Étudier le boulier avec un point de vue de didactique des mathématiques signifie étudier en quoi le boulier impacte, ou peut impacter, l’enseignement et les apprentissages en mathématiques. Cette étude peut se situer en dehors du contexte scolaire, dans le cas où le boulier est utilisé, par exemple, pour le commerce, comme en Chine (même si cela est de moins en moins le cas). Elle peut également se situer dans le contexte scolaire, comme en France où le boulier n’est pas utilisé en dehors de l’école. Les travaux que nous considérons ici ayant été menés en France, ils se situent tous dans le contexte scolaire à différents niveaux, ou dans le contexte de la formation des enseignants.
1.1 Nécessité des connaissances didactiques sur les apprentissages numériques
Adopter une perspective didactique sur le boulier amène en premier lieu à tenir compte des savoirs en jeu (caractéristique essentielle de tout travail de recherche en didactique). Cette analyse du savoir peut avoir plusieurs sources. Elle peut s’appuyer sur l’analyse historique : ainsi l’article de Dominique Tournès dans ce numéro (lien à venir) éclaire le lien entre le boulier et le développement progressif de l’écriture des nombres. Il convient aussi de compléter l’éclairage historique, en faisant appel à des connaissances acquises dans des travaux didactiques à propos d’apprentissages numériques qui peuvent aller de la construction du nombre (dès la maternelle) aux opérations sur les nombres décimaux (au collège).
Ces connaissances fondent l’ensemble des travaux présentés dans cet article et dans les autres articles à orientation didactique de ce numéro spécial. En premier lieu, elles permettent d’analyser les potentialités du boulier (ou des bouliers) pour l’enseignement, et donc de répondre à des questions du type :
« Quelles sont les potentialités du boulier pour l’enseignement de tel contenu mathématique à tel niveau scolaire ? Quelles sont les difficultés des élèves avec les apprentissages numériques, pour lesquelles le boulier pourrait constituer une aide ? »
Par exemple, en ce qui concerne la construction du nombre, il est essentiel de distinguer le boulier japonais, qui ne comporte que 4 unaires et 1 quinaire par tige et ne permet donc qu’une seule inscription pour un nombre donné, du boulier chinois, sur lequel la présence de 5 unaires et 2 quinaires par tige permet plusieurs inscriptions (Figure 1).

Figure 1. Inscriptions de 15. Le boulier japonais (gauche) permet uniquement l’inscription économique (minimum de boules) ; le boulier chinois (centre et droite) permet aussi d’autres inscriptions.
L’emploi du boulier chinois permet de mettre en évidence l’existence de plusieurs décompositions possibles d’un même nombre, et de proposer aux élèves des exercices de lecture de nombres qui obligent réellement à se poser la question de la valeur représentée par chaque boule, en tenant compte de la tige sur laquelle elle est placée. Sur le boulier chinois, l’existence de ces différentes écritures nécessite l’introduction de la notion d’ inscription économique. Les connaissances didactiques sur les apprentissages numériques permettent de construire des séances et séquences avec le boulier visant certains objectifs d’apprentissage ; elles renseignent aussi sur les difficultés que les élèves sont susceptibles de rencontrer avec le boulier. Elles guident donc la conception de ressources à destination des professeurs, et fournissent des outils nécessaires pour analyser des ressources d’enseignement.
1.2 Emploi d’objets techniques dans l’apprentissage des mathématiques
La didactique des mathématiques a établi des résultats particulièrement utiles sur le recours à des objets de diverses natures dans l’enseignement des mathématiques. Tout d’abord, en ce qui concerne des objets techniques, matériels ou virtuels. Il est bien connu que de nombreux objets peuvent intervenir dans l’enseignement des mathématiques, et qu’ils vont influencer les apprentissages réalisés. Pour le boulier, les caractéristiques soulignées ci-dessus (Figure 1) vont avoir une influence sur les apprentissages : reste à déterminer précisément quelle forme prendra cette influence, en fonction des choix d’enseignement faits par le professeur, du contexte général, des connaissances numériques des élèves avant le travail avec le boulier, etc.
Les objets de type informatique ont donné lieu à de nombreux travaux de didactique qui ont analysé les spécificités de leur impact sur les apprentissages réalisés par les élèves. La calculatrice, ainsi que les logiciels de géométrie dynamique, ont été particulièrement étudiés et ont donné lieu à des progrès théoriques et méthodologiques en didactique des mathématiques. D’autres travaux ont aussi considéré les logiciels proposant des exercices en ligne, notamment des exercices utilisant le boulier (Poisard, Gueudet & Bueno-Ravel 2009). Ces logiciels ont la particularité de proposer aux élèves non seulement des exercices mais aussi une évaluation de leur réponse – et donc de jouer une partie du rôle dévolu habituellement au professeur. Les recherches ont montré qu’il convenait d’être particulièrement attentif à la manière de les utiliser : en effet, les élèves peuvent détourner les réponses fournies par l’ordinateur pour mobiliser par exemple des procédures d’essai-erreur (Figure 2).

