Les nouvelles technologies pour l’enseignement des mathématiques
Intégration des TICE dans l’enseignement des mathématiques

MathémaTICE, première revue en ligne destinée à promouvoir les TICE à travers l’enseignement des mathématiques.

Perspectives didactiques sur le boulier : un questionnement renouvelé
Article mis en ligne le 24 juin 2016
dernière modification le 1er décembre 2021

par Ghislaine Gueudet, Laetitia Bueno-Ravel

Auteures : Ghislaine Gueudet et Lætitia Bueno-Ravel,
CREAD, ESPE de Bretagne, Université de Bretagne Occidentale, site de Rennes

Cet article peut être librement diffusé à l’identique dans la limite d’une utilisation non commerciale suivant la licence CC-by-nc-nd

Voir aussi

N.D.L.R : "Nouveauté 2021
« Mallette boulier chinois pour la classe » - version 2, 2021
Les ressources de la « mallette boulier chinois » sont maintenant accessibles avec les liens suivants :

Introduction

L’objectif de cet article est de présenter un premier panorama des recherches en didactique des mathématiques concernant le boulier, recherches dont certaines sont développées dans d’autres articles de ce numéro spécial de MathémaTICE. Nous débutons (partie 1) par une présentation de ce que peut signifier faire une recherche en didactique à propos du boulier. Nous nous centrons ensuite (partie 2) sur les élèves et les apprentissages mathématiques qu’ils peuvent réaliser avec le boulier. Enfin nous considérons (partie 3) les enseignants en étudiant comment le boulier, accompagné d’autres supports, peut devenir une ressource pour leur enseignement. Nous donnons ici un premier aperçu des résultats que la recherche en didactique peut amener sur ces sujets.

1. Le boulier, questionnements didactiques

Étudier le boulier avec un point de vue de didactique des mathématiques signifie étudier en quoi le boulier impacte, ou peut impacter, l’enseignement et les apprentissages en mathématiques. Cette étude peut se situer en dehors du contexte scolaire, dans le cas où le boulier est utilisé, par exemple, pour le commerce, comme en Chine (même si cela est de moins en moins le cas). Elle peut également se situer dans le contexte scolaire, comme en France où le boulier n’est pas utilisé en dehors de l’école. Les travaux que nous considérons ici ayant été menés en France, ils se situent tous dans le contexte scolaire à différents niveaux, ou dans le contexte de la formation des enseignants.

1.1 Nécessité des connaissances didactiques sur les apprentissages numériques

Adopter une perspective didactique sur le boulier amène en premier lieu à tenir compte des savoirs en jeu (caractéristique essentielle de tout travail de recherche en didactique). Cette analyse du savoir peut avoir plusieurs sources. Elle peut s’appuyer sur l’analyse historique : ainsi l’article de Dominique Tournès dans ce numéro (lien à venir) éclaire le lien entre le boulier et le développement progressif de l’écriture des nombres. Il convient aussi de compléter l’éclairage historique, en faisant appel à des connaissances acquises dans des travaux didactiques à propos d’apprentissages numériques qui peuvent aller de la construction du nombre (dès la maternelle) aux opérations sur les nombres décimaux (au collège).

Ces connaissances fondent l’ensemble des travaux présentés dans cet article et dans les autres articles à orientation didactique de ce numéro spécial. En premier lieu, elles permettent d’analyser les potentialités du boulier (ou des bouliers) pour l’enseignement, et donc de répondre à des questions du type :

« Quelles sont les potentialités du boulier pour l’enseignement de tel contenu mathématique à tel niveau scolaire ? Quelles sont les difficultés des élèves avec les apprentissages numériques, pour lesquelles le boulier pourrait constituer une aide ? »

Par exemple, en ce qui concerne la construction du nombre, il est essentiel de distinguer le boulier japonais, qui ne comporte que 4 unaires et 1 quinaire par tige et ne permet donc qu’une seule inscription pour un nombre donné, du boulier chinois, sur lequel la présence de 5 unaires et 2 quinaires par tige permet plusieurs inscriptions (Figure 1).


