnements mathématiques, la figure ci-dessous pourrait être un bon candidat : un triangle rectangle isocèle et la hauteur menée de l’angle droit vers l’hypoténuse. Cette hauteur divise le triangle initial en deux triangles identiques, qui peuvent être assemblés en un carré en les collant le long de leurs hypoténuses.
Deux copies du triangle initial forment aussi un carré, de surface double du précédent. Du point de vue des anciens, le raisonnement peut être interprété, soit comme un cas particulier du théorème de Pythagore, soit comme la solution au problème de la duplication du carré : le carré formé sur l’hypoténuse AB est le double en surface, du carré formé sur un des côtés AC ou BC.
Quels sont les indices qui peuvent nous permettre d’affirmer l’ancienneté de ces raisonnements ? Nous disposons d’abord de traces archéologiques anciennes. Voici deux tablettes d’argile, datant probablement du temps d’Hammurabi, environ dix-huit siècles avant notre ère. Les carrés et les triangles de celle de gauche, BM 15285, ne laissent aucun doute sur le type d’exercices qui y sont posés. Celle de droite, YBC 7289 est extrêmement célèbre. Elle porte une approximation de √2 avec une précision de l’ordre de 10−6.
La seconde preuve d’ancienneté provient des Sulba Sutras. C’est un ensemble de textes védiques, décrivant des procédures géométriques pour la fabrication d’autels sacrificiels. Les premières rédactions datent probablement du début du premier millénaire avant notre ère, soit plusieurs siècles avant Pythagore. Dans trois des textes les plus importants, ceux de Baudhayana, Apastamba et Katyayana, juste après les procédures de construction d’un carré, viennent deux versets dont voici les traductions.
La diagonale d’un carré produit le double de l’aire du carré.
Les surfaces des carrés produits séparément par la longueur et la largeur d’un rectangle, égalent ensemble la surface produite par la diagonale.
Comme on le voit, les anciens Hindous connaissaient le théorème de Pythagore (largeur, longueur et diagonale), mais ils éprouvaient néanmoins le besoin d’exprimer indépendamment la duplication du carré, donc le cas particulier du triangle isocèle. Il n’en a peut-être pas été ainsi en Chine : le théorème de Pythagore fait l’objet du dernier des Neuf Chapitres sur l’art du calcul, qui est intitulé « Base et hauteur, pour traiter le haut et le profond, le large et le lointain ». Plusieurs justifications à base de découpages de figures y sont données ; différentes applications du résultat y sont proposées. Le cas particulier où la base et la hauteur sont égales, est à peine évoqué dans un commentaire de Liu Hui.
Passons maintenant aux Grecs. La duplication du carré est l’un des tout premiers raisonnements mathématiques dont la rédaction nous soit parvenue. Il est dû à Platon, qui l’attribue à Socrate. Il se trouve dans le Ménon, un dialogue où Socrate et Ménon débattent de l’acquisition des vertus. Pour vérifier si la connaissance est un attribut acquis ou une réminiscence, Socrate fait venir un esclave à qui il propose de découvrir un carré dont la surface est double d’un carré donné. Il commence par un carré de deux unités de côté. C’est celui qui apparaît en rouge en bas. Il a pour surface quatre. Il l’agrandit alors. Le carré cherché ne peut pas avoir pour côté trois. car sa surface serait neuf, ni quatre dont la surface serait 16, quatre fois la surface initiale. Par contre quand Socrate trace les diagonales, l’esclave doit se rendre à l’évidence : le carré oblique a bien pour surface huit, soit deux fois la surface du carré initial.
Le fait même que ce raisonnement soit utilisé par Platon comme illustration d’un argument philosophique, prouve qu’il était déjà considéré comme élémentaire du temps de Socrate. Les plus anciennes démonstrations géométriques dont on ait une trace indirecte, sont effectivement de plus haut niveau. Ce sont celles d’Hippocrate de Chios sur les lunules. Hippocrate était contemporain de Socrate, et on n’a retrouvé aucun texte de lui. Mais ses raisonnements ont été cités par Eudème de Rhodes, un élève d’Aristote, lui même repris par Simplicius, environ sept siècles plus tard. Le raisonnement rapporté par Simplicius, commence en considérant deux segments de cercle semblables, donc déterminés par deux angles au centre égaux. On montre alors que le rapport des surfaces est le carré des rapports des cordes, ou des rayons. Voici la suite du texte.
