Les nouvelles technologies pour l’enseignement des mathématiques
Intégration des TICE dans l’enseignement des mathématiques

MathémaTICE, première revue en ligne destinée à promouvoir les TICE à travers l’enseignement des mathématiques.

Inclusion et harcèlement : immobilisme, censure et exclusion
Article mis en ligne le 22 septembre 2023
dernière modification le 23 janvier 2024

N.D.L.R L’article qui suit présente plusieurs singularités si on le compare à ceux qui paraissent généralement dans MathémaTICE.

On n’y parle guère de mathématiques, mais d’un fait de société, le harcèlement, qui empêche beaucoup de collègues d’enseigner dans un climat raisonnablement serein et d’innombrables élèves de s’ouvrir aux enseignements qui leur sont offerts. Il a fait l’objet d’un débat approfondi au sein du comité de rédaction de la revue, dont les grandes lignes sont publiées comme complément en fin de l’article. La question principale était : cet article entre-t-il dans la ligne éditoriale de la revue ?

Cette ligne éditoriale a été précisée le 21 juin 2006, avant la parution du premier numéro de la revue. Sa conclusion est en forme d’ouverture :

L’avenir se joue sans doute sur la formulation d’un projet éducatif global et humaniste. Car la technique, même excellente, n’a de sens et de portée qu’au service d’une vision et d’un grand dessein.

Quand l’angoisse envahit un professeur menacé et qui se sent abandonné par l’Institution et par nombre de ses collègues, est-il en mesure de dispenser un enseignement disciplinaire serein et de qualité ? Et que dire des élèves noyés sous un flot de messages d’insultes, de dénigrement et de haine ? Les croit-on vraiment capables de vibrer devant la beauté, le charme et l’efficacité des mathématiques ?

A l’issue de notre débat interne, nous avons décidé de publier l’article qu’un collègue nous a fait parvenir, comme une bouteille à la mer. Mais en prenant bonne note des réticences exprimées.

Nul(le) n’est contraint(e) de le lire. Mais le fuir, n’est-ce pas se voiler les yeux devant l’inacceptable ?

La seconde singularité de cet article est qu’il paraît sous anonymat. Nous ne voulons en aucun cas que, pour de très mauvaises raisons, son auteur (dont nous garantissons l’honnêteté et la fiabilité) soit jeté en pâture sur les très mal nommés « réseaux sociaux »...

Bien sûr, MathémaTICE restera très majoritairement (massivement) la revue qui réfléchit aux meilleures façons d’enseigner les mathématiques en utilisant le prisme des technologies, mais en veillant qu’elles ne dénaturent pas le caractère culturel de la discipline.



Le décret du 16 août dernier, porté par Gabriel Attal, prévoit deux mesures possibles d’exclusion des élèves, « lorsque le maintien constitue un risque pour la santé ou la sécurité d’autres élèves malgré la mise en œuvre des mesures arrêtées par le directeur d’école. Après examen de la situation de l’élève par l’équipe éducative, le directeur académique des services de l’éducation nationale (DASEN) peut demander au maire de procéder à la radiation de l’élève de son école. »

La lecture de ce décret suscite de ma part quelques réflexions. Avoir une réaction critique systématique sur les décisions qui concernent ma vie quotidienne au travail et sur les enfants dont je suis responsable, c’est une habitude : la faute au peu de confiance que nous inspirent le plus souvent les réponses aux problématiques que nous soulevons ici et ailleurs. Le harcèlement est un phénomène qui n’est pas nouveau, mais dont on entend parler jusqu’à plus soif à chaque fois qu’un pauvre gosse se fout en l’air, sans y apporter de décision concrète et constructive.

Thybault, 12 ans, novembre 2018
Dinah, 14 ans, octobre 2021
Ambre, 11 ans, décembre 2022
Lucas, 13 ans, janvier 2023
Lindsay, 13 ans, juin 2023

Et sans doute bien d’autres encore, dont on pourrait égrener les noms, dont la vie est soit interrompue soit brisée.

Des enfants.

Les uns comme les autres, de part et d’autre de la douleur, car le clivage n’est pas si simple qu’on voudrait le faire croire, entre victimes et bourreaux. Mon expérience a été le plus souvent l’occasion de comprendre qu’en réalité, la plupart du temps, les situations sont complexes. L’indésirable n’est pas toujours la forte tête qu’on s’imagine. La plupart du temps, il n’est que des victimes, des drames partagés et des enfants en souffrance.

