
Les graphes orientés étiquetés rendent plus accessible la construction des surréels par Conway.
Le livre On Numbers and Games, écrit en quelques jours par John Conway, a la réputation d’être peu accessible, car il traite d’un sujet abstrait : la construction des nombres et la notion de nombre surréel. Les graphes permettent de rendre plus visibles certaines notions abordées dans ce livre, comme
- les nombres
- le signe (positif ou négatif) d’un jeu
- l’addition
et les techniques mathématiques utilisées par Conway pour ses preuves. Par exemple pour comparer A et B, Conway étudie le signe de A+opposé(B) : si ce signe est positif, c’est que A est supérieur à B, s’il est négatif, c’est que A est inférieur à B, et s’il est nul, c’est que A=B.
Les activités décrites dans cet article seront testées dans 4 établissements scolaires lors de la semaine des mathématiques à La Réunion. Certaines productions des élèves seront alors ajoutées en complément à l’article.
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Jeu à un pion
Le jeu se joue sur un graphe orienté, dont les arêtes sont coloriées en bleu ou en rouge, comme ici :
Comme l’évoque le titre ci-dessus, il n’y a qu’un seul pion à partager entre les deux joueurs : chacun son tour bouge le pion. Mais :
- si c’est à Bleu de jouer, il ne peut déplacer le pion, que le long d’une flèche bleue (s’il y en a une : sinon Bleu a perdu le jeu)
- si c’est à Rouge de jouer, elle ne peut déplacer le pion que le long d’une flèche rouge (s’il y a une flèche rouge partant de la position actuelle du pion : sinon Rouge a perdu)
Avant de jouer, le pion est sur le sommet étiqueté « départ » (ci-dessus, un pion y est dessiné). Le pion a la forme d’un ballon, en effet le sommet d’arrivée, avec son double cercle, évoque un panier, et le gagnant est celui qui amène le pion dans ce panier, puisqu’ensuite le prochain joueur ne peut plus jouer (il n’y a ni flèche rouge, ni flèche bleue émanant du panier ou du but) et a donc perdu le jeu.
Avec l’exemple ci-dessus, si les bleus jouent en premier, ils marquent le but et gagnent donc ce jeu :
Alors que si les rouges jouent en premier, ce sont eux qui marquent le but, et gagnent le jeu :
Gagner signifie ici, avoir une stratégie gagnante. On peut avoir une stratégie gagnante et perdre quand même, par ignorance de cette stratégie. Voici un exemple où l’apprentissage du jeu n’est pas terminé puisque le joueur Bleu joue mal :
En effet, il aurait pu, en avançant le long de la flèche bleue courbe (en haut à gauche), marquer le but et gagner le jeu. Au lieu de cela, il avance le pion le long de l’autre flèche bleue ce qui permettra aux rouges de marquer le but juste après. En fait, il semble que le joueur n’ait pas bien vu cette flèche bleue courbée, d’ailleurs il s’est plaint de l’abondance de flèches près du but. Il faut préciser qu’il est en moyenne section et ne sait pas encore lire.
Noter que le gagnant peut gagner sans forcément marquer un but. Par exemple, s’il n’y a que des flèches bleues, les rouges perdent avant que le ballon ait pu faire son chemin vers le but, et les bleus gagnent par abandon.
La pratique du jeu à un seul pion est intéressante dès le cycle 1, et fait travailler la reconnaissance de lignes, qui peut s’avérer utile pour l’apprentissage de la lecture [1].
Pour le cycle 1, il faudrait donc établir une collection de graphes orientés à deux couleurs, abordables par les jeunes joueurs (et intéressants à jouer : éviter par exemple qu’il y ait une fléche allant directement du départ à l’arrivée) de manière que les élèves apprennent à attendre que l’autre joueur ait joué, avant de jouer soi-même. Cette collection de graphes orientés sera idéalement constituée par des apports d’élèves de grande section.
Voici le début de cette collection. On commence par des productions de collégien.ne.s.
Et maintenant, voici des cartes inventées par des élèves de grande section (de l’école Jean Albany du Grand Tampon) :
- une élève a eu du mal avec les flèches (et semble l’avoir assez mal vécu) :
On constate qu’il manque certaines pointes de flèches, mais aussi que celles qui sont dessinées ne sont pas toujours cohérentes.