Cela démontré, il écrivit en premier lieu comment peut se faire la quadrature d’une lunule dont l’arc extérieur est d’un demi-cercle. Il l’exposa en circonscrivant un demi-cercle à un triangle rectangle et isocèle, et en décrivant sur la base un segment de cercle semblable à ceux retranchés par les côtés. Ce segment sur la base étant égal à la somme des deux sur les côtés, si l’on ajoute de part et d’autre la partie du triangle qui est au-dessus du segment sur la base, la lunule sera égale au triangle.
Le texte est plutôt clair : regardez la figure de gauche. Le rapport de l’hypoténuse du triangle aux côtés est √2, donc le rapport de la surface rose à chacune des surfaces bleues est deux ; donc la surface rose est égale à la somme des deux surfaces bleues. Le demi disque est d’une part la réunion du triangle et des surfaces bleues, d’autre part la réunion de la surface rose et d’une lunule. Ainsi la lunule, qui est la portion comprise entre les arcs de cercles rouge et bleu, a la même surface que le triangle vert. Habituellement, on présente le résultat en renversant le triangle, comme dans la figure de droite : chacune des lunules rose et bleue a la même surface que le triangle qui lui correspond. Nous y reviendrons plus bas.
Remarquez que Hippocrate ne parle pas explicitement de la racine carrée de deux. Le fait qu’elle soit irrationnelle, le fameux scandale pythagoricien, était probablement déjà connu de son temps. Il est cité plusieurs fois en exemple par Aristote qui en donne la démonstration arithmétique, celle que nous considérons comme classique. Pourtant, ce n’est pas ainsi que le présente Euclide, environ un siècle plus tard. Le dixième livre des Éléments, est consacré aux lignes irrationnelles. Il commence par la version continue de l’algorithme des différences : l’anthyphérèse. « Deux grandeurs inégales étant proposées, et si la plus petite étant toujours retranchée de la plus grande, le reste ne mesure jamais le reste précédent ; ces grandeurs sont incommensurables ». Ce n’est qu’à la cent-dix-septième (!) et dernière proposition, qu’est énoncé : « dans les figures carrées la diagonale est incommensurable en longueur avec le côté ». Au cours de la démonstration, Euclide rappelle comme une évidence que le carré de la diagonale d’un carré est double du carré du côté. Pourtant la proposition 9, énonçait déjà un résultat beaucoup plus général : « les carrés qui n’ont pas entre eux la raison qu’un nombre carré a avec un nombre carré, n’ont pas leurs côtés commensurables en longueur ». Peut-être faut-il s’en remettre aux témoignages rapportés par Stevin, sur le livre X d’Euclide : « certains le jugeaient comme la matière la plus profonde et incompréhensible de la mathématique, les autres que ce sont des propositions trop obscures, et la croix des mathématiciens ».
La théorie euclidienne des lignes irrationnelles est désormais bien oubliée, mais la figure dont elle est issue est restée. Au début du dix-huitième siècle, un Carme attaché au service de Louis XIV, le père Sébastien Truchet, utilise comme élément combinatoire des « carreaux de faïence carrés et mipartis de deux couleurs par une ligne diagonale ».
Essayez donc de faire jouer vos élèves à reconstituer quelques pavages de Truchet. Ils y gagneront une bonne compréhension des pavages autant que de la symétrie. Puis, avant qu’ils ne deviennent trop dépendants, proposez-leur le tangram. Vous ne vous serez pas beaucoup éloignés des triangles rectangles isocèles.