Les enfants, mais pas que : une école qui souffre aussi, des enseignants muselés, des parents menacés, des associations empêchées de faire leur travail. Des courriers du Rectorat de Versailles ont été brandis pour dénoncer non seulement le manque de réactivité et de professionnalisme, mais aussi les pressions et les menaces de l’institution scolaire, pour faire taire, quitte à sacrifier le bien-être, la sécurité et la vie des enfants. Pour protéger, coûte que coûte, les statistiques à transmettre au ministère sans doute, qui pourraient témoigner, chiffres à l’appui, que tout va bien. Alors, ces témoignages nous parviennent de l’extérieur : familles et associations, et c’est tant mieux. Mais de l’intérieur de l’école, nulle voix de résonne, et pour cause : le rectorat, c’est notre hiérarchie. Le personnel éducatif est tenu au devoir de réserve, il est évidemment hors de question, sous peine de représailles et de sanction, de remettre en cause ses dysfonctionnements. C’est donc sous la protection de l’anonymat que je vous parle de l’intérieur, les témoignages récemment rendus publics sont éloquents, mais encore loin de dire l’étendue de la réalité.

De l’inclusion ratée à l’exclusion : la petite histoire d’un échec

Les enfants adorent les histoires.
Les histoires drôles, les contes, et les histoires qui font peur surtout, parce qu’avoir peur quand on sait qu’on ne risque rien, il n’y a rien de meilleur : c’est rassurant et c’est protecteur. L’histoire que je vais vous raconter est de celles qui font vraiment peur, et qui ne devraient pas être pour les enfants. Jamais.

Elle est de celles qu’on ne raconte pas. Elle est de celles qui déshonorent l’institution, qui font honte à la profession. Elle est de celles que l’on tait sous la pression des collègues et de la hiérarchie. Elle est de celles qu’on ne raconte que sous couvert d’anonymat, pour ne pas subir foudres et représailles. Elle est de celles qui font crier les collègues à la diffamation. Elle est de celles qui vous valent d’être convoqué pour un rappel à la règle, sur ordre du DASEN, pour avoir pointé du doigt les dysfonctionnements qui mettent en souffrance des classes entières et qui conduisent des enseignants au burn-out. Elle est de celles qui vous valent la censure. Parce que la vérité n’est pas dans les campagnes d’affichages ni dans les interventions télévisées des responsables : la vérité, on la vit et on la subit sans pouvoir la dire, elle dérange parce qu’elle porte le nom d’enfants qu’on ne peut pas oublier, faute d’avoir pu les sauver.

Alors, prêts ?

Il était une fois, dans une petite commune de banlieue tranquille et sans histoires, une école dont le devoir de réserve oblige votre narratrice à taire le nom.
Dans cette école, comme dans toutes les écoles, des enfants : des qui travaillent en classe, des qui jouent dans la cour, des qui rient, des qui se disputent. Parce que l’école, ce n’est pas que pour apprendre à lire, à écrire et à compter, c’est aussi pour apprendre à grandir ensemble, à échanger, à communiquer, à respecter autrui… Une école bienveillante, inclusive, bref : une école de la confiance, ce qui présuppose une école de la sécurité. Avouez, ça fait rêver ! — Enfin, ça c’est sur le papier, sur les pages d’accueil d’Eduscol et dans les séries télé.

Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes, du moins était-ce l’interprétation qu’on eût préféré faire semblant de croire, je puis vous l’assurer. Un beau jour, quelques élèves ayant pris au mot l’intitulé de la loi du 26 juillet 2019, vinrent confier à leur maîtresse bien aimée quelques soucis qu’ils avaient rencontrés. Hésitants, timides et bien embarrassés, ils rapportèrent, gênés, honteux et rougissants, les mots qu’ils avaient reçus en cadeau de quelque mioche vrombissant.

Des mots qu’il serait proprement inconvenant de venir répéter à vos chastes oreilles. Des mots grossiers, orduriers, vulgaires et malsonnants. Des évocations salaces et licencieuses : des mots bien surprenants de la bouche d’un enfant… de neuf ans.

En mal de confidence, on ne s’arrêta pas, à la maîtresse on raconta non seulement les mots mais aussi tout ce qui à l’abri des regards avait pu et surprendre, et heurter, et blesser. Les gestes obscènes et incongrus, les coups, les menaces… et bien plus.

