Ce qu’il ne faut pas faire
Rémi Brissiaud [22] stigmatise avec raison, le numérotage-comptage introduit en maternelle en 1987 et la file numérotée en CP ; il insiste sur la base cinq. Le nombre en maternelle est surtout présenté, involontairement, comme un nombre ordinal, alors que l’enfant s’est approprié depuis la prime enfance le nombre cardinal. Nous le montrons dans le prochain paragraphe.
On compte les jetons sur la table, on compte les présents : « Ah ! Je suis le numéro huit ! ». Brissiaud pense, même, que cette introduction en 1987, est responsable de l’effondrement des niveaux en calcul. De fait, lorsque vous demandez à un élève de CP de montrer huit doigts, souvent, l’enfant compte sur la main droite, un, deux, trois, quatre, cinq, en se servant de la main gauche, puis il change de main et continue avec la main gauche en s’aidant de son menton ...
Jean-Paul Fischer [23] oppose la mémoire déclarative (par cœur) peu fiable dans le temps, à la mémoire procédurale (construite) beaucoup plus efficace et pérenne. L’école devrait s’inspirer grandement de ces conclusions dans l’apprentissage des tables.
Les notions spontanées
Selon Vygotski [24], l’école doit s’appuyer sur ces concepts quotidiens ou spontanés qui formeront les « unités de base » dans les premiers apprentissages en se souvenant de la remarque de Tolstoï, qu’il reprend à son compte : « Le mot est presque toujours prêt lorsque le concept l’est ! »
Piaget lui a répondu [25], bien après sa disparition, en soutenant la même idée, alors que Vygotski pensait être en désaccord sur ce point avec son confrère : « ... l’école qui ignore tout le parti qu’elle pourrait tirer du développement spontané des élèves ».
Dehaene confirme [26], presque un siècle après « que le sens du nombre ... est en grande partie défini sur une base génétique ». Et si cette intuition numérique humaine, le nombre approximatif, l’espace numérique ou la droite numérique « qui ont des racines très profondes dans le cerveau [27] » n’étaient que des concepts dérivés de la notion d’égalité et de partage qui a émergé depuis au moins un million d’années autour du feu ? Et si tous ces concepts innés fossiles ne demandaient qu’à être réactivés dans une progression respectueuse de la chronologie des acquis du cerveau humain ? Dehaene parle de « recyclage d’anciens circuits cérébraux évolutifs au service de nouveaux mécanismes culturels [28] ».
Recherchons ces notions fossiles :
*** L’égalité ; les cinq axiomes d’Euclide, qu’il nomme les notions naturelles, définissent en fait l’égalité, le tout, la partie ;
*** Le partage, est non équitable, dans un premier temps ;
*** Les quantités jusqu’à trois (l’enfant, le père, la mère) ;
*** les tableaux (la répartition autour du foyer, autour de la table) ;
*** la base cinq (les doigts d’une main).
De nombreuses expériences, dont celles de Karen Wynn rapportées par Stanislas Dehaene [29], semblent démontrer que les bébés de quelques mois ont une capacité numérique précoce ; ils peuvent reconnaître les quantités jusqu’à trois : Le bébé a vu deux poupées derrière l’écran ; si une troisième est introduite et que le nombre est toujours de deux, le bébé est surpris. Si le nombre est de trois, le bébé est rasséréné. A partir de deux ou trois ans, le doute n’est plus possible, l’enfant peut partager des quantités de bonbons à son avantage, mais, après une remontrance ou un rapide apprentissage, il peut intégrer l’égalité, le partage équitable. Représenter les quantités avec les doigts d’une main, est naturel comme chez certains peuples racines d’Océanie ou d’Amazonie (Munduruku) qui ont des mots pour en nommer cinq, un, deux, trois, une poignée, une grosse poignée. Le système de numération romain s’appuie sur la même représentation en base cinq.
Le regroupement en classe d’objets, l’inventaire, la sériation, toutes ces notions se construisent aisément en tableaux dès les petites sections de maternelle. La construction des tableaux d’inventaire, de partage équitable, de troc, de proportionnalité, n’est pas loin. Est-ce surprenant pour des notions déduites quasi-immédiatement des notions spontanées ci-dessus, et qui apparaissent historiquement bien avant les premiers essais de numération, il y a moins de 10 000 ans, et les 4 opérations, depuis seulement 800 ans en Europe ? En quoi serait-il surprenant que les notions les plus anciennes soient les plus profondément ancrées dans le cerveau humain ? L’association pour la Prévention de l’Innumérisme préconise [30] de construire ces notions, à l’école, avant la numération. Les enseignants sont nombreux à constater que la proportionnalité est parfaitement comprise en GS, lors de la fabrication d’un gâteau aux yaourts, et plus du tout en CM2, devant le même exercice, cette fois sous forme d’un énoncé verbal (évaluations CM2 en 2013). Entre les deux classes, on a coupé le fil d’Ariane de la proportionnalité. Ainsi la nécessité de construire la numération au-delà des possibilités offertes par les mains apparaîtra très vite avec les tableaux de partage équitable, de troc ou de proportionnalité. C’est une justification, du même coup, du nombre chez l’écolier de CP.
Les chiffres romains, copie conforme des mains ?
Que disent les chiffres romains ? I, II , III barres ou doigts, jusque là tout va bien. Stanislas Dehaene explique [31] que dans toutes les écritures des civilisations du monde il y a un, deux trois, représentés toujours à peu près de la même façon et le reste des chiffres à partir de quatre où règne une grande diversité. Il explique cela par les limites de notre capacité de discrimination numérique. Autrement dit, nous ne pouvons nous représenter mentalement que les quantités jusqu’à trois, trois traits, trois étoiles, trois perles, etc. Les collections de points sur les dominos font exception. Les points ne sont pas disposés de façon aléatoire, ils sont rangés dans des figures géométriques, diagonale, carré ou rectangle.
L’écriture romaine originelle IIII, posait une difficulté de discrimination qui justifie l’évolution vers l’écriture plus récente IV (écart de un à cinq ou complément de un à cinq). Comment reconnaît-on immédiatement quatre doigts levés, alors ?

