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L’échelle historique de difficulté

Bernard Ycart discute de l’intérêt de connaître l’histoire des notions mathématiques enseignées pour déterminer leur difficulté et leur ordre de priorité.

Article mis en ligne le 5 janvier 2021
dernière modification le 11 novembre 2022

par Bernard Ycart

L’histoire des mathématiques a-t-elle quelque chose à nous apprendre sur l’ordre qu’il convient de suivre dans l’apprentissage d’une notion ? Suivre chacune des routes qui ont été empruntées, parfois pendant des siècles, pour être ensuite abandonnées, est hors de question : pourquoi perdre son temps sur des techniques rendues caduques par d’autres plus puissantes ?

Pour autant, je crois sincèrement que connaître l’histoire des notions enseignées est indispensable, si l’on veut appréhender correctement la difficulté de ce qu’on enseigne. Les cerveaux n’ont pas eu le temps d’évoluer depuis le début des mathématiques ; ceux d’il y a cinq mille ans avaient à peu près les mêmes capacités que les nôtres. Si une technique est apparue depuis l’aube de la discipline dans toutes les civilisations, elle sera probablement beaucoup plus facile et naturelle pour nos élèves, qu’une notion née en Europe au dix-septième, qui a mis deux bons siècles à s’imposer.

L’histoire des mathématiques fournit donc à mon sens une échelle de difficulté dont on doit tenir compte dans une progression didactique. C’est l’idée que développe cet article, dont les références et les exemples sont tirés du site Histoires de Mathématiques.

La citation qui suit est extraite de l’introduction de L’arithmétique du grand-papa : histoire de deux petits marchands de pommes, par Jean Macé. Le texte date de 1862 ; le livre a connu plus de trente éditions, jusqu’au siècle suivant. Compte tenu du succès et de l’influence qu’ont eus ses ouvrages, s’il y a bien un auteur du dix-neuvième dont la vision pédagogique mérite toute notre attention, c’est Jean Macé. Sa position est plutôt radicale.

Cette longue éducation de l’humanité, dont le point de départ est si loin de nous, elle recommence en chaque petit enfant. L’enfant a cet avantage, il est vrai, que, servi par la tradition qui lui donne en bloc le trésor de découvertes péniblement amassé par les ancêtres dans toute la suite des âges, il franchit par enjambées gigantesques le chemin le long duquel ils se sont péniblement traînés. Mais il ne faut pas croire pour cela qu’on puisse le faire entrer en possession de son héritage sans suivre l’ordre dans lequel cet héritage s’est formé. Si rapide que soit sa course, il convient que l’enfant passe par la même route que l’humanité, et l’on doit respecter dans l’individu, si l’on veut faire besogne qui vaille, la loi qui a présidé à l’éducation de l’espèce.

Nous allons donner d’abord quelques exemples illustrant « l’ordre dans lequel l’héritage mathématique s’est formé ». Nous discuterons ensuite, à la lumière de ces exemples, la prescription de Jean Macé. Nous verrons dans un troisième temps ce qu’il convient de retenir de l’histoire pour planifier l’apprentissage des notions mathématiques.

Commençons par le premier des apprentissages : le nombre. Depuis les Grecs jusqu’au dix-septième siècle, la « science de la quantité » a étudié deux sortes d’objets, bien distincts. D’un côté les nombres entiers, que l’on peut empiler jusqu’à l’infini ; à l’opposé les grandeurs continues que l’on peut subdiviser indéfiniment. Écoutez Tartaglia, dans la traduction, datant de 1613, d’un manuel à succès publié en 1556. « Toute quantité selon Pythagore, ou elle est continue, ou discontinue : la continue est appelée magnitude ou grandeur, et la discontinue multitude ou nombre, desquelles deux les propriétés sont différentes. » En plus des quantités continues et discontinues, il y avait aussi les rapports de quantités. Certains rapports de quantités continues n’étaient pas des rapports d’entiers, d’où le scandale grec des irrationnelles. Il faut dire que les fractions ont accompagné l’apprentissage mathématique, de tout temps et sous toutes les civilisations. Tout résultat numérique s’écrivait comme un « nombre rompu », à savoir un entier suivi d’une fraction, dont il ne venait à l’idée de personne que le dénominateur doive être une puissance de dix. Chez les Égyptiens, les nombres étaient même décomposés en fractions de numérateur un. Quant à la manière de noter les entiers, la numération indienne ne s’est imposée que très lentement. Pendant de longs siècles, zéro n’était pas un nombre comme les autres. Au seizième siècle, Tartaglia le voyait toujours comme un artifice de notation, à l’instar d’al-Khwarizmi ou Fibonacci avant lui. « Nous parlerons d’autres figures plus aisées, lesquelles ont esté inventées des Arabes jusques au nombre de dix, desquelles neuf sont appelées significatives, et la dixième est dite d’aucuns cercle, d’autres cifre, d’aucuns zéro, et des autres nulle, pource qu’estant seule elle ne signifie rien. » Il a fallu environ deux siècles, de Stevin dans les années 1580 jusqu’à la Révolution française, pour en arriver à une conception unifiée des nombres et à notre écriture décimale.