Des élèves ayant du mal à se concentrer, on produit des graphes similaires :
- le nombre -1 (à l’avantage des rouges) :
- le jeu plus ou moins 2 (à l’avantage de celui qui joue en premier) :
Un élève a compris la consigne mettre des flèches entre les sommets au pied de la lettre :
Il ne faut pas s’étonner de l’aspect soigné des sommets du graphe : les mêmes élèves avaient durant l’heure précédente, suivi une activité sur le coloriage de graphes.
Comme l’activité s’appelle la carte des cartes, des élèves ont tenu à dessiner les bords des cartes. Par exemple ce jeu est la somme de deux jeux (le deuxième terme étant là pour compenser le premier) :
La forme canonique de ce jeu est :
- les bleus peuvent aller à la somme de -2 et de l’étoile (qui les fait perdre)
- les rouges peuvent aller à la somme de -3 et de l’étoile (qui les fait gagner).
La somme reste à l’avantage des rouges (puisqu’elle est négative) donc le jeu n’est pas équilibré. Il n’est pas certain que la créatrice de cette somme soit lectrice (on est en grande section !) mais il semble qu’elle ait manqué de temps...
Deux des élèves de la classe disent savoir bien écrire (leur prénom) mais pas lire. Cette dernière affirmation est étonnante si on voit leurs productions :
- en fait il y a deux départs possibles donc on peut considérer ce jeu comme une somme :
Chaque terme de la somme est l’étoile de Conway donc leur somme est nulle : l’élève a produit le jeu le plus équitable possible pour un jeu d’une seule carte.
Ce jeu a fait l’objet de retouches (parce que la version initiale n’était pas équitable) :
La créatrice de ce graphe s’est arrêtée à un jeu appelé par Conway 0 contre -2. Ce jeu est plutôt à l’avantage des rouges. On remarque le style assez personnel des pointes de flèches (en forme de harpon).
Les lectrices désirant créer leurs graphes de ce genre, et ne disposant pas de crayons bleu, noir et rouge ainsi que de la très nécessaire gomme, trouveront peut-être leur bonheur avec cet outil en ligne.
Un graphe où il n’y a que des flèches bleues correspond à un jeu positif, donc peu intéressant en temps que jeu à un pion. Mais il peut se rendre utile comme composante connexe d’un graphe sur lequel on joue à plusieurs pions (un pion par composante connexe). Par exemple, voici un jeu créé par des élèves de CM2 :
Comme il y a 3 composantes connexes, il y a 3 positions de départ des pions, et le jeu se joue avec 3 pions. Le gagnant n’est pas celui qui marque le plus de buts, mais celui qui marque le dernier but. En fait, plus précisément, le premier qui ne peut plus jouer, alors que c’est à son tour de jouer, est le perdant du jeu. Ci-dessus ce sont les rouges puisque les bleus marquent le dernier but et les rouges n’ont plus de possibilité de mouvement après cela. En fait si les bleus avaient joué en premier, c’est eux qui auraient perdu.
Un jeu à plusieurs pions obtenu en juxtaposant des jeux à un pion, s’appelle somme de ces jeux, et l’opération consistant à construire un jeu à plusieurs pions en juxtaposant des jeux à 1 (ou plusieurs) pions, s’appelle addition des jeux. Le jeu obtenu à partir du jeu B en échangeant les couleurs rouge et bleue, s’appelle opposé de B.
Dans le jeu ci-dessus, les CM2 ont aligné trois jeux à un joueur :
- un jeu où il n’y a qu’une flèche rouge et où les rouges ont donc un coup d’avance sur les bleus : ce jeu est le nombre -1 (il est négatif puisqu’à l’avantage des rouges),
- une autre copie de -1,
- un jeu à deux flèches bleues consécutives, et dans lequel les bleus ont deux coups d’avance sur les rouges : ce jeu à un pion est 2.
Et en jouant, ils constatent que la somme -1+(-1)+2 est nulle. C’est la preuve par le jeu, que 2-(1+1)=0, soit que 1+1=2.
Pour jouer à additionner des jeux, ce jeu de cartes a été conçu (en cliquant sur l’image, on peut télécharger un pdf des cartes) :
Si vous avez des élèves daltoniens ou ne disposez pas d’imprimante couleur, vous pouvez remplacer les bleus par des dodos et les rouges par des geckos dans le jeu « les dodos et les geckos » :
Cette fois-ci on fournit aux joueurs des pions en quantité suffisante, des cartes comme celles ci-dessus (chaque carte est un jeu à un pion) et une feuille blanche : la carte des cartes.