Le tout était, dit-on, bien souvent répété et depuis des années.

La maîtresse effarée demanda sans délai pourquoi donc ce silence, jusque-là bien gardé. Les enfants racontèrent les adultes blasés, maîtresses, animateurs, parents anesthésiés : cet enfant, disait-on, n’était pas bien commun, il ne comprenait pas et il n’entendait rien. Mieux valait l’ignorer, mieux valait s’éloigner. Et tant pis pour celui qui s’était pris des coups, qui était insulté, bousculé, ou blessé : l’autre pouvait jouer en toute impunité. Mais juste un peu plus loin, qu’il ne s’inquiète pas : on allait surveiller. On avait donc fini par ne plus dénoncer celui qui maltraitait, celui qui effrayait. C’est en silence qu’on le craignait.

Alors il était temps de mieux les écouter.
Grave et bien affectée, la maîtresse écrivit tout ce qui s’était dit, mot pour mot et très exactement ce qui de la bouche des enfants venait de s’échapper. Elle y alla crûment, surtout, sans rien filtrer, que l’on puisse juger de l’important danger qui était encouru. Elle voulut aviser, aussi, de l’état de l’auteur toute la hiérarchie : car à n’en point douter, tout ceci de la part d’un enfant ne pouvait s’inventer, car celui qui maltraite sans doute est maltraité.
Elle fit donc son travail : il fallait alerter.

Le mot harcèlement fut enfin prononcé, quand tous ces incidents se furent répétés. Maintes fois, trop souvent, récré après récré.

La maîtresse éplucha tous les textes écrits et la littérature, ameuta qui elle put, mais nul ne l’entendit. Tous se turent. Rien ne se fit. Elle y pensait le jour, ne dormait pas la nuit. Ceci dura des jours, cela dura des nuits. Quand les plaintes tombèrent, pour étouffer les cris, on ne sut trop que faire pour dompter le fautif : on ne sut que l’exclure.

Mais qu’advint-il alors ? Qu’y avait-on gagné ?

Une semaine après, l’enfant qu’on n’avait su, après tout, qu’éloigner, terrorisait déjà tous les mioches du quartier.

Moralité :

Déplacer le problème n’est jamais le régler.

Immobilisme et mauvaise foi

Bon… retour à la réalité. Même si cette histoire est entièrement vraie.
Il faut parfois mettre à distance des douleurs insupportables. Des traumatismes insistants. L’enfant exclu, je n’ai rien pu faire pour lui : malgré mes demandes, il n’y a eu aucune concertation entre les personnels, aucune réunion organisée, aucune réflexion collective, aucune sanction préalable, aucune mesure éducative. J’ai bien senti qu’être la lanceuse d’alerte, à la fin de l’école élémentaire, après des années de silence collectif ne m’attirerait ni sympathie ni reconnaissance, loin s’en faut. Cela a suscité plutôt réticences et objections, ma direction remettant même en cause les dires de mes élèves. À plusieurs reprises j’ai dû recueillir et transmettre de nouveaux témoignages. Des plaintes ont été déposées, face à l’inaction de l’école.
Alors, certes, un protocole a été mis en place : protocole que j’ai dû porter presque seule, surveillant l’enfant en question en permanence, y compris quand ce n’était pas mon tour de récréation. L’affaire était à ce point confidentielle que certains dans l’équipe ignoraient ce qui se produisait, le protocole en place et les plaintes déposées. Mieux : ce sont les parents qui m’informaient parfois de certains faits.
Pour ma part, j’assurais la communication avec les familles, puisque la direction faisait barrage, prétextant le secret professionnel pour les priver de toute information sur ce que vivaient leurs enfants. C’est moi encore qui ai sollicité l’intervention de la psychologue scolaire, qui n’avait pas été informée de l’état psychologique des élèves.

L’enfant exclu est parti sans que ses camarades puissent lui dire au revoir. Mes élèves ont été soulagés mais tout autant inquiets. Les enfants font souvent preuve de plus de bon sens et de plus d’humanité que les adultes : ils ont senti que leur camarade, s’il leur faisait du mal, souffrait lui aussi, et c’est avec tristesse et culpabilité qu’ils ont appris son départ.