Ce que l’œil perçoit immédiatement c’est le doigt replié, donc le complément à cinq est quatre. Et pour cinq ?

Pas de doigt replié, donc le complément à cinq est nul, donc il s’agit du nombre cinq.
Ensuite la main complète vient à notre aide : Le V romain représente l’angle d’une main de 5 doigts entre pouce et index.

On ne peut avoir une image mentale des colonnes du Parthénon (huit, dans le sens de la largeur), ou des arches du pont du Gard , ci-dessous, ou des systèmes didactiques utilisant des jetons, dont le nombre est supérieur à quatre. On est obligé de compter :

Cependant la représentation ci-dessous est parfaitement claire, une main et trois doigts, soit VIII (3 modulo 5). L’image est parfaitement reproductible mentalement.

Ensuite les deux mains complètes viennent à notre aide :
Les pouces se croisent, d’où le X romain.

Le vieil outil dépoussiéré
Le boulier didactique [32] conçu par l’Association pour la Prévention de l’Innumérisme est dérivé du boulier chinois (Suanpan), XIIIème siècle, qui est lui-même, n’ayons pas de complexes, inspiré de l’abaque romain, après une adaptation au système décimal :

Conventionnellement, on peut réserver la colonne jaune à la représentation des unités pour laisser, à droite, trois colonnes aux décimaux.
Le boulier didactique et le boulier chinois, prennent la suite parfaite de la représentation des nombres [33] par les mains et les doigts, ce qui n’est pas le cas des autres bouliers, type soroban, le boulier japonais ; en effet, l’échange cinq doigts contre une main est reproduit par l’échange de cinq unaires contre une quinaire.
Le passage à la dizaine se fera aussi par un échange :
A l’image des américains, les jeunes se tapent dans les mains, en disant :
« Give me five ou donne m’en cinq » avec une main,
« Give me ten ou donne m’en dix » avec les deux mains.
De la même façon, l’écolier, lors du passage à la dizaine peut taper dans les mains d’un copain pour échanger dix contre une dizaine. A ce moment là ses doigts sont à nouveau disponibles pour de nouvelles représentations, avec le concours du copain, des unités d’un nombre au delà de dix.
Le boulier est l’outil qui prend l’exacte suite des doigts et des mains avec les mêmes règles de représentation et les mêmes techniques d’échange.
Les images de boulier qui suivent ont été crées à partir du boulier virtuel IREM/SESAMATH.

J’échange 5 doigts (unaires) contre une main (quinaire) :

Puis :

J’échange encore 5 doigts (unaires) contre une main (quinaire) :

J’échange deux mains (quinaires) contre une dizaine :

La Transition :
Chaque nombre, dans le système de numération positionnelle décimale se construit à partir du nombre précédent, par exemple, par rapprochement d’une perle, puis par un regroupement et un éventuel échange. C’est la première étape de la règle psycho-pédagogique.|
La Généralisation : Chaque nombre a une seule représentation, sachant que les éventuels échanges aboutissent à l’utilisation d’un minimum de perles activées. C’est la deuxième étape de la règle psycho-pédagogique. |
La Représentation : Chaque nombre peut se lire à partir des seules quantités de perles immédiatement discriminées, activées ou non. L’œil perçoit le nombre de perles activées jusqu’à trois. Si une perle est désactivée, le nombre est le complément à cinq, donc quatre. S’il n’y a pas de perle désactivée, le complément à cinq est donc le nombre lui-même. Le même raisonnement s’applique entre cinq et dix. Le complément à cinq, c’est le complément à dix. Ce traitement visuel des quantités de perles se fait automatiquement et installe une image, qui sera « l’unité de base » du calcul mental. Quelque soit le nombre, la représentation mentale donne une idée de la quantité. |
Dans les calculs, addition, soustraction, multiplication, division, les retenues apparaissent systématiquement et prennent la forme de l’échange de deux quinaires. Ce n’est pas le cas des bouliers du type soroban.
Les quatre opérations s’effectuent en utilisant les mêmes techniques opératoires que dans les opérations posées. Le boulier facilite la construction des tables d’addition et de multiplication [34] par chaque écolier, en permettant les démarches de Transition, de Généralisation et de Représentation de chaque résultat. Un livret du tuteur explicatif, complémentaire du livre « Méthode des Abaques [35] » aborde les applications du boulier à l’ensemble du programme de l’école primaire et est téléchargeable sur le site de l’association :
http://www.ecoavenir.fr/imagesclients/pdf/9228.pdf
www.editions-abacus.comNombres entiers, mais aussi décimaux !