- Dans un premier temps, les joueurs se mettent d’accord pour poser des cartes sur la carte des cartes (choisir des termes à additionner) ;
- ensuite ils testent le jeu qu’ils ont ainsi créé pour évaluer sa qualité (c’est-à-dire sa proximité avec 0 : un jeu trop positif ou trop négatif est jugé mauvais parce que trop inéquitable) ;
- au besoin ils modifient la carte des cartes pour améliorer le jeu (par exemple si la somme est trop positive, soit on remplace un terme positif par un terme plus petit, soit on enlève un terme positif, soit on ajoute un terme négatif) ;
- ils testent à nouveau le jeu créé dans un processus à boucle de rétroaction, jusqu’à ce qu’ils aient un jeu de qualité.
En cycle 2, on peut très bien n’utiliser que des nombres entiers. Le seul jeu équitable est alors le nombre 0, qu’il est possible d’atteindre de plusieurs manières.
En CE2, on voit ici que 3+1=2+2 :
En CM2, on vérifie en jouant, que 0+0+(-1)+1+(-2)+2=0 :
Autrement dit, que 1+2=2+1 [3]
En CM2, on vérifie que (-3)+(-2)+(-1)+(-1)+1+1+2+3=0 :
En cycle 3
En cycle 2, on peut déjà découvrir beaucoup de choses en additionnant des nombres entiers (relatifs). En cycle 3 on peut commencer à ajouter des fractions, ce qui permet une analyse plus fine des intuitions en jeu. Par exemple, pour compenser le caractère trop négatif du nombre -1, des élèves de CM2, qui ne voulaient pas aller jusqu’à 0 (en ajoutant 1), on commencé par ajouter 1/2 et comme cela ne leur suffisait pas, ils ont ajouté 1/4 à cette somme. Le résultat est toujours négatif (-1+1/2+1/4=-1/4) donc à l’avantage des rouges, mais cet avantage est plus faible qu’avant et en plus les rouges ne trouvent peut-être pas facilement la stratégie gagnante dont ils disposent. Ainsi, si c’est à eux de jouer, ils n’ont pas intérêt à jouer dans le terme -1 car alors ils perdent :
En effet, avancer le pion qui est sur -1, revient à transformer -1 en 0, et de ce fait la somme -1+1/2+1/4 en 0+1/2+1/4 qui est positive et permet donc aux bleus de gagner. On peut considérer ce terme -1 qui est injouable par les bleus comme un atout que les rouges n’ont pas intérêt à jouer trop tôt dans la partie.
Même si les rouges commencent par jouer dans le terme 1/2, ils vont le transformer en 1, ce qui aura pour effet de transformer la somme en -1+1+1/4 qui, là encore, est positive et les bleus gagnent :
Ainsi, parmi les 3 premiers coups que peuvent jouer les rouges, le seul leur permettant de gagner est de jouer dans le terme 1/4, le transformant en 1/2 donc la somme en -1+1/2+1/2=0 qui fait perdre les bleus :
Ce jeu, inventé par des élèves de CM2, est donc intéressant quoique (faiblement) négatif : la stratégie gagnante dont disposent les rouges ne saute pas aux yeux, et c’est ce qui donne de l’intérêt à ce jeu.
Et après ?
Le jeu sans nombre en cycle 1, les nombres entiers en cycle 2, les fractions en cycle 3, que faire alors en cycle 4 voire après ? Un terme dans lequel le prochain joueur est le gagnant, n’est ni positif, ni négatif, ni nul, et n’est donc pas un nombre. En particulier, on trouve des infinitésimaux, qui sont intéressants à étudier per se mais aussi en tant que termes d’une somme :
Théorème (Conway) : lorsque l’un des termes d’une somme de jeux est un nombre, aucun des deux joueurs n’a intérêt à jouer d’emblée dans ce terme.
Ce théorème (number avoidance theorem) indique donc une stratégie gagnante : éviter de jouer dans un nombre. Plus généralement, jouer au mieux (gagner si on peut, sinon limiter l’avantage de l’adversaire) signifie souvent faire durer le plaisir.
Le jeu a été testé lors de la semaine des maths 2023 (thème : les maths à la carte !) voire avant, dans le premier degré en tout cas.