Entendre ses élèves vous confier l’indicible, recueillir leur parole, accompagner l’expression de leurs émotions, accueillir leur inquiétude, leurs peurs, leur tristesse, leurs angoisses, c’est une chose à laquelle personne n’est formé. Moi-même, j’ai dû contenir mes émotions, ma colère, ma tristesse, la culpabilité de n’avoir pu suffisamment les protéger — personne ne m’a accompagnée, moi, dans cette épreuve : cette situation, nous l’avons vécue ensemble, pleinement. J’ai pris en plein cœur leurs douleurs. Je les ai partagées. Mes élèves m’ont fait confiance, et m’ont raconté ce qu’ils n’osaient plus rapporter à personne. Mon devoir est de les protéger : c’est ce qu’ils attendaient de moi et ce que je leur ai promis de faire. Je déplore qu’à l’issue de plusieurs mois de crise dans notre école, la seule issue trouvée ait été d’exclure l’enfant.

J’ai constaté l’omerta, la paresse, le manque de courage, le repli sur soi, la peur des uns et des autres. J’ai constaté des dysfonctionnements et des défaillances graves. Je fus éprouvée, épuisée, au bord du burn out. Cet épisode aura marqué une rupture pour moi : la mise à distance du reste de l’équipe et une franche mésentente avec la direction, au point d’envisager de quitter une école à laquelle je suis attachée depuis de longues années.

J’ai été convoquée par ma hiérarchie pour expliquer l’apathie de l’équipe, l’inefficacité du protocole, la relation inextricable et conflictuelle avec des parents inquiets privés du cadre rassurant que nous leur devions : j’ai raconté sans filtre, j’ai dénoncé sans scrupule le poison de l’inertie. Autour de moi, aucune autre voix n’a conforté la mienne.

Je ne m’explique pas qu’autour de moi, on souffre en silence avec les enfants de peur d’être remis en cause, au risque de ne rien faire. Le silence tue des enfants, mais il cause aussi la mort de nos valeurs et de nos dignités.

Protéger, sur le papier

Mais revenons à notre décret. Alors oui, sur le papier, il existe déjà des dispositifs pour lutter contre le harcèlement. Pour y avoir été confrontée, je me suis farcie tous les textes, même les trucs écrits en tout petit : page eduscol, circulaire, protocole prévu, programme pHARe.
J’ai aussi lu le rapport du sénat de 2021 sur le sujet, qui dresse un terrifiant constat : jusqu’à un million d’élèves seraient victimes de harcèlement chaque année et malgré tous les dispositifs en place, « 65% des enseignants s’estiment insatisfaits de la prise en charge des cas de harcèlement ». Brandir les textes officiels pour exiger qu’ils soient appliqués n’a guère été efficace dans mon cas. Ils sont restés lettre morte.

Une situation de harcèlement, c’est douloureux, pour les enfants harcelés en premier lieu, pour les familles qui ne savent plus quoi faire, pour les enseignants démunis : pour tout le monde.
Ce qui est prévu me semble déjà de bon sens : protéger les enfants harcelés, encadrer les enfants harceleurs.
Ces deux mesures sont évidentes, mais elles ne sont pas appliquées dans les faits, sur le terrain, comme il le faudrait, pour de multiples raisons, parfois tout à fait audibles : la multiplication des tâches incombant aux enseignants, le manque de formation et d’accompagnement, le sentiment de solitude, l’épuisement, l’intimidation des familles, et j’en passe.

Protéger, ça veut d’abord dire écouter et entendre les enfants, pour de vrai. Prendre au sérieux ce qu’ils disent et leur apporter la sécurité physique et affective qu’ils sont en droit d’exiger des adultes. Les écouter et les entendre, c’est difficile, parfois insoutenable. C’est une tâche essentielle et éprouvante pour l’adulte qui reçoit la parole des enfants.
Encadrer, ça veut dire considérer le problème de l’enfant harceleur dans sa globalité, avec tous les adultes qui sont amenés à le prendre en charge, c’est-à-dire, l’équipe éducative élargie. Cela suppose une communication sans filtre entre les personnels, dans l’intérêt de l’enfant. Cela suppose des décisions collectives et partagées, qui seront appliquées par tous, en responsabilité partagée aussi.
Des protocoles existent, qui doivent pouvoir montrer à tous les enfants qu’ils sont entourés, avec cohérence et cohésion.

Pour l’avoir vécu, les textes et les contenus des protocoles officiels en vigueur jusqu’à présent sont loins d’être connus de tous, et quand bien même : réunir une équipe, communiquer sans frilosité, sans brandir à tout va le secret professionnel, faire le nécessaire sans craindre les conséquences pour sa petite personne, avoir le courage de prendre des décisions et de s’y tenir, se sentir investi d’une responsabilité commune sans la déléguer aux uns et aux autres, ça n’a rien d’acquis.