Juste après la manipulation des nombres, une des premières compétences des apprentis mathématiciens pendant des siècles était la résolution d’équations. Elles pouvaient être arithmétiques ou géométriques, les résultats attendus étant le plus souvent entiers ou sinon rationnels, mais toujours strictement positifs. Comment les résolvait-on ? Le plus souvent par une méthode de simple ou double fausse position. Bien après qu’al-Khwarizmi ait classifié les équations du second degré et enseigné leur solution générale, inaugurant ainsi l’algèbre, la fausse position a continué à être un passage obligé de l’enseignement des équations, jusqu’au dix-septième siècle. Le pas décisif du calcul symbolique, franchi par Viète à la fin du seizième, n’a été véritablement accepté qu’un siècle plus tard. Les notations algébriques, en constante évolution tout au long du seizième siècle n’ont définitivement pris la forme que nous leur connaissons que dans les manuels du dix-huitième siècle. Encore retrouve-t-on souvent dans ces manuels, des réticences à l’acceptation de solutions négatives, ou pire, imaginaires. La théorie des équations telle que nous la pratiquons ne date guère que du dix-neuvième siècle, après la bataille autour du théorème fondamental de l’algèbre, après la non résolubilité des équations du cinquième degré.

Quid de ce qui est pour nous l’essence des mathématiques : la démonstration ? Contrairement à ce que certains ont voulu croire au vingtième siècle, elle n’est pas née chez les Grecs. Le découpage de figures géométriques a probablement constitué la base des premières démonstrations mathématiques : l’argument consistant à dire que des morceaux de plan réagencés conservent la même surface totale, a toujours été considéré comme irréfutable, dans toutes les civilisations qui ont développé des mathématiques. Par contre, la première trace que l’on ait du raisonnement par récurrence se trouve bien chez Platon. Mais ces raisonnements antiques, pour aussi rigoureux qu’ils aient été, ont-ils été universellement adoptés ? Ont-ils été formalisés comme nous souhaiterions que nos élèves les écrivent ? Jusqu’au dix-neuvième siècle inclus, l’écriture mathématique est restée essentiellement discursive. Les quantificateurs n’ont été inventés par les logiciens qu’à la fin du dix-neuvième et les notations que nous connaissons pour « quel que soit » et « il existe » sont encore plus tardives. Quant au raisonnement par récurrence, il est resté totalement ignoré jusqu’à sa redécouverte par Pascal, et il a fallu encore deux siècles après lui pour qu’il passe dans les manuels. Et que dire de l’implication ? Bien sûr, la causalité « A est vrai donc B aussi » a toujours été la base non seulement des mathématiques, mais de toute pensée scientifique. En revanche la véritable implication « si A alors B », équivalente à « non A ou B », n’a été comprise que lentement, par les logiciens mathématiciens de la fin du dix-neuvième.

Que déduire de ces quelques exemples ? Faudrait-il enseigner les fractions unitaires des Égyptiens et la double fausse position ? Devrions-nous renoncer au formalisme algébrique et aux enchaînements d’implications ? Allons-nous, comme pendant des siècles, rabâcher les Éléments d’Euclide en suivant à la lettre chaque démonstration sans toucher à l’ordre des propositions ? (Essayez donc d’en déchiffrer ne serait-ce que le début en vous demandant quelle tête feraient vos élèves !) Pour suivre Jean Macé, faut-il vraiment que « l’enfant passe par la même route que l’humanité » ? Non, bien sûr. L’idée qui dominait de son temps, est une vision biaisée héritée de la Renaissance européenne, remise au goût du jour au dix-neuvième, selon laquelle les mathématiques ont été en progrès croissant depuis qu’elles nous ont été léguées par les Grecs. Les mathématiques indiennes ? chinoises ? Pratiquement inconnues ! Les Arabes ? Tout au plus daignait-on leur accorder le mérite d’avoir traduit les manuscrits grecs. Jean Macé est prisonnier non seulement des préjugés européocentriques de son temps, mais aussi d’une vision déterministe de l’évolution. Des Grecs à nos jours, les mathématiques ne pouvaient qu’avoir progressé sous l’effet d’une « loi qui a présidé à l’éducation de l’espèce », tout comme l’homme était l’aboutissement glorieux de l’évolution des espèces animales (l’Origine des espèces de Darwin date de 1859, trois ans avant l’Arithmétique du grand-papa). La recherche historique récente nous a bien fait comprendre à quel point « l’ordre dans lequel l’héritage s’est formé » est contingent, lié aux sociétés dans lesquelles les notions ont été développées, dépendant des idéologies et des croyances religieuses. Non, nos mathématiques européennes ne sont pas l’apogée lumineux de la pensée humaine, pas plus que l’homme n’est le couronnement de l’évolution des espèces.