Triangle rectangle quelconque
Écoutons Euclide : « Si dans un triangle rectangle on mène une perpendiculaire de l’angle droit sur la base, les triangles adjacents à la perpendiculaire sont semblables au triangle entier et semblables entre eux ». Euclide a raison : la hauteur CH divise le triangle ABC en deux triangles ACH et BCH, rectangles en H, dont les angles sont les mêmes que ceux du triangle initial. Cette proposition est la huitième du livre VI, qui est consacré aux figures semblables. Elle vient immédiatement après les cas de similitude des triangles, et en est est la première application. Comment Euclide interprétait-il cette figure ?
En premier lieu, il y voyait la réalisation d’une médiété, précisément celle que nous appelons moyenne géométrique. En effet, les triangles ACH et BCH étant semblables, le rapport CH ⁄ AH est égal au rapport BH ⁄ CH, soit CH2=AH×BH. La hauteur est donc la moyenne géométrique entre les deux segments qu’elle découpe sur l’hypoténuse. Euclide énonce ce corollaire juste après la Proposition VI.8, et il ne considère pas qu’il mérite démonstration.
Aussi, comme le sommet C est sur le demi-cercle qui a pour diamètre l’hypoténuse AB, la hauteur CH est inférieure ou égale au rayon de ce cercle. Traduction : la moyenne géométrique est inférieure ou égale à la moyenne arithmétique. Considérons une grandeur R dont on cherche la racine carrée, et une valeur r approchant par défaut cette racine carrée. Alors R ⁄ r est une approximation par excès, et on cherche à calculer la moyenne géométrique de r et R ⁄ r. Une meilleure approximation, par excès, sera la moyenne arithmétique (r+R ⁄ r) ⁄ 2. C’est probablement ainsi que les Grecs concevaient l’algorithme itératif de calcul d’une racine carrée, décrit par Héron d’Alexandrie dans ses Métriques.
Les Grecs voyaient aussi la moyenne géométrique comme la quadrature d’un rectangle, à savoir la construction du côté d’un carré, de surface égale à celle du rectangle donné. Étant données une largeur BH et une longueur AH, il suffit, les ayant mises bout à bout, de tracer le demi-cercle de diamètre AB, et de mener la perpendiculaire en H à ce diamètre. Elle coupe le demi-cercle au point C, le triangle ABC est rectangle en C, et sa hauteur CH est la longueur cherchée. Nous reviendrons plus bas sur les problèmes de quadrature.
Voici une autre conséquence tirée de la même propriété de moyenne géométrique. Comparons AH et BH au rayon du cercle circonscrit R, qui est leur demi-somme : disons que BH=R−E et AH=R+E. Constater que CH2=(R−E)×(R+E)=R2−E2, c’est exprimer le théorème de Pythagore dans le triangle OCH, où O est le centre du cercle. Mais la figure contient virtuellement, un résultat beaucoup plus puissant. Il s’agit de la proposition 31 du livre VI. Euclide l’énonce de façon plutôt obscure.
Dans les triangles rectangles, la figure construite sur le côté qui sous-tend l’angle droit, est égale aux figures semblables et semblablement décrites sur les côtés qui comprennent l’angle droit.
Il veut dire que, non seulement le carré construit sur l’hypoténuse a pour surface la somme des carrés construits sur les côtés de l’angle droit, mais que c’est encore vrai pour n’importe quelle figure : pentagone régulier, demi-cercle… Étant données trois figures semblables, dont les rapports de similitude sont ceux des trois côtés d’un triangle rectangle, la plus grande a une aire égale à la somme des aires des deux plus petites. La démonstration que donne Euclide de ce résultat magnifique, et trop peu enseigné, est lumineuse ; beaucoup plus éclairante que celle du cas particulier des carrés, la fameuse Proposition I.47.
Voici le raisonnement. Comme déjà remarqué, la figure contient trois triangles semblables : ABC d’hypoténuse c, ACH d’hypoténuse b et BCH, d’hypoténuse a. Euclide a pris soin de démontrer que le rapport des aires de deux figures semblables quelconques est le carré de leur rapport de similitude. Donc le rapport de l’aire de BCH à celle de ABC est a2⁄c2. De même, le rapport de l’aire de ACH à celle de ABC est b2⁄c2. Comme les deux petits triangles réunis égalent le grand, a2⁄c2+b2⁄c2=1. Le théorème de Pythagore est donc une relation, non pas entre des aires de carrés, mais entre des rapports de surfaces semblables.