Mais cela fait partie de notre travail, que de protéger les enfants qui nous sont confiés, et c’est de notre responsabilité que de les éduquer quand ils deviennent une menace pour les autres. Quand il n’est plus possible d’éduquer, c’est notre échec à tous : il faut pouvoir l’admettre et avoir recours à d’autres professionnels — aux éducateurs, aux travailleurs sociaux, aux personnels médicaux, et parfois même à la justice.

L’exclusion en dernier recours, et pas que

Sur la sanction : il existe mille choses à faire avant d’exclure, pour traiter le problème et non seulement le déplacer. Quid des mesures à imaginer en premier lieu ? Quid des signalements sans suite, parfois multiples et sur plusieurs années de scolarité ? Quid des psys overbookés qui ne peuvent plus prendre en charge les enfants ? Quid des plaintes sans suite ? Pour pouvoir appliquer convenablement ce qui est déjà prévu avant ce décret, il y a déjà fort à faire.

Sur l’exclusion en elle-même : il doit s’agir d’un dernier recours, et elle doit être encadrée. Elle ne doit pas être une « sanction » perçue comme la condamnation à ne jamais trouver sa place, mais le début d’une solution pour l’enfant qui en fait les frais : quelles sont les causes de son comportement ? Qui fait la liaison d’une école à l’autre ? qui transmet le dossier ? Comment l’enfant sera-t-il accueilli, intégré, accompagné dans sa nouvelle école ? Par qui ? Comment son suivi sera-t-il évalué ? Quelles mesures éducatives lui seront-elles apportées ? Une autre orientation est-elle à envisager ?

Après une exclusion : que fait-on des enfants harcelés, de tous ceux qui ont été témoins du harcèlement ? Le problème ne disparaît pas. Un traumatisme perdure. Quelles actions de réparation et de prévention peuvent être mises en place ?

En réalité, la situation me met en colère : un problème de harcèlement, c’est douloureux, c’est violent. Depuis la mort de Lucas et de Lindsay, après d’autres encore, je souffre de tout ce que j’entends. L’inacceptable, l’inconcevable violence : ce sont des enfants qui malmènent, qui poussent à la mort d’autres enfants ! Quelle responsabilité avons-nous, nous, adultes et éducateurs, dans quel monde les faisons-nous grandir pour que des enfants fassent d’autres enfants leurs victimes ? Qu’avons-nous échoué ? Quelles ont été les défaillances des adultes encadrants pour en arriver là ? Je souffre aussi des effets de communication sur le sujet. Je les écoute. Je les attends. Je les entends. Je ne sais quoi en penser ni comment y réagir. Comme d’habitude, tout le monde donne l’impression de tirer la couverture à soi pour se protéger, assurant qui veut bien l’entendre que tout à été fait, tout est mis en œuvre, mais promis, on fera mieux la prochaine fois. Jusqu’au prochain drame, auquel on répondra sans doute à coup de communiqués et de nouveaux décrets.

Prendre des décisions, c’est bien, c’est difficile, c’est souvent courageux, c’est parfois utile, mais que deviennent-elles, sans l’adhésion et la mobilisation de tous, conjointe et unanime ?

Alors je ne jette la pierre à personne. Personne n’est responsable, et tout le monde à la fois, et comme toujours je m’inclus dedans même si je m’y débats. Je fais partie de la machine qui dysfonctionne. J’en porte la culpabilité. Écrasante. J’ai la nette impression de m’être battue contre des moulins à vent. L’élève qui a été exclu n’était pas mon élève, et pourtant, je me sens responsable de lui, je m’en inquiète, j’ai peur de ce qu’il deviendra, pour lui et pour les autres. J’ai eu beau remuer ciel et terre, j’ai le sentiment de n’en avoir pas fait assez pour pouvoir éviter ça. Je porte la culpabilité d’un échec que j’estime pourtant collectif.

Les réponses institutionnelles existent, un protocole existe, un travail d’équipe est possible pour encadrer les enfants de près en cas de crise : dans les faits, et c’est un problème de société, la violence quelle qu’elle soit peine à reculer, et pas qu’à l’école.