Figure 1. Inscriptions de 15. Le boulier japonais (gauche) permet uniquement l’inscription économique (minimum de boules) ; le boulier chinois (centre et droite) permet aussi d’autres inscriptions.

L’emploi du boulier chinois permet de mettre en évidence l’existence de plusieurs décompositions possibles d’un même nombre, et de proposer aux élèves des exercices de lecture de nombres qui obligent réellement à se poser la question de la valeur représentée par chaque boule, en tenant compte de la tige sur laquelle elle est placée. Sur le boulier chinois, l’existence de ces différentes écritures nécessite l’introduction de la notion d’ inscription économique. Les connaissances didactiques sur les apprentissages numériques permettent de construire des séances et séquences avec le boulier visant certains objectifs d’apprentissage ; elles renseignent aussi sur les difficultés que les élèves sont susceptibles de rencontrer avec le boulier. Elles guident donc la conception de ressources à destination des professeurs, et fournissent des outils nécessaires pour analyser des ressources d’enseignement.

1.2 Emploi d’objets techniques dans l’apprentissage des mathématiques

La didactique des mathématiques a établi des résultats particulièrement utiles sur le recours à des objets de diverses natures dans l’enseignement des mathématiques. Tout d’abord, en ce qui concerne des objets techniques, matériels ou virtuels. Il est bien connu que de nombreux objets peuvent intervenir dans l’enseignement des mathématiques, et qu’ils vont influencer les apprentissages réalisés. Pour le boulier, les caractéristiques soulignées ci-dessus (Figure 1) vont avoir une influence sur les apprentissages : reste à déterminer précisément quelle forme prendra cette influence, en fonction des choix d’enseignement faits par le professeur, du contexte général, des connaissances numériques des élèves avant le travail avec le boulier, etc.

Les objets de type informatique ont donné lieu à de nombreux travaux de didactique qui ont analysé les spécificités de leur impact sur les apprentissages réalisés par les élèves. La calculatrice, ainsi que les logiciels de géométrie dynamique, ont été particulièrement étudiés et ont donné lieu à des progrès théoriques et méthodologiques en didactique des mathématiques. D’autres travaux ont aussi considéré les logiciels proposant des exercices en ligne, notamment des exercices utilisant le boulier (Poisard, Gueudet & Bueno-Ravel 2009). Ces logiciels ont la particularité de proposer aux élèves non seulement des exercices mais aussi une évaluation de leur réponse – et donc de jouer une partie du rôle dévolu habituellement au professeur. Les recherches ont montré qu’il convenait d’être particulièrement attentif à la manière de les utiliser : en effet, les élèves peuvent détourner les réponses fournies par l’ordinateur pour mobiliser par exemple des procédures d’essai-erreur (Figure 2).

Figure 2. Un exercice Sésamath sur le boulier (affichage d’un nombre). L’élève a fait une erreur et est invité à refaire un essai. Va-t-il analyser son erreur (deux quinaires au lieu de deux unaires sur la tige des centaines) ou faire un autre essai au hasard ?

Ce phénomène de détournement est classiquement identifié dans les recherches en didactique sur les usages de logiciels. Les concepts didactiques permettant ces études relèvent de ce qu’on nomme l’approche instrumentale en didactique des mathématiques (Guin & Trouche 2002) : ils permettent d’étudier l’instrument construit par un élève, qui associe un objet de départ (nommé artéfact) et des connaissances, qui peuvent être différentes d’un élève à l’autre. En observant la mise en œuvre d’une situation d’enseignement avec le boulier, on peut ainsi répondre à des questions du type :

« Quels sont les apprentissages réalisés par les élèves dans cette situation d’enseignement ? Quelles procédures les élèves peuvent-ils mettre en œuvre avec le boulier, pour une tâche donnée ? Est-ce que l’activité mathématique des élèves avec le boulier a coïncidé avec les attentes du professeur, et sinon de quelle manière elle s’en est écartée, avec quelles conséquences ? »