En voici une application. La figure ci-dessous est celle que nous associons le plus souvent aux « lunules d’Hippocrate ». Pourtant, le résultat qu’elle illustre est dû à al-Haytham, aux environs de l’an mil. Considérons trois demi-cercles, dont les diamètres sont les trois côtés d’un triangle rectangle. En vertu du théorème précédent, l’aire du plus grand est la somme des aires des deux plus petits. On en déduit par différences, que l’aire du triangle vert est la somme des aires des deux lunules, rose et bleue.
Pourquoi ce résultat, ainsi que ceux d’Hippocrate avant al-Haytham, étaient-il jugés importants ? Parce qu’ils montraient que des quadratures de parties de cercles sont possibles. Puisque l’on sait carrer un rectangle, comme nous l’avons vu, on sait tout autant carrer un triangle. Et donc, ramener l’aire d’une ou plusieurs parties de cercles à celle d’un triangle, est bien une quadrature. Pourquoi ce qui est possible avec une lunule, ne le serait-il pas avec le cercle ? Sur ces raisonnements ont été basés les espoirs de nombre de quadrateurs au fil des siècles, non seulement parmi les Grecs et les Arabes, mais aussi parmi les Européens après eux, un des plus célèbres étant Léonard de Vinci.
La figure qui nous intéresse a eu une autre conséquence importante, à la fin du dix-septième siècle. C’était un temps où les oppositions aux nombres complexes, voire même aux nombres négatifs, étaient encore fortes. Le principal argument de leurs détracteurs était qu’une longueur étant nécessairement une quantité positive, ni les nombres négatifs, ni a fortiori les complexes, ne pouvaient avoir d’interprétation géométrique. Dans son Algebra (1685), John Wallis propose une transgression majeure. Le passage que vous voyez ci-dessous explique que si on compte les distances à partir du pied de la hauteur de manière positive vers la droite, négative vers la gauche, alors nécessairement, la hauteur représente la moyenne géométrique de deux quantités, l’une positive l’autre négative, donc la racine carrée d’un nombre négatif. Il faudra encore très longtemps pour que naisse la représentation géométrique des complexes (précisément un siècle), mais la nécessité de traduire les imaginaires par l’orthogonalité a bien son origine dans la hauteur d’un triangle rectangle.
Triangle isocèle quelconque
Tracer des hauteurs dans un triangle isocèle est la figure de base de la trigonométrie. En théorie, elle a commencé avec Hipparque au second siècle avant notre ère. En fait, les outils mathématiques liés à cette figure ont été utilisés bien avant, au moins par Archimède au troisième siècle, et même Eudoxe au quatrième. Commençons par un peu de terminologie. Considérons dans un cercle donné, deux rayons qui délimitent un secteur angulaire. L’habitude de fixer le rayon du cercle à 1 pour ne considérer que des rapports est tardive. Elle date d’Abu al-Wafa au dixième siècle, mais n’a été unanimement adoptée que bien plus tard. Le troisième côté du triangle isocèle est fort naturellement la corde. La trigonométrie grecque n’est pas allée au-delà, mais a tout de même produit des tables de cordes d’une précision impressionnante. La plus ancienne qui nous soit parvenue figure au début de l’Almageste de Ptolémée. Elle donne les cordes des angles de 0 à 180 degrés, par demi-degrés. Les Indiens, en abaissant une hauteur à partir du cercle, ont introduit le sinus et le cosinus. Ces innovations ont été adoptées par les Arabes, qui y ont ajouté la tangente. Ils ont fait de la trigonométrie, plane et sphérique, une discipline autonome, qu’ils ont ensuite transmise aux Européens.
Dans la figure ci-dessus, l’application du théorème de Pythagore aux deux triangles rectangles, conduit aux deux formules de base de la trigonométrie.