Qu’une victime parle : on ne l’entend pas. Qu’elle se plaigne : ce sera sans suite. Les victimes finissent par ne plus parler, certaines de n’être ni entendues ni crues, ni défendues.
C’est la résignation qui tue.

Un enfant exclu ? Le plus souvent ce sera sans même que l’établissement d’accueil ne sache pourquoi, et la spirale recommencera. Ailleurs et sans tarder.

D’ailleurs, le décret le rappelle : l’exclusion ne doit être envisagée qu’après l’échec d’une série de mesures éducatives, et le départ vers un nouvel établissement doit faire l’objet d’un « suivi éducatif renforcé ». Mais si je ne me trompe… c’était déjà ce qui devait être fait avant. Alors quoi ? Va-t-on continuer à annoncer comme des nouveautés des procédures déjà en vigueur qu’on n’a pas pris la peine d’appliquer ?

Exclure ou inclure : il va falloir choisir

Le texte parle d’exclusion concernant le harcèlement, quand dans le même temps, on prétend étendre les moyens alloués à l’inclusion. Des millions dépensés sur les deniers publics pour des résultats perçus de manière tout à fait aussi insuffisante dans un cas comme dans l’autre. Il est fait état de témoignages tout aussi édifiants dans un autre article. N’est-ce pas paradoxal de faciliter les procédures d’exclusion alors que bien souvent, les enfants potentiellement concernés par ces exclusions seront ceux-là mêmes qui auraient dû bénéficier de mesures d’inclusion ?

Laissez-moi vous raconter une autre histoire :

J’ai eu dans ma classe un jeune garçon, qui présentait, comme on dit pudiquement « des difficultés à expression comportementale ». Pudiquement, parce que la réalité, c’est que ce garçon rampait sous les tables, poussait des cris en classe, descendait l’escalier en glissant sur la rambarde, il essayait de se tailler les veines avec son équerre, de se triturer avec son compas, il coupait les cheveux de sa voisine, voyait des morts au plafond et parlait longuement à l’extincteur du couloir. Enfin, je ne vous donne qu’un petit échantillon, la liste serait trop longue. Son AESH et moi, nous avons durant toute une année donné du sens au mot « inclusion » : ce petit garçon a eu toute sa place parmi nous, il a travaillé, appris, il a eu des copains, il a pris plaisir à venir à l’école, il a même été fier de ses réussites. L’année fut difficile, éprouvante, mais il y eut des avancées et de réels progrès. C’est un garçon intelligent, attachant, avec lequel malgré tout j’ai pris plaisir à travailler. Bien qu’il ne soit plus mon élève et qu’il ait quitté l’école, il revient souvent me voir, et sa maman me donne de ses nouvelles. Mes successeurs n’ont, semble-t-il, pas eu la même lecture des textes que moi, ni ne se sont sentis investis de la même mission inclusive : les aménagements pédagogiques n’ont guère été adaptés, la patience et la bienveillance des certains enseignants a été toute relative. En fin d’année, l’équipe éducative a estimé, malgré tous les éléments médicaux qui attestent de ses besoins, qu’il ne s’agissait que d’un problème de comportement et de discipline : alors voilà, on supprime l’AESH, et on menace d’exclusion l’enfant qui à l’évidence, n’a aucune chance de pouvoir se maîtriser puisqu’il en est tout bonnement incapable. Cet enfant peut « présenter un risque pour la santé et la sécurité des autres », alors, le décret en permet l’exclusion, c’est écrit.
C’est vrai ça, ce n’est pas comme si l’inclusion, c’était permettre aux enfants différents de trouver leur place à l’école : en guise d’inclusion, on propose… une exclusion.
Cherchez l’erreur.
On oublie que s’il peut constituer un danger pour les autres, il en est de même pour lui-même. On oublie qu’avec un accompagnement adapté, auquel lui donne le droit le code de l’éducation, cet enfant peut avoir un parcours normal, à défaut d’avoir une place — chère et rare, dans une structure plus appropriée. Le manque de personnel — il faut réduire le recours aux accompagnants, c’est ce que nous dit le dernier rapport d’information du sénat sur la gestion des AESH, le manque de places en dispositifs spécialisés, les difficultés de prise en charge médicale : des défaillances qu’il faut compenser, et dont les enfants paient le prix. Qu’à cela ne tienne : s’ils ne sont pas capables de se calmer, ils seront exclus. Qu’on efface le problème, et il n’existe plus : c’est ce qu’on croit pouvoir faire sans doute.
Mais ce ne sont ni des dossiers à traiter ni des problèmes à résoudre, que l’on doit gérer : ce sont des enfants, que l’on se doit d’aider à grandir et que l’on doit éduquer.
Le comble, c’est que pour avoir dénoncé ce traitement, j’ai été accusée par mes collègues de diffamation et convoquée par ma hiérarchie pour me justifier. J’ai dû présenter des excuses pour enterrer la hache de guerre— mais encore une fois, défendre les principes pourtant énoncés bien fort pour notre ministère a un prix. C’est toujours vécu comme une agression et pour le moins suspect.