Le rôle du professeur, les choix de mise en œuvre qu’il/elle effectue pour un enseignement utilisant le boulier matériel ou virtuel sont essentiels. Le boulier peut aussi devenir un instrument pour le professeur, non pas pour faire lui/elle-même des calculs, mais pour faire son métier : enseigner des mathématiques aux élèves. Ce point de vue est associé à d’autres questions, comme par exemple :

« Quelle mise en œuvre choisir si on dispose de xx bouliers matériels, de yy ordinateurs, pour faire découvrir aux élèves tel concept mathématique ? »

1.3 Approche didactique des ressources pour les professeurs et pour la formation

L’approche didactique permet donc dans un premier temps d’évaluer les potentialités du boulier pour un enseignement donné, et de construire une séquence qui, a priori, doit permettre d’atteindre certains objectifs d’apprentissage. Elle permet ensuite d’analyser la mise en œuvre de cette séquence, d’évaluer si les objectifs ont été atteints, et si des difficultés se sont présentées – ce qui peut évidemment mener à revoir la conception initiale de l’enseignement. Finalement, en supposant de manière optimiste qu’un enseignant, un formateur, un groupe de recherche a conçu une séquence intégrant le boulier qu’il souhaite partager et diffuser, se pose la question de la manière de le faire. Quelles ressources élaborer pour transmettre celle-ci ? Nous avons abordé cette question en particulier dans (Bueno-Ravel & Gueudet 2015). Du côté d’un enseignant qui cherche des ressources concernant l’enseignement avec le boulier, il/elle fera probablement une recherche sur Internet. La requête « Enseigner le nombre au primaire avec le boulier » renvoie plus de 85000 réponses, sur un moteur de recherche usuel. Comment choisir ?

Ici l’approche didactique à laquelle il s’agit d’avoir recours est celle qui concerne les ressources pour les professeurs et la formation (Gueudet & Trouche 2008 ; Poisard, Bueno-Ravel & Gueudet 2011), et que l’on nomme approche documentaire . Le boulier peut être une ressource pour un professeur ; mais le professeur ne va pas utiliser le boulier seul, il/elle va aussi avoir recours à d’autres ressources : un manuel, un site Internet, une séquence transmise par un collègue ; il/elle va peut-être suivre une formation au cours de laquelle il sera question du boulier (Figure 3).

Figure 3. Le parcours de formation M@gistère « Le boulier chinois à l’école ».

À nouveau, dans cette approche des ressources, on trouve plusieurs dimensions d’analyse didactique possibles. L’analyse des ressources elles-mêmes, qui permet de définir des critères de qualité des ressources (Trgalovà, Jahn & Soury-Lavergne 2009) ; l’analyse des interactions entre les professeurs et les ressources. Les caractéristiques d’une ressource influencent l’activité du professeur et les choix de mise en œuvre qu’il/elle va faire. Elles peuvent même avoir une influence durable, en amenant de nouvelles pratiques en classe. Inversement, si on considère une ressource décrivant par exemple une séquence avec le boulier, un professeur ne va pas nécessairement suivre fidèlement toutes les recommandations des auteurs de la ressource, il/elle va adapter les propositions faites selon ses fonctionnements habituels. En didactique des mathématiques l’approche documentaire permet ce type d’études.

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2. Les bouliers : des instruments pour les élèves

L’ensemble des travaux présentés dans ce numéro spécial de MathémaTICE ont pour point commun l’emploi d’objets techniques pour l’apprentissage des mathématiques, que cela soit des bouliers, des abaques ou d’autres instruments conçus plus spécifiquement pour multiplier. En didactique des mathématiques, l’étude des usages par les élèves ou par le professeur de ces objets techniques peut se faire en particulier dans le cadre de l’approche instrumentale (Guin & Trouche 2002), développée à l’origine pour analyser les problèmes d’intégration des technologies dans l’enseignement des mathématiques. Cette approche permet d’apporter des éléments de réponses à des questions du type :

 « Comment est-ce que les élèves apprennent avec les objets mis à leur disposition ? Comment les élèves, le professeur, s’approprient-ils ces objets ? Quels usages en développent-ils ? Quels éléments influencent ou guident les évolutions d’usages ? »