Triangle rose : sinus2 + cosinus2 = rayon2 ;
Triangle bleu : sinus2 + flèche2 = corde2 .
La différence entre le rayon et le cosinus, s’est fort naturellement appelée la flèche, avant de devenir le sinus verse beaucoup plus tard. Le rapport entre la corde et le sinus est expliqué par une autre hauteur, abaissée depuis le centre du cercle : la corde d’un angle (AC sur la figure) est le double du sinus de l’angle moitié (AH ou CH).
Les deux formules de base, permettent donc, à partir du sinus d’un angle, de calculer le sinus de l’angle complémentaire pour la première et de l’angle moitié pour la seconde. Elles ont suffi à Aryabhata pour calculer une table de 24 sinus, vers le début du sixième siècle. Diviser un quart de cercle en 24, revient à considérer un polygone à 96 côtés. C’est précisément l’exploit qu’avait réussi Archimède sept siècles auparavant, pour sa mesure du cercle.
L’idée d’Archimède était d’encadrer un cercle par des polygones réguliers, incrits et circonscrits, dont il divisait les côtés en deux, puis à nouveau en deux, etc… Archimède était passé ainsi de l’hexagone au dodécagone, puis aux polygones à 24, 48 et enfin 96 côtés. En encadrant soigneusement ses rapports par des quantités rationnelles, il avait démontré que π était compris entre 223/71 et 22/7. La même technique a été utilisée indépendamment par les Chinois. Au cinquième siècle, Zu Chongzi, en allant jusqu’à des dizaines de milliers de côtés, avait trouvé l’excellente approximation 355/113. L’exploit le plus retentissant est celui d’al-Kashi, qui en 1424 a poussé jusqu’à 805 millions de côtés pour une précision de 16 décimales exactes. Elle ne sera surpassée en Europe qu’au dix-septième siècle.
L’idée d’encadrer un cercle par des polygones réguliers, en doublant à chaque fois le nombre de côtés, a été baptisée « méthode d’exhaustion » par Grégoire de Saint-Vincent. Elle serait due à Eudoxe de Cnide au quatrième siècle. Euclide l’utilise au début du livre XII des Éléments, pour démontrer que la surface d’un cercle est proportionnelle au carré de son rayon. Lui ne part pas d’un hexagone, comme Archimède et ses successeurs. Il part d’un carré, qui devient un octogone, etc…
Chez Euclide, l’argumentaire se termine par une double démonstration par l’absurde. Si la quantité que l’on cherche est supérieure au résultat annoncé, on pourra trouver à partir d’un polygone, une quantité intermédiaire qui conduira à une contradiction. Si elle est inférieure, on procèdera de même, de façon symétrique. Archimède a étendu avec une grande virtuosité cette technique à toutes sortes de quadratures : aires de segments de spirales ou de paraboles, sphère et volumes de révolution. La méthode d’exhaustion anticipe nos calculs de limites, sans pour autant briser le tabou de l’infini. Le premier à oser écrire un produit « continué jusqu’à l’infini » est Viète, en 1593. Voici la page du Livre de réponses variées sur des choses mathématiques où apparaît la célèbre formule de Viète, et sa traduction sous forme moderne.
Comme Euclide avant lui, Viète inscrit un carré dans un cercle, puis divise les côtés en deux pour obtenir un octogone, un hexadécagone, des polygones à 32, 64 côtés, etc. À chaque fois, il calcule le rapport du diamètre au périmètre, et constate qu’il a été multiplié par un facteur qui dépend du rapport précédent. La transgression réside dans le « et ainsi en progression continue » écrit tout en bas de la page. Il est traduit par des pointillés à la fin de l’écriture moderne. Certains y voient la première écriture d’une limite dans l’histoire ; rien moins que le coup d’envoi de l’analyse moderne.
Quoi qu’il en soit, la nouveauté ne pouvait pas résider dans les calculs de rapports. Ceux-ci n’utilisent que les outils classiques que nous avons passés en revue au fil de cet article, et qui étaient connus depuis bien avant Archimède : triangles, hauteurs, théorème de Pythagore.