Figure 2. Un exercice Sésamath sur le boulier (affichage d’un nombre). L’élève a fait une erreur et est invité à refaire un essai. Va-t-il analyser son erreur (deux quinaires au lieu de deux unaires sur la tige des centaines) ou faire un autre essai au hasard ?
Ce phénomène de détournement est classiquement identifié dans les recherches en didactique sur les usages de logiciels. Les concepts didactiques permettant ces études relèvent de ce qu’on nomme l’approche instrumentale en didactique des mathématiques (Guin & Trouche 2002) : ils permettent d’étudier l’instrument construit par un élève, qui associe un objet de départ (nommé artéfact) et des connaissances, qui peuvent être différentes d’un élève à l’autre. En observant la mise en œuvre d’une situation d’enseignement avec le boulier, on peut ainsi répondre à des questions du type :
« Quels sont les apprentissages réalisés par les élèves dans cette situation d’enseignement ? Quelles procédures les élèves peuvent-ils mettre en œuvre avec le boulier, pour une tâche donnée ? Est-ce que l’activité mathématique des élèves avec le boulier a coïncidé avec les attentes du professeur, et sinon de quelle manière elle s’en est écartée, avec quelles conséquences ? »
Le rôle du professeur, les choix de mise en œuvre qu’il/elle effectue pour un enseignement utilisant le boulier matériel ou virtuel sont essentiels. Le boulier peut aussi devenir un instrument pour le professeur, non pas pour faire lui/elle-même des calculs, mais pour faire son métier : enseigner des mathématiques aux élèves. Ce point de vue est associé à d’autres questions, comme par exemple :
« Quelle mise en œuvre choisir si on dispose de xx bouliers matériels, de yy ordinateurs, pour faire découvrir aux élèves tel concept mathématique ? »
1.3 Approche didactique des ressources pour les professeurs et pour la formation
L’approche didactique permet donc dans un premier temps d’évaluer les potentialités du boulier pour un enseignement donné, et de construire une séquence qui, a priori, doit permettre d’atteindre certains objectifs d’apprentissage. Elle permet ensuite d’analyser la mise en œuvre de cette séquence, d’évaluer si les objectifs ont été atteints, et si des difficultés se sont présentées – ce qui peut évidemment mener à revoir la conception initiale de l’enseignement. Finalement, en supposant de manière optimiste qu’un enseignant, un formateur, un groupe de recherche a conçu une séquence intégrant le boulier qu’il souhaite partager et diffuser, se pose la question de la manière de le faire. Quelles ressources élaborer pour transmettre celle-ci ? Nous avons abordé cette question en particulier dans (Bueno-Ravel & Gueudet 2015). Du côté d’un enseignant qui cherche des ressources concernant l’enseignement avec le boulier, il/elle fera probablement une recherche sur Internet. La requête « Enseigner le nombre au primaire avec le boulier » renvoie plus de 85000 réponses, sur un moteur de recherche usuel. Comment choisir ?
Ici l’approche didactique à laquelle il s’agit d’avoir recours est celle qui concerne les ressources pour les professeurs et la formation (Gueudet & Trouche 2008 ; Poisard, Bueno-Ravel & Gueudet 2011), et que l’on nomme approche documentaire . Le boulier peut être une ressource pour un professeur ; mais le professeur ne va pas utiliser le boulier seul, il/elle va aussi avoir recours à d’autres ressources : un manuel, un site Internet, une séquence transmise par un collègue ; il/elle va peut-être suivre une formation au cours de laquelle il sera question du boulier (Figure 3).

Figure 3. Le parcours de formation M@gistère « Le boulier chinois à l’école ».
À nouveau, dans cette approche des ressources, on trouve plusieurs dimensions d’analyse didactique possibles. L’analyse des ressources elles-mêmes, qui permet de définir des critères de qualité des ressources (Trgalovà, Jahn & Soury-Lavergne 2009) ; l’analyse des interactions entre les professeurs et les ressources. Les caractéristiques d’une ressource influencent l’activité du professeur et les choix de mise en œuvre qu’il/elle va faire. Elles peuvent même avoir une influence durable, en amenant de nouvelles pratiques en classe. Inversement, si on considère une ressource décrivant par exemple une séquence avec le boulier, un professeur ne va pas nécessairement suivre fidèlement toutes les recommandations des auteurs de la ressource, il/elle va adapter les propositions faites selon ses fonctionnements habituels. En didactique des mathématiques l’approche documentaire permet ce type d’études.
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