2.1 L’approche instrumentale en didactique des mathématiques

Dans le cadre de l’approche instrumentale, les objets techniques sont considérés comme des artéfacts (Rabardel 1995) et sont distingués de l’instrument, construit par l’individu qui utilise un artéfact pour accomplir d’une action finalisée. Comme le souligne Rabardel (1995, p. 135), « l’instrument naît de la confrontation entre un outil avec ses potentialités, ses contraintes et un individu avec ses connaissances, ses habitudes de travail antérieures ». Ainsi, en utilisant un boulier matériel, des élèves différents peuvent développer des instruments différents car leurs connaissances initiales ne sont pas identiques.

Ce qui intéresse particulièrement les recherches en didactique, ce sont les processus de développement d’un instrument par un élève ou un professeur qui utilise, avec ses connaissances, un artéfact donné, au cours d’une action finalisée. Ce processus de construction d’un instrument est appelé genèse instrumentale. Il comprend un double mouvement.

  • D’une part, les potentialités et les contraintes de l’artéfact vont influencer le sujet qui utilise cet artéfact et peuvent structurer son activité. Il s’agit d’un processus d’instrumentation (processus dirigé vers le sujet). Riou-Azou (2013) a montré par exemple que des élèves de Grande Section (GS) utilisant le boulier virtuel de Sésamath, écrivent, lors d’exercices papier-crayon, le chiffre sept comme sur le logiciel.

Figure 4. 7 affiché sur le boulier virtuel Sésamath, icône « voir nombre » activée (à gauche) et 17 écrit par un élève de GS lors d’une activité papier-crayon (à droite). On note la forme donnée par l’élève au chiffre 7.

  • D’autre part, le sujet, avec ses connaissances, va s’approprier l’artéfact, le mettre à sa main. Il peut également le transformer, en l’utilisant de façon non prévue. Il s’agit alors d’un processus d’instrumentalisation (processus dirigé vers l’artéfact). Riou-Azou (2013) a montré plusieurs détournements de l’icône « voir nombre » du boulier virtuel Sésamath par des élèves de GS. L’accès à cette icône amène les élèves à procéder par essai-erreur sans mener de réflexion préalable sur les nombres qu’ils inscrivent sur le boulier virtuel voire à utiliser cette fonction pour recopier une réponse comme le montre l’exemple ci-dessous.

Figure 5. L’activité proposée à l’élève est d’écrire, sur une fiche papier-crayon, le nombre inscrit sur le boulier dessiné sur la fiche. Cet élève active les boules sur le boulier virtuel Sésamath comme sur la fiche, active l’icône « voir nombre » et recopie l’écriture affichée par le logiciel sur sa fiche.

Ces processus de genèses instrumentales se font sur un temps long. Il est donc nécessaire d’observer plusieurs séances, réparties dans le temps, pour repérer des régularités d’usages des bouliers chez les élèves et les professeurs. Ainsi, les expériences d’utilisation de bouliers en classe et en formation présentées dans ce numéro de MathémaTICE se déroulent la plupart du temps sur de nombreuses séances voire séquences.

2.2 Articuler des bouliers virtuels, des bouliers matériels et d’autres artéfacts

À l’origine, en didactique des mathématiques, l’approche instrumentale a été développée et utilisée pour étudier l’intégration d’un logiciel dans un enseignement de mathématiques. Les exemples présentés ci-dessous montrent qu’il n’existe pas qu’un artéfact à disposition des élèves. Les artéfacts sont nombreux ! Dans les classes, le boulier virtuel Sésamath vient compléter un ensemble important d’artéfacts à disposition des élèves (figure 6) : bouliers matériels, bande numérique, ardoise, ordinateur portable, tableau numérique interactif, doigts, etc.

Figure 6. Doigts, décomposition sur ardoise et boulier matériel en CP (photo de gauche) et TNI, boulier virtuel Sésamath, fiche boulier papier-crayon et doigts en GS (photo de droite).