J’attends avec impatience — mais viendra-t-il ? — le jour où ce sont ceux qui ne respectent pas les protocoles anti harcèlement et les protocoles GEVASCO qui seront sommés de se justifier et qui devront répondre de leurs actes. Car ce n’est pas sans conséquence, qu’on méprise des enfants, qu’on les déconsidère, qu’on les maltraite. Roland Coenen affirme que « l’exclusion est une maltraitance », Etienne Douat interroge sur la place des indésirables et sur les conséquences possibles de l’exclusion scolaire sur une exclusion sociale durable : « La conviction que les « troubles du comportement » déterminent largement les difficultés d’apprentissage (et non l’inverse) légitiment les procédures d’externalisation et de délégation de la prise en charge de ces « problèmes » non pédagogiques à la vie scolaire, conçue comme le lieu par excellence où se révisent et se redressent les comportements, après les transgressions et avant le retour en classe. »

On comprend bien que, à force d’être menacé sans cesse, on finisse par se taire. Par ne plus réagir, par ne plus rien dire. On comprend mieux la passivité amorphe de certains. On comprend qu’on n’ait plus la force de s’indigner ni de se battre. Peut-être bien que moi aussi, un jour, je serai fatiguée de le faire.

En attendant, je vous raconte mes histoires. Je souffre de les garder pour moi. Je brûle de dire ce qu’on inflige à nos enfants. J’enrage de devoir lutter pour simplement faire mon travail et appliquer les directives ministérielles que l’on s’échine à empêcher en se tirant une balle dans le pied : protéger et inclure.

Ce qu’il faudrait, comme bien souvent, au lieu de multiplier les annonces, d’ajouter des décrets aux textes existants, c’est contrôler et évaluer la mise en place effective des protocoles déjà prévus. Par tous les adultes responsables et pour tous les enfants.
Ce n’est pas une option, ce n’est pas faire preuve d’initiative ni d’un quelconque courage : c’est juste notre travail, la mission pour laquelle le contribuable — les parents — nous paient. Ni plus ni moins.

Ce qu’il faudrait, c’est lever le devoir de réserve des enseignants quand il s’agit de dénoncer les dysfonctionnements et les manquements, quand les lois, les décrets, les circulaires et protocoles ne sont pas effectivement mis en œuvre. Quand ils sont victimes de pressions et de répression pour simplement faire leur travail. Ce qu’il faudrait, c’est que chaque protagoniste ait à rendre des comptes de ce qu’il a fait ou n’a pas fait, quand un enfant, ou un enseignant, sont soumis à menaces ou harcèlement. Qu’au-delà de la question morale, simplement, chacun ait à rendre compte de son travail : un travail pour lequel il est rémunéré grâce aux deniers publics. Des enseignants jusqu’aux plus hauts responsables de l’académie de Versailles, tout le personnel de l’éducation nationale est au service de ceux qui les financent de leurs impôts. Il faut accepter de rendre publics (à fin de relais par l’administration et la justice) les graves dysfonctionnements dont les enfants, les membres de la communauté éducative et jusqu’aux familles sont fréquemment et gravement victimes. Assurer leur sécurité est la première condition pour rendre à nouveau l’enseignement possible.

La circulaire de rentrée 2023 le rappelle encore une fois, comme un vœu pieux : notre école « instruit, émancipe, et protège ».
À choisir, j’aurais préféré un ordre différent, « protéger, instruire, émanciper », car se sentir en sécurité, c’est le préalable à tout apprentissage et à tout esprit critique. Un esprit critique qui, c’est à souhaiter, lorsqu’il arrivera à maturité, ne manquera pas de nous juger, pour ce que nous avons fait — ou pas.

Complément à l’article : le débat interne qu’il suscita au Comité de Rédaction

Complément à l’article