Cela devait arriver : un juge aussi corrompu, ne pouvait pas rester en fonction longtemps sans répondre de ses actes. Le 3 mai 1621, Francis Bacon était traduit devant le parlement britannique. Que lui reprochait-on ? D’abord sa vénalité il acceptait des pots-de-vin de ceux qui passaient en procès devant lui ; quitte à ne pas en tenir compte au moment du jugement, ce qui évidemment provoquait la colère des victimes, qui s’estimaient doublement flouées.
En plus de sa rapacité, ce qui avait le plus choqué était qu’il ait fait passer son ambition personnelle devant toute considération d’amitié, de fidélité, d’honneur, ou de reconnaissance. Par exemple avec le comte d’Essex : une étoile filante, qui après avoir eu la faveur d’Elizabeth I, avait offensé la reine, et fini sous la hache du bourreau. Du temps de sa gloire, Essex avait parmi ses protégés et même ses amis, Francis Bacon et son frère Anthony. Au moment de la chute de son patron, Francis avait tout fait pour se démarquer d’Essex afin de ne perdre aucune miette de crédit auprès de la reine. Il n’avait pas hésité à participer au procès comme témoin à charge, écrivant sur ordre de la reine, un pamphlet calomniant son ancien protecteur. Et ce n’était pas le seul exemple : Walter Raleigh, le duc de Buckingham, avaient aussi fait les frais des bassesses de Bacon. Pourtant, 130 ans après, voici ce que d’Alembert écrivait dans le Discours Préliminaire à l’Encyclopédie.
À la tête de ces illustres personnages, doit être placé l’immortel Chancelier d’Angleterre, François Bacon, dont les ouvrages si justement estimés, et plus estimés pourtant qu’ils ne sont connus, méritent encore plus notre lecture que nos éloges. À considérer les vues saines et étendues de ce grand homme, la multitude d’objets sur lesquels son esprit s’est porté, la hardiesse de son style qui réunit partout les plus sublimes images avec la précision la plus rigoureuse, on serait tenté de le regarder comme le plus grand, le plus universel, et le plus éloquent des philosophes.
Alors génie ou scélérat ? Selon Alexander Pope : « le plus sage, le plus intelligent et en même temps le plus vil dans l’espèce humaine ». Selon lui-même : « La plus grande [de mes erreurs] qui a entraîné les autres, c’est que, me sachant intérieurement plus apte à tenir un livre qu’un rôle, j’ai consacré ma vie à des causes publiques, pour lesquelles je n’étais pas fait par nature, et encore moins à cause de la préoccupation de mon esprit. »
Bacon a initié, avant Descartes, le grand mouvement de réforme rationaliste du dix-septième siècle ; mais quelle valeur accordait-il aux mathématiques dans sa nouvelle science ? Guère plus qu’un jeu de tennis intellectuel :
De même que le tennis est un jeu qui n’a aucun usage en lui-même, mais qui est très bénéfique pour la rapidité de vision et la souplesse du corps, de même dans les mathématiques, dont l’utilité est collatérale et accessoire, mais non moins louable que l’usage principal et intentionnel.