Comme le soulignent Poisard, Gueudet, Bueno-Ravel et Besnier (2015), les manipulations peuvent être motivantes pour les élèves et riches en apprentissage. Il s’agit toutefois de s’assurer qu’il existe des articulations entre les différents artéfacts manipulés par les élèves. Cette question est centrale dans les travaux présentés dans ce numéro spécial de MathémaTICE : le boulier (matériel ou virtuel) est toujours pensé comme un artéfact parmi d’autres dans l’ensemble des artéfacts dont disposent les élèves et l’articulation entre les différents artéfacts est un élément structurant des expériences de classe menées dans le cadre des travaux du groupe Marene sur l’utilisation des bouliers (D’hondt, 2013 ; Harel, 2015 ; et dans ce numéro l’article de Poisard, Tournès et Cochet) (lien à venir).

2.3 Une nécessité pour le professeur : accompagner les genèses instrumentales des élèves, la notion d’orchestration instrumentale

Le rôle du professeur est central pour que des apprentissages puissent avoir lieu lors des séquences utilisant le boulier. Le professeur doit choisir quels artéfacts mettre à disposition des élèves, à quels moments les introduire, comment les articuler les uns aux autres, etc. Dans le cadre de l’approche instrumentale, Trouche (2005) a introduit la notion d’orchestration instrumentale pour analyser le rôle du professeur dans des situations intégrant des outils numériques. Il définit une orchestration instrumentale comme « l’organisation intentionnelle des artéfacts et des acteurs d’un environnement d’apprentissage pour assister les genèses instrumentales des élèves » (Trouche 2005, p. 126). Gueudet, Bueno-Ravel et Poisard (2014) ont montré que les professeurs des écoles utilisant le boulier virtuel proposent des orchestrations permettant de favoriser la verbalisation des élèves et ce, même lorsqu’un seul ordinateur est présent en classe. Dans leur étude, un professeur de GS a choisi de faire découvrir aux élèves le boulier matériel par groupe d’atelier de six élèves. Ensuite, le professeur a décidé d’aménager l’espace de sa classe pour que ces groupes d’élèves puissent travailler sur table avec des bouliers matériels tout en ayant accès à l’ordinateur de la classe sur lequel le boulier virtuel Sésamath est installé. Cette orchestration permet aux élèves de débattre des propositions de chacun, avec l’aide du professeur, en montrant sa procédure sur le logiciel boulier.

Ces recherches montrent également que les orchestrations proposées par les professeurs évoluent dans le temps. En utilisant de façon régulière le boulier virtuel dans sa classe, un professeur peut être amené à proposer des orchestrations laissant davantage d’autonomie aux élèves dans leurs apprentissages. Ces évolutions s’expliquent d’une part par les caractéristiques des logiciels utilisés (ici, l’icône « voir nombre » permet aux élèves de contrôler leurs résultats sans la présence du professeur) et d’autre part par la familiarisation du professeur avec le logiciel, ses potentialités, mais aussi l’aisance qu’il acquiert à gérer des situations d’apprentissage en intégrant l’outil informatique.

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3. Ressources pour les professeurs et formation à l’usage du boulier

Dans cette partie nous considérons non seulement des bouliers matériels et virtuels, mais également différents types de ressources pour les professeurs : des descriptifs de séquences de classe, sous forme de tableaux ou fiches donnant un déroulement ; des vidéos de séances de classe ; des productions d’élèves, etc. En didactique des mathématiques, la notion de ressource a été étudiée par Adler (2010), qui en donne une définition très large : « tout ce qui peut ressourcer les pratiques du professeur ». Adler souhaite ainsi attirer l’attention sur le fait que ce qui se constitue en ressources pour l’enseignement n’est pas forcément matériel – son travail se fait dans un contexte national très spécifique, celui de l’Afrique du Sud, où de nombreux établissements scolaires manquent d’un équipement minimal. Ici les ressources que nous considérons sont plus proches du sens usuel de la notion de ressources : il s’agit de ressources matérielles, dont la plupart ont été délibérément conçues à des fins d’enseignement ou de formation d’enseignants. Ainsi avec cette perspective nous allons étudier des questions du type :

« Comment une ressource disponible (généralement sur Internet) va-t-elle se constituer en ressource pour un enseignant, c’est-à-dire va être choisie et utilisée par cet enseignant ? Comment cette ressource va influencer la pratique de l’enseignant, et inversement comment et pourquoi l’enseignant va modifier cette ressource ? Quelles ressources concevoir pour contribuer à faire évoluer des pratiques d’enseignement, notamment en formation ? »

L’approche documentaire complète et prolonge l’approche instrumentale présentée dans la partie précédente. Dans le même esprit, elle considère les interactions entre un professeur et un ensemble de ressources, qui associent deux mouvements inverses.