Faut-il pour autant renoncer complètement à ce que l’histoire des mathématiques guide, au moins en partie, nos progressions didactiques ? Je ne le crois pas, pour deux raisons. La première est cet héritage foisonnant d’exercices, posés au fil des siècles de la Mésopotamie à l’Égypte, de la Chine à la Perse en passant par l’Inde, en des termes étonnamment similaires. De cet héritage font partie les progressions géométriques, les habillages du théorème de Pythagore, les cent volailles, les restes chinois, et même les problèmes de robinets du certificat d’études. Nos collègues des siècles passés ont eu confiance en l’efficacité pédagogique de ces énoncés hérités de leurs ancêtres. Pourquoi les abandonner : seraient-ils devenus moins efficaces pour nos élèves ?

La seconde raison d’interroger l’histoire des notions que nous avons à enseigner, est « l’échelle historique de difficulté » qui donne le titre de cet article. Il ne s’agit pas de prétendre à un ordre total : affirmer qu’entre deux notions mathématiques la plus difficile est toujours la plus récente, serait absurde, ne serait-ce que pour les raisons de contingence évoquées plus haut. Mais si l’on admet que les capacités intellectuelles de nos élèves ne sont pas différentes en moyenne de celles des apprentis-scribes mésopotamiens, alors il me semble raisonnable d’en déduire que des notions considérées de tous temps et sous toutes les civilisations comme des bases de la formation mathématique, sont plus faciles à assimiler pour nos élèves que les notions qui les ont supplantées, après une lente évolution qui a dû vaincre de longues réticences. Soyons plus précis et plus « mathématique ». Soit X une notion connue et utilisée de tous temps, Y une notion enseignée à sa place depuis le vingtième siècle. Je crois indispensable de s’assurer que nos élèves ont compris X avant de leur présenter Y. Voici quelques exemples :

X = fraction ; Y = écriture décimale
X = recette, algorithme ; Y = raisonnement formel
X = longueur, surface ; Y= nombre réel
X = équation ; Y = calcul algébrique littéral
X = géométrie du cercle ; Y = trigonométrie
X = démonstration par découpage ; Y = enchaînement d’implications
X = induction ; Y = raisonnement par récurrence
X = dichotomie ; Y = suite géométrique
X = encadrement, approximation ; Y = limite
X = table numérique, courbe géométrique ; Y = fonction
X = différence tabulaire, tangente ; Y = dérivée
X = système linéaire, pivot ; Y = matrice, déterminant

Quelle est la différence entre X et Y ? Quelques dizaines de siècles, c’est entendu. Mais surtout, Y est une abstraction, longuement, chèrement et douloureusement acquise, de sa version concrète X. Pour un petit Mésopotamien comme pour nos élèves, cinq huitièmes consiste à prendre cinq parts d’une tarte coupée en huit ; 0,625 ne parle à personne. Pire : comment imaginer que s’il ignore ce qu’est 1/3, un enfant comprendra mieux 0,33333333… « jusqu’à l’infini » ! Si on veut enseigner à nos élèves le raisonnement rigoureux, commençons par leur faire découper des figures ou résoudre des équations concrètes, comme cela s’est toujours fait. L’abstraction et le symbolisme viendront ensuite. Les tentatives du siècle dernier pour imposer dans les classes un formalisme absurde et contre-intuitif, se sont soldées par des échecs pédagogiques cuisants. Alors laissons la conclusion à Jean Macé, dans son Arithmétique du grand-papa.

Faire débuter l’enfant par la règle abstraite, et lui poser ensuite les problèmes à résoudre, c’est aller au rebours de la marche de l’esprit humain, qui en est chez lui au point où il en était dans l’enfance de l’espèce. Aussi, qu’arrive-t-il ? C’est que son intelligence, ainsi brusquée, se refuse à l’abstraction qui se présente avant l’heure, et que sa mémoire seule entre en jeu pour se charger douloureusement de mots et de pratiques dont le sens lui échappe.


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