Plutôt que de délaisser l’idée de rationalité, mieux vaut sans doute la refonder afin qu’elle ne puisse plus servir d’alibi à toutes sortes de dominations. Mais comment faire ?
C’est une passionnante Conversation scientifique d’Etienne Klein sur France Culture avec Giuseppe Longo, mathématicien, logicien et épistémologue, chercheur à l’École Normale Supérieure à Paris.
L’émergence de la démarche galiléenne, au XVIIe siècle, nous avait permis de nous considérer, Descartes aidant, comme des êtres d’antinature. Non pas au sens où nous serions opposés à la nature, où nous serions contre la nature, mais où nous participons d’une essence différente : nous serions métaphysiquement autres. Mine de rien, cette coupure-là a constitué un aiguillage discret, mais décisif, qui a orienté la suite de l’histoire. Le monde s’est comme dissocié : d’un côté, la nature, décor de nos existences, gorgée de ressources disponibles, et qui s’appréhende sous le seul angle physico-mathématique ; de l’autre, l’homme, renvoyé à lui-même, à la solitude de sa raison et de ses affects.
Or, nous avons fini par comprendre que cette séparation n’est pas aussi nette qu’on avait pu l’imaginer. D’une part, la nature réagit à nos actions sur elle, et se révèle poreuse, non infinie, fragile : climat, diminution des espaces de vie, effondrement de la biodiversité, pollution des sols, de l’eau et de l’air, déforestation, tous les indicateurs sont alarmants et toutes les projections inquiétantes. D’autre part, nous sommes désormais conscients que nous grignotons de plus en plus avidement le fruit terrestre qui nous porte, et nous ne savons guère comment enrayer cette mauvaise tendance. Alors, nous pressentons que cet avenir-même que nous sommes en train d’anticiper implicitement par nos actions pourrait se révéler radicalement autre, et au fond de nous-mêmes, nous le craignons.
D’aucuns font porter le chapeau de cette situation à la science, en faisant semblant de la confondre avec ce qu’elle rend possible : il faudrait en somme liquider l’esprit de la science au seul motif d’un mauvais usage du monde. Mais est-ce en renonçant aux avancées scientifiques que nous réparerons les dégâts commis ? Est-ce avec la physique d’Aristote que nous stabiliserons le climat ? Avec la biologie de Pline l’Ancien que nous préserverons la biodiversité ?
Plutôt que de délaisser l’idée de rationalité, mieux vaut sans doute la refonder afin qu’elle ne puisse plus servir d’alibi à toutes sortes de dominations. Mais comment faire ?