  • D’une part, les caractéristiques de cet ensemble de ressources influencent les choix du professeur. On peut penser à un manuel scolaire à l’école primaire : les manuels proposent une progression détaillée sur l’année, avec un fichier de l’élève qui peut être suivi pas à pas. Selon notre expérience, il est rare en France que les professeurs suivent précisément un seul manuel ; cependant il est certain que les méthodes préconisées par un manuel (par exemple la méthode PicBille utilisée dans de nombreuses classes de CP) influencent largement ce qui se passe en classe. C’est pourquoi on peut espérer, dans un premier temps, former des professeurs à un usage pertinent du duo boulier matériel-boulier virtuel (Maschietto & Soury-Lavergne, 2013) en diffusant des ressources par Internet, c’est ce qui a été fait dans le cas de la « mallette boulier » . Par exemple, on décrit une séance de découverte du boulier, pour des élèves de CE1, commençant par la manipulation de bouliers matériels ; la formulation d’hypothèses sur le rôle de cet objet et son fonctionnement ; puis un travail sur le boulier virtuel, qui avec l’option « voir nombre » permet de valider ou invalider les hypothèses faites. On peut qualifier cette approche du boulier de démarche d’investigation, et espérer que grâce à cette ressource les professeurs adopteront une telle approche avec leurs élèves. En effet, on a pu observer que faire ce choix, plutôt que de présenter d’emblée aux élèves le fonctionnement du boulier, favorisait l’appropriation de celui-ci.
  • D’autre part, le professeur modifie toujours les ressources qu’il ou elle utilise, en fonction de son contexte de classe (équipements, difficultés spécifiques des élèves, etc.) mais surtout en fonction de ses connaissances professionnelles. Il peut s’agir de connaissances des mathématiques naturellement, mais aussi connaissances didactiques : importance de la manipulation, difficultés prévisibles des élèves, modalités de construction du sens de l’écriture des nombres entiers, etc. en lien avec ses pratiques usuelles. Très probablement, un professeur qui n’est pas habitué, en mathématiques, à placer ses élèves en démarche d’investigation, soit ne retiendra pas la séance de découverte proposée dans la « mallette boulier CE1 », soit la transformera de manière importante. La séance de découverte du boulier mise en place effectivement par ce professeur ne correspondra plus alors aux intentions initiales des auteurs de la ressource.

Les travaux menés à différents niveaux scolaires avec l’approche documentaire ont analysé ce double mouvement : influence des ressources sur les pratiques et les connaissances des professeurs ; modification des ressources par le professeur en fonction de ses propres pratiques et connaissances. Ils ont montré que les professeurs développaient, au fil de leur carrière, des systèmes de ressources structurés. Certaines ressources sont utilisées pour construire une progression ; d’autres pour préparer l’introduction d’une notion nouvelle, d’autres encore pour l’évaluation. Parmi ces ressources, certaines jouent un rôle central, en intervenant pour différents objectifs. En mathématiques, c’est souvent le cas pour le manuel de la classe. Ainsi, le fait que certains manuels évoquent l’emploi du boulier peut avoir un rôle décisif pour l’emploi de celui-ci. Poisard et al. (2011) ont étudié le cas d’un professeur qui avait initialement remarqué les possibilités du boulier par le biais du manuel Nouvel Objectif Calcul CE2 (figure 7) . Cependant, la mise en œuvre de la séance proposée avec des bouliers matériels lui semblait très délicate : comment valider les affichages réalisés par 25 élèves ?

Figure 7. Système de ressources et boulier. Une séance boulier dans un manuel : Le Nouvel Objectif Calcul CE2.