Tableau récapitulatif de la construction du nombre
Notion ou concept | Abstraction | Symbole écrit | Autre symbole | Représentation habituelle | Représentation au boulier |
Cheval |
empirique |
|
|
Oui |
|
Rose |
empirique |
|
|
Oui |
|
Philosophie |
à construire |
$\varphi $ |
|
Non |
|
Zéro |
à construire |
0 |
|
Non |
Oui |
Un |
spontané |
1 |
I |
Oui |
Oui |
Deux |
spontané |
2 |
II |
Oui |
Oui |
Trois |
spontané |
3 |
III |
Oui |
Oui |
Quatre |
à construire |
4 |
IV |
Non |
Oui |
Cinq |
à construire |
5 |
V |
Non |
Oui |
Six |
à construire |
6 |
VI |
Non |
Oui |
Sept |
à construire |
7 |
VII |
Non |
Oui |
Huit |
à construire |
8 |
VIII |
Non |
Oui |
Neuf |
à construire |
9 |
IX |
Non |
Oui |
Dix |
à construire |
10 |
X |
Non |
Oui |
Dix-un (onze) |
à construire |
11 |
XI |
Non |
Oui |
Dix-deux (douze) |
à construire |
12 |
XII |
Non |
Oui |
Dix-trois (treize) |
à construire |
13 |
XIII |
Non |
Oui |
... |
à construire |
,,, |
,,, |
Non |
Oui |
Cinquante-neuf |
à construire |
59 |
LIX |
Non |
Oui |
,,, |
à construire |
,,, |
,,, |
Non |
Oui |
|
N.B. : Les nombres symbolisés par les chiffres romains et les chiffres arabo-indiens pourraient être représentés mentalement à partir de la représentation des doigts en base cinq ; c’est beaucoup plus compliqué qu’au boulier, surtout à partir de dix.
La numération de Condorcet
En 2050, les francophones seront 850 millions, soit 10 % de la population totale. Il ne sera plus supportable d’infliger à tous ces enfants les irrégularités de la langue pour construire les nombres. Nous avons, en effet, besoin de 20 mots au lieu de 10 dans la plupart des autres langues (sauf en anglais, 12 et en espagnol, 16). L’usage de la numération de Condorcet éviterait de faire perdre un an d’école, selon certains, par rapport aux locuteurs d’autres langues. Si la Seine-Saint-Denis avait porté le numéro nonante trois, les jeunes n’auraient pas été obligés d’inventer le neuf - trois pour rendre intelligible le quatre-vingt-treize. Indissociable du boulier, le système de Condorcet (en Annexe) s’apprend en deux minutes. Il réconcilie les enfants avec la logique mathématique. Certains adultes se remémorant leur CP utilisent le terme de ’fourberie’ en évoquant leur ressentiment à l’époque, lors de l’apprentissage de la numération. En attendant l’accord de l’Académie française, qui bloque ce dossier, les deux systèmes peuvent très bien cohabiter. Après la guerre, certaines régions de France, frontalières, avaient recommandé de débuter avec les enfants par le système de Condorcet avant de revenir au système officiel. Ce nouveau dossier devrait être présenté à la commission de terminologie.
Le boulier didactique virtuel, un vrai TICE
Est-on acteur ou spectateur devant un jeu ou une animation interactive sur un écran d’ordinateur ? Selon Thierry Chaminade [36] , et ses auteurs référents, la zone de Broca s’active lors de la taille d’outils comme lors du contrôle du langage. La généralisation des phénomènes impliquant les neurones miroirs, où l’observateur imite intérieurement les gestes de celui qu’il regarde, serait à l’origine de cette évolution et des apprentissages. Taille des silex, langage oral, langage écrit, langage numérique...
Lors des apprentissages à l’écran, sommes-nous dans la représentation ou dans l’action ? La réponse à cette question conditionne l’utilisation d’outils informatiques à l’école primaire. Nous conjecturons que nous sommes dans l’action grâce aux phénomènes miroirs. Le boulier en ligne interactif devient un outil pour une vraie activité pédagogique, avec le sens haptique en moins, malgré tout. Comme tous les autres sens, le sens du toucher est important dans les premiers apprentissages, selon le sens commun, ce qui est confirmé scientifiquement par Edouard Gentaz [37].

Boulier virtuel Sesamath : http://cii.sesamath.net/lille/exos_boulier/boulier.swf