C’est finalement la rencontre du boulier virtuel, dans un groupe de recherche de l’IUFM de Bretagne, qui lui a permis de mettre en place dans sa classe une séquence utilisant le boulier. Cette séquence a été nourrie par les propositions du manuel mais aussi très largement enrichie de propositions élaborées et discutées dans le groupe de recherche. Testée en classe, elle a été modifiée, améliorée, etc. Il se pose alors tout naturellement la question de la transmission à d’autres collègues d’une telle séquence. S’agit-il de mettre en ligne des ressources ? Dans ce cas, quelle description faire de la séquence, pour en présenter toute la richesse sans rebuter le lecteur ? Travailler ces questions, dans une perspective d’approche documentaire, amène assez vite à passer de l’idée de ressources à concevoir et à mettre librement à la disposition de chacun à l’idée de formation continue des professeurs.

Pour favoriser une formation des professeurs ayant des effets durables sur les pratiques de classe de ces derniers, les recherches utilisant l’approche documentaire ont mis en évidence l’intérêt de placer les professeurs en position de concepteurs de ressources, de préférence en collaboration avec des collègues.

C’est ce qui se passe depuis plus de 40 ans maintenant dans les groupes IREM. Nous l’avons aussi observé dans le projet Pairform@nce (Gueudet & Trouche 2011), qui proposait des formations continues hybrides visant l’intégration de certaines technologies éducatives. Dans ces formations, partiellement en présence et partiellement à distance, des équipes de professeurs concevaient collectivement des séances de classe. M@gistère – ou plutôt les « parcours de formation de type e-action » dans M@gistère – proposent le même type de formations hybrides. Le parcours de formation M@gistère « Le boulier chinois à l’école », qui est étudié dans l’article de Poisard, Riou-Azou, D’hondt et Moumin dans ce numéro spécial, propose une formation de 9 heures, moitié en présence et moitié à distance, avec 5 étapes dont 3 en présence. Il ne s’agit pas pour un professeur de le suivre seul, mais réellement de participer à une formation au sein d’une équipe qui réalisera une séquence et échangera avec d’autres équipes avec le soutien d’un ou plusieurs formateurs. Notons qu’une durée longue de formation est particulièrement favorable à l’évolution des pratiques de classe des professeurs (pensons aux groupes IREM, qui travaillent souvent pendant deux années au moins !). Malheureusement, les formations M@gistère ne durant que 9 heures, on peut donc craindre que leur impact reste limité.

Les professeurs utilisent de multiples ressources ; l’approche documentaire étudie ces usages et leurs conséquences. Nous souhaitons souligner ici que cette approche montre aussi que les professeurs ne sont pas seulement des utilisateurs de ressources : ils sont concepteurs de ressources pour leur enseignement. C’est ce travail de conception, et non l’offre de « bonnes » ressources que le professeur n’aurait plus qu’à appliquer en classe, qui peut faire évoluer les pratiques – en ce qui concerne l’utilisation du boulier, matériel ou virtuel, mais aussi bien au-delà.

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Conclusion

Dans l’article présentant la perspective historique (lien à venir), Dominique Tournès rappelle le rôle qu’ont joué les abaques à jetons et les bouliers dans la constitution de notre culture mathématique. Il note que ceux-ci « structurent notre façon d’écrire les nombres et d’opérer sur eux ». L’analyse historique se place à l’échelle de plusieurs siècles et de populations entières. Elle montre, à cette échelle, l’influence des artéfacts sur les pratiques mathématiques. L’analyse didactique se situe quant à elle dans le présent des classes, étudiant la transmission de ces pratiques mathématiques à des élèves. L’approche historique nourrit l’analyse des apports possibles du boulier pour les apprentissages. Faire en sorte que ces possibilités se transforment en apprentissages effectifs, le boulier devenant un instrument pour un élève actuel, n’est pas un objectif simple en dépit de la réalité de l’héritage culturel. Les travaux didactiques, notamment ceux tournés vers la formation des professeurs, visent à soutenir cet objectif.